Alexandre Saintin, Le vertige nazi. Voyages des intellectuels français dans l’Allemagne nationale-socialiste. Passés / Composés, 2022.

Les historiens ont profondément investi la quasi-totalité des questions afférentes à la Seconde Guerre mondiale. Ils ont tout disséqué, décortiqué, seul le volet de la collaboration continue d’abriter encore quelques thèmes qui recèlent un peu de mystère. Les voyages de quelques intellectuels français en Allemagne, avant et pendant la guerre, venus y chercher une inspiration ou un modèle, en font partie. C’est ce que cet excellent ouvrage s’est chargé de faire : analyser les caractéristiques de ceux qui ont apporté leurs concours actif à l’Allemagne, au point d’en imiter le modèle pour redresser leur pays battu, vaincu et occupé par le puissant voisin d’outre-Rhin. Le pari a un aspect un peu fantasmagorique car comment s’inspirer de votre ennemi qui a eu raison de vous sur le champ de bataille, occupe votre territoire et sous soumet ? Et, ce qui plus est, ce sont les prétendues élites de la nation qui initièrent ce type de voyage. C’est donc la crise des élites parties chercher un modèle, celui-là même qui a prouvé son efficacité sur le terrain. Restait à gagner des idées et des échelles de valeur… L’élite pensante découvre que l’édifice social et politique qui s’est écroulé était vermoulu et qu’il faut changer de paradigme. Alors, pourquoi ne pas aller le chercher dans le pays des vainqueurs… C’est dans ce sens qu’il faut prendre le terme révolution que certains appelaient de leurs vœux.

Avant d’être une bataille militaire, le conflit prenait l’allure d’une supériorité intellectuelle et morale. Difficile, dans ce cas, de ne pas penser à Ernest Renan qui défendait le renouveau de son pays, la France, mais qui sera dévié de sa ligne idéologique par un comité réé dans la France occupée, France-Allemagne dont l’objectif était de gagner la bataille des idées. Montrer que la France avait tout intérêt à imiter l’Allemagne nazie afin de pouvoir opérer un redressement. Cela fait aussi penser à la révolution conservatrice de Carl Schmitt. Les intellectuels français qui rallièrent ce type de visite pensaient y trouver les ingrédients d’un renouveau national. On pourrait peut-être, en étudiant de près le modèle nazi, en tirer quelques enseignements pour soi-même. D’où l’idée de se rendre en Allemagne. Pourquoi se rendre en Allemagne ? On savait déjà tout du modèle nazi mais on souhaitait s’en rendre compte in situ et de visu…

Ces intellectuels-voyageurs étaient censés écrire de longs récits de voyages démontrant que l’exemple à suivre pour renaître, était de l’autre côté du Rhin. Il fallait convaincre le Français moyen de l’utilité de la collaboration. A ce sujet, il faut rappeler que l’église catholique n’a pas été neutre dans cette affaire ; elle était obnubilée par le danger bolchevique ce qui lui permettait de se ranger du côté de l’Allemagne nazie. Certains intellectuels catholiques, mais pas tous, partageaient cette vision du monde, jugeant une victoire nazie préférable à l’expansionnisme soviétiques, ennemi juré de la foi et faisant preuve d’un athéisme militant. Il faut relire les slogans de l’époque pour s’en convaincre ; le juif et le franc-maçon étaient partout. On leur prêtait des pouvoirs occultes et universels… Le complot judéo-maçonnique était dénoncé urbi et orbi.

Le nationalisme et les totalitarismes avaient le vent en poupe : le fascisme italien, le communisme russe et le pire de tous, le nazisme allemand. Les régimes anti démocratiques étaient rendus responsables de l’instabilité de l’entre-deux-guerres. Les régimes autoritaires avaient réussi à rétabli l’ordre qui avait été sérieusement perturbé par les séquelles de la Grande guerre. Les États démocratiques n’avaient pas été capables de prévenir la guerre. On était donc en présence d’une crise spirituelle de l’Europe. Les totalitarismes ne s’embarrassaient pas des règles démocratiques que leurs adversaires voulaient respecter à la lettre… La démocratie paraissait vieillie et épuisée. Elle devenait une sorte de peau de chagrin.

Mais l’idée du voyage pour devenir un exote ou simplement un intellectuel curieux faisant partie des valeurs culturelles germaniques depuis, au moins, le dix-unième siècle. L’exemple de Goethe est le meilleur : il avait d’abord succombé, comme tout bon Allemand qui se respecte, au voyage en Italie, terre de la Renaissance des sciences et des arts (Die Reise nach Italien) et ensuite à deux beaux romans dits de formation (Bildungsraomane) : les Lehrjahre (les années d’apprentissage) et les années de formation (Wanderjahre). La notion de voyage comme source de formation, donc d’épanouissement. Mais Goethe n’tait pas le seul à s’engouffrer dans cette voie. On peut aussi citer le roman d’éducation Heinrich von Ofterdingen de Novalis….

L’auteur de cette passionnante enquête nous donne des informations fort intéressantes sur l’âge des voyageurs se rendant en Allemagne et sur ce qu’ils attendaient de ce déplacement outre-Rhin. Si je peux le suivre sur ce terrain, les plus âgés étaient animés d’un esprit de revanche, examiner de près ce qui avait permis à ce pays voisin de triompher et d’être en avance sur presque tous les plans. Pour les plus jeunes, généralement dotés d’une haute éducation et d’une grande culture, c’était l’Allemagne spirituelle et intellectuelle qui les fascinait. Cela me rappelle que Victor Cousin avait , après sa rencontre avec Hegel, introduit l’étude de la science historique en tant que matière académique sur les bords de Seine, la notion même de philosophie de l’Histoire. Enfin, il ne faut pas oublier que cet intérêt pour la culture allemande avait largement précédé la survenue de la Seconde Guerre mondiale.

Le chapitre suivant, intitulé «voyage en Hitlérie» ne laisse pas d’être très intéressant. Il fallait s’entendre sur ce que le régime voulait montrer à des regards étrangers, y compris les plus amicaux… Certes, on ne pouvait pas visiter les premiers camps de travail ou d’internement des adversaires politiques ni les usines d’armement, etc… Disposant d’un chef de la propagande à la foi très compétent et très puissant comme Josef Goebbels, l’Allemagne savait prendre soin de ses visiteurs de marque, surtout s’il s’agissait de faiseurs d’opinion. C’était le but de tout le voyage : gâter les visiteurs et modifier leur image de l’Allemagne nazie, dans le sens le plus positif possible. Les nazis savaient qu’il y avait là un important déficit qu’il fallait rattraper. Mais le meilleur allié de l’Allemagne était aussi cette sorte de fascination qu’elle exerçait sur son voisin. Certes, il y avait l’effet inverse comme la fameuse phrase de Voltaire (bête comme un professeur allemand…) mais il y avait la phrase de Renan parlant d’une culture française «fécondée» par un esprit allemand !

Ces mêmes voyageurs pouvaient émaner de groupes sociaux qui n’étaient pas nécessairement favorables à la nouvelle Allemagne qui prétendait s’être séparée de son militarisme prussien et de ses visées expansionnistes. Il y avait des opposants, certes en petit nombre comme le parti communiste allemand (KPD) et en plus grand nombre, les adhérents du Zentrum, la droite catholique. Ne pas oublier l’église confessante dont les membres refusèrent de prêter allégeance et fidélité au nouveau chancelier, Adolf Hitler.
L’auteur de cette étude cite deux germanistes français et catholiques qui avaient gardé toute leur lucidité sur la question : Jacques Maritain et Maurice de Gandillac. A cet égard, l’auteur cite une belle définition de l’intellectuel catholique donnée par François Mauriac selon lequel ce type d’ observateurs ne perdent jamais leur lucidité. Cela leur permet de voir plus clair que les autres et de ne pas tomber dans le piège de l’esprit partisan. En tout état de cause et malgré le militantisme de certains essarts courageux et prêts à mourir en martyr, il était très difficile de rencontrer des opposants au régime dans cette Allemagne là. Et cette raréfaction ne laissait plus planer le moindre doute sur la nature réelle du régime…

Dans ces années troublées de l’entre-deux-guerres, un certain antisémitisme sévissait en France et affectait parfois de grands intellectuels qui étalaient au grand jour leur haine des juifs. Quelques uns parmi ces intellectuels participèrent à des visites en Allemagne. Ils se rendirent vite compte que les nazis ne leur disaient pas tout et que la propagande officielle justifiât l’internement des juifs par leur entrisme politique et leur main mise sur les secteurs économiques et financiers. Certains se firent même l’écho de mesures antijuives comme la défense d’entrer dans des hôtels, des cafés et des restaurants. Ils en rendaient compte sans s’en offusquer.

L’auteur du présent ouvrage rapporte même que les partis de gauche avaient renoncé presque entièrement à défendre les réfugiés juifs, contraints de quitter leur pays en raison de leur éviction croissante de la vie sociale. Mais certains visiteurs réussirent à découvrir la réalité de ce qui allait devenir l’univers concentrationnaire. Ils découvrirent des hommes, victimes de mauvais traitements et de privations, confinés dans des baraquements, empêchés de communiquer avec les autres détenus, entourés de barbelés électrifiés, et qui, dans certains cas, leur exposèrent leurs revendications humanitaires.

Il y aurait encore tant de choses à dire, tant ce bel ouvrage est riche. Il suffit de mentionner que ces nostalgiques du IIIe Reich ont eu à rendre compte de leurs actes, à la Libération. Notamment ceux qui se rendirent en Allemagne en 1941 et en 1942, alors que la guerre faisait rage et que le national-socialisme ne pouvait plus avancer masqué. Cette idéologie poursuivait l’anéantissement de toute culture française. Mais on se demande encore, après avoir déposé ce livre, comment des gens censés être des gens de culture, ont pu faire preuve d’un tel aveuglement. Même en 1945, certains journalistes amis de l’ennemi croyaient qu’ils seraient fournis en papier pour l’impression de leur revue !!!

C’est dire combien Mauriac avait raison de dire qu’une lucidité accrue séparait le journaliste catholique des autres…

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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andre

« Les régimes anti démocratiques étaient rendus responsables de l’instabilité de l’entre-deux-guerres. »

Un contresens qui a echappe a l’attention de l’auteur ? article tres interessant, comme toujours