Environ 1,1 million de personnes, majoritairement des juifs, ont été tuées au camp d’Auschwitz-Birkenau par le régime nazi. Photo : Getty Images / Christopher Furlong
Le long silence face au génocide juif
Six millions de juifs morts. Et pourtant, la Shoah sera longtemps considérée comme un massacre parmi d’autres au sortir d’une guerre qui a ravagé l’Europe. L’idée d’un devoir de mémoire mettra bien du temps à s’imposer.
Environ 1,1 million de personnes, majoritairement des juifs, ont été tuées au camp d’Auschwitz-Birkenau par le régime nazi.Photo : Getty Images / Christopher Furlong Ximena Sampson Publié à 10 h 11
Le 27 janvier marque le 75e anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes du génocide perpétré par le régime nazi.
Entre 1941 et 1945, environ 60 % des juifs d’Europe ont péri lors de ce génocide aussi appelé la Shoah, qui signifie « catastrophe » en hébreu.
Sébastien Ledoux, chercheur en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Sorbonne et auteur de l’ouvrage Le devoir de mémoire : une formule et son histoire, a répondu à nos questions sur la façon dont notre mémoire de l’événement a évolué au fil des ans.
Ximena Sampson. On entend souvent dire que l’expérience des rescapés de la Shoah n’a pas été pleinement reconnue dans les années de l’après-guerre. Pourquoi ce silence?
Sébastien Ledoux. Déjà, d’un point de vue numérique, les déportés juifs sont extrêmement peu nombreux à revenir sains et saufs des camps d’extermination. Par exemple, en France, c’est entre 2000 et 4000 rescapés juifs qui reviennent [sur environ 75 000 déportés], alors que les déportés « politiques », c’est à dire liés à la résistance, sont des dizaines de milliers.
Il y a aussi ceux qui reviennent du STO, le service du travail obligatoire [au moins 600 000 Français forcés d’aller travailler en Allemagne] et les prisonniers de guerre.
Ce qui veut dire qu’en 1945-1946, vous avez près de 2 millions de personnes qui reviennent en France.
L’expérience très particulière du génocide est donc difficilement audible à cause du nombre extrêmement faible de ceux qui peuvent en témoigner et qui sont très peu nombreux par rapport à d’autres qui reviennent d’Allemagne avec des statuts différents.
On estime que seuls 3 % des juifs de France déportés ont survécu à la déportation, alors que 59 % des autres déportés (résistants, prisonniers politiques, etc.) ont pu retourner en France après la Libération.
Il y a aussi le fait que, dans l’après-guerre, les politiques mémorielles des États mettent surtout l’accent sur la continuité de la nation à travers la résistance contre le nazisme.
On va donc évoquer surtout cette dimension-là de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, qui offre une légitimation d’un État en reconstruction.
Cela permet d’évoquer une interprétation positive de cette histoire, où l’on est du côté du vivant, de la continuité de l’État et de l’orgueil national.
C’est vrai pour les politiques mémorielles et c’est vrai aussi pour l’écriture de l’histoire.
Les historiens qui travaillent sur la Seconde Guerre mondiale dans les années 1950 et 1960, notamment en France et en Belgique, s’intéressent surtout aux mouvements de résistance à l’intérieur des pays occupés par l’Allemagne.
Dans l’après-guerre, l’espace public est dominé par les figures centrales de la résistance et le génocide est à la marge. Aujourd’hui, le rapport s’est inversé.
L’ensemble de la population ne se sentait par ailleurs pas forcément concernée par le sort des déportés. Les personnes devaient retrouver du travail et reconstruire les villes détruites, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans toute une partie de l’Europe. La première préoccupation de beaucoup de personnes, c’est celle-là.
XS. Quand a-t-on pris conscience de l’ampleur du génocide? Est-ce lors du procès d’Adolf Eichmann?
SL. Le procès d’Adolf Eichmann [en 1961] est souvent présenté comme un tournant dans la prise de conscience. (NDLR : Adolf Eichmann, un des principaux responsables de la déportation des juifs, a été enlevé par les services secrets israéliens en Argentine, où il s’était réfugié, et a été transféré en Israël pour être jugé. À l’issue du procès, il a été reconnu coupable de crimes contre le peuple juif et pendu.)
Mais je pense qu’on ferait une erreur en considérant que c’est un tournant pour les sociétés européennes ou américaines. Ça l’est surtout pour Israël et la société israélienne. Le procès est diffusé en direct à la radio et vous avez une large partie de la société israélienne qui écoute, jour après jour, les témoignages.
Cependant, quand on voit ce qui se passe dans les années d’après-guerre en France, c’est clair que la prise de conscience n’est toujours pas là.
Les milieux juifs et certains milieux intellectuels et militants sont tout à fait conscients de ce qui s’est produit, mais pas la majeure partie de la population française.
Cette attention qu’on va porter dans les années 1980-1990, avec la lutte contre l’antisémitisme, n’est pas forcément présente dans les esprits au lendemain de la guerre.
La singularité du génocide à l’encontre des juifs a mis très, très, très, très longtemps à connaître une prise de conscience. C’était vu comme un massacre parmi d’autres.
Pour le commun des mortels, à cette époque-là, c’est un crime parmi d’autres qui ont touché de très nombreux individus.
XS. Comment évolue la perception du génocide?
SL. Le fondement des politiques mémorielles est l’instauration de nouvelles commémorations. Par exemple, en France, en 1993, le président de la République, Jacques Chirac, a décrété une journée nationale en hommage aux victimes du racisme et de l’antisémitisme liée à la rafle du Vel d’Hiv’. (NDLR : Le 16 juillet 1942, la police française a arrêté plus de 13 000 hommes, femmes et enfants juifs et les a parqués dans le vélodrome d’hiver avant de les envoyer dans des camps nazis. Moins d’une centaine de personnes en sont revenues.)
Puis, deux ans plus tard, en 1995, le président reconnaît la responsabilité de l’État français dans la déportation et l’extermination des juifs.
Cela représente une vraie rupture parce que vous avez un représentant de l’État qui va reconnaître le crime antisémite du régime de Vichy. C’est la première fois que ça arrive.
Aujourd’hui, ça nous paraît normal, mais à cette époque, c’est une nouvelle orientation des politiques mémorielles, qui reconnaissent des crimes commis par l’État lui-même.
On va désormais avoir en Europe, mais aussi ailleurs, des politiques de mémoire qui rendent hommage aux victimes.
C’est-à-dire qu’on va prêter de plus en plus attention aux victimes de la barbarie, aux victimes de violence de masse, chose qu’on ne faisait pas forcément auparavant.
Donc, les politiques mémorielles vont, elles aussi, prêter attention aux victimes de l’histoire en général, mais, en particulier, pour la Seconde Guerre mondiale, aux victimes juives.
Les politiques mémorielles changent parce que les sociétés évoluent et sont de plus en plus sensibles aux questions des droits de l’homme et du sort des enfants, et aux violations des droits humains et aux violences perpétrées à l’encontre des individus.
XS. La principale commémoration de la Shoah a eu lieu cette année au mémorial de Yad Vashem, en Israël, plutôt qu’à Auschwitz, qu’est-ce que cela signifie?
SL. Il y a d’une part l’internationalisation de la mémoire de l’Holocauste, qui a débuté dans les années 2000. Il y a eu une réunion à Stockholm, en 2000, des chefs d’État et de gouvernement d’une quarantaine de pays pour instituer une politique de mémoire liée au génocide en disant : il faut absolument que chaque pays prenne une résolution pour instaurer une journée de commémoration.
C’est ce qui s’est passé en France, en Allemagne et dans la plupart des pays européens.
Au début, c’est dans le cadre de l’Union européenne. Puis, à partir de 2005, l’ONU a décidé d’en faire une journée internationale liée à la libération du camp d’Auschwitz en 1945. C’est maintenant devenu une réunion de dirigeants politiques de différents pays.
Il y a d’autre part une prétention d’Israël à être l’État qui porte sur la scène internationale la mémoire de toutes les victimes de l’Holocauste.
Ça date des années 1950 avec la création du mémorial de Yad Vashem [une institution israélienne qui vise à perpétuer le souvenir de la Shoah] et le titre de Juste parmi les nations, c’est-à-dire de récompenser à un niveau international les personnes qui ont sauvé des juifs.
La décision de souligner la libération du camp d’Auschwitz à Jérusalem n’a donc rien d’étonnant par rapport à une politique mémorielle qui vise à mettre la mémoire de la Shoah au centre du récit national et à en faire une composante de l’État.
Les propos de M. Ledoux ont été édités et condensés pour faciliter leur compréhension.