Chantal Akerman s’est donné la mort, lundi 5 octobre au soir. Autrice d’une œuvre incandescente, pionnière, nomade, travaillée en profondeur par des questionnements intimes et historiques, et des interrogations formelles fondatrices de la modernité cinématographique, la cinéaste belge avait 65 ans.

Le coup d’envoi de sa carrière, entamée à 17 ans avec le court-métrage Saute ma ville (1968), est un coup de feu : un brûlot burlesque et rageur tourné en 16 mm dans lequel elle se met en scène elle-même, semant méthodiquement le chaos dans sa cuisine pour finalement se faire exploser, la tête posée sur la gazinière allumée.

Filmographie éclectique

Fortement influencée à ses débuts par le travail de cinéastes expérimentaux américains, comme Michael Snow, Andy Warhol, Stan Brakhage, elle a cherché, tout au long de sa vie, à s’affranchir des normes narratives et des étiquettes. De sa filmographie éclectique où la frontière entre documentaire et fiction est toujours poreuse, comme celle avec la littérature, et l’art contemporain, où la comédie musicale et les expériences les plus intimistes coexistent avec les mêmes droits, des films immenses ont surgi à chaque décennie.

Parmi ceux-ci, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), chef-d’œuvre de la modernité et brûlot féministe, dans lequel elle met en scène le quotidien répétitif d’une ménagère qui se prostitue pour assurer sa subsistance et celle de son fils, a marqué des cinéastes aussi importants que Gus Van Sant, Tsai Ming-liang ou Avi Mograbi.

Sa trilogie documentaire – D’Est (1993), Sud (1998), De l’autre côté (2002) –, qui s’est déclinée sous forme d’installations un peu partout dans le monde, est un autre jalon majeur de son œuvre, ainsi que La Captive (2000), sublime adaptation de La Prisonnière, de Marcel Proust.

Son dernier film, No Home Movie (2015), dont la sortie est prévue prochainement en France, a été présenté en compétition au dernier Festival de Locarno en août.

le Monde

Après l’annonce de la disparition de la réalisatrice, témoignages de Claire Denis, Apichatpong Weerasethakul, Sylvie Testud, Antoine Compagnon, Marie Losier, Kathy Halbreich, Andrew Bujalski, Jonas Mekas, et Gus van Sant.

Gus van Sant, cinéaste :

«J’ai été marqué par nombre de ses films, ainsi que des installations incroyables qu’elle a faites pour des musées, mais par-dessus tout c’est la découverte de Jeanne Dielman qui m’a incommensurablement marqué quand j’étais étudiant en cinéma. Je le revois souvent depuis, chez moi, et je reste stupéfait des frontières qu’elle explose dans ce film, ce qu’elle y invente en termes de narration, de rapport au personnage. Quand j’ai fait des films comme Gerry, Elephant et Last Days, cela a constitué pour moi une influence plus qu’essentielle : il y avait pour moi Bela Tarr et Chantal Akerman.»

Jonas Mekas, cinéaste expérimental, créateur de la cinémathèque Anthology Film Archives de New York:

«J’ai rencontré Chantal Akerman à l’Anthology Film Archives, qui avait ouvert peu avant, en 1970. Elle devait avoir dans les 20 ans, et a passé plusieurs mois à New York à cette époque. Elle avait déjà réalisé un court métrage mais l’Anthology fut son université, son école de cinéma: elle assistait à toutes les séances, tous les jours. Nous sommes devenus amis. C’était alors quelqu’un de réservé, très gentil.

«Je ne sais pas si je dirais que nous l’avons influencée, mais je crois que le cinéma qu’elle a découvert à ce moment-là, le mien et celui de tous les autres [cinéastes expérimentaux américains, ndlr], l’a peut-être aidée à développer un intérêt qu’elle avait déjà pour la vie réelle et pour sa propre vie. Une variation de l’approche du journal filmé, qui l’a confortée dans ses propres idées – il est parfois rassurant de se rendre compte que d’autres font ce que vous avez en tête.

«J’aimais beaucoup son travail, c’était vraiment très fort, et même avant qu’elle ne se tourne vers un cinéma plus personnel. Je me souviens qu’à la sortie de Jeanne Dielman, j’écrivais pour le Village Voice, j’avais fait une critique très positive de son film car je trouvais qu’elle commençait bien, c’était un film important.

«Elle avait une combativité, une manière très directe de faire les choses, n’avait aucun doute, et contrôlait parfaitement les idées, les matériaux qu’elle entendait utiliser, mais toujours de manière personnelle, très personnelle. Tout son travail est devenu de plus en plus personnel, avec les années, pour s’achever avec le film sur sa mère. On ne sait pas où elle serait allée ensuite, ce qui est tellement triste. Tout son travail serait comme un immense film épique dont on pourrait relier ensemble toutes les parties.»

Claire Denis, cinéaste:

«Les premières rencontres avec Chantal, c’était au festival de Rotterdam dans les années 70 pour voir ses trois premiers films. Elle faisait des films qui comptaient beaucoup pour moi à l’époque. On se voyait, c’était bien : c’est là que j’ai ressenti le plus fort quelque chose pour elle, qui était très différente de moi. Elle avait sa vie, son parcours, c’était déjà une héroïne de cinéma à l’époque. Il était impossible de la prendre pour modèle car elle était unique, c’était tout sauf quelqu’un qu’on pouvait capter, saisir ou prendre.

«Je me souviens de Toute Une nuit (1982) avec Aurore Clément, c’est un film auquel je pense encore souvent et qui compte beaucoup pour moi. J’en vois encore tous les plans, comme la gare de Bruxelles à la fin. Le film incarne le moment où des cinéastes comme elle avaient une forme d’autonomie pour faire leurs films, ensuite c’est devenu plus difficile. C’était à la fois l’histoire de Chantal et un film sur une femme cinéaste, il y avait tout dans ce film pour moi.

«Je, tu, il, elle (1976) est un film unique, pour moi: il reste extrêmement fort parce qu’il est fait avec sa chair, sa peau, sa vie. Quand on dit que quelqu’un a tout mis dans un film, on peut dire qu’elle a effectivement toujours tout mis dans son cinéma, sans artifice.

«J’aimais m’engueuler avec elle quand on se retrouvait en sélection Un certain regard à Cannes, autour des films d’Avi Mograbi [cinéaste israélien, ndlr], elle défendait une certaine manière de parler d’Israël. Il y avait quelque chose de violent et de joyeux dans le fait de pouvoir se mettre autant en colère. Avec sa disparition, c’est comme si un morceau de moi qui m’avait été enlevé.»

Sylvie Testud a tourné avec Chantal Akerman dans La Captive, en 2000, et Demain on déménage, en 2004:

«Face à Chantal Akerman, j’ai compris qu’on peut être adulte et avoir encore envie d’apprendre, tout le temps, sans s’arrêter. Elle avait un aspect très juvénile, les yeux ouverts en permanence. Chantal ne me donnait jamais l’impression d’avoir 20 ans de plus que moi.

«Avec elle, j’ai découvert qu’on peut ne rien faire devant une caméra. Nous les acteurs nous nous mettons toujours la pression du regard des autres. Elle m’a appris qu’il suffit souvent d’être juste présente, que cela suffit déjà pas mal. Dans son travail, notamment dans son adaptation de Proust, il fallait que tout soit exact, travaillé. Mais c’est uniquement ainsi, quand les choses sont aussi précises, que l’accident est le plus beau.

«Elle poussait les choses jusqu’au bout, elle avait l’amour de l’imperfection. Elle avait été maniaco-dépressive, et il y avait des moments troubles et d’autres très solaires. Quand elle était sombre, c’était de la mélancolie plus qu’autre chose. Elle avait la curiosité d’une adolescente, toujours prête à s’emballer pour quelque chose et puis à tomber dans des moments de doute. Je pense que Chantal Akerman ne se définissait pas comme une personne achevée, finie. Les adultes se donnent des rôles: médecin, avocat, réalisateur. Même ce dernier, elle ne voulait pas l’endosser totalement. Elle était si solaire, si présente que quand Chantal quittait une pièce, elle créait un manque.»

Marie Losier, cinéaste:

«Sous sa peau d’ours en flamme, cigarette au bec, elle était une amie tendre et pure, fragile, une cinéaste entière et inspirante, qui se battait contre tout, curieuse de tout. C’est elle qui m’a convaincue de ne pas abandonner mon premier long-métrage, The Ballad of Genesis and Lady Jaye malgré les problèmes d’argent: «N’attends rien Marie, fais ton film petit à petit et ne change rien de ce que tu es.» Je l’ai fait.

«Et elle était là, toujours, enlevant systématiquement ces chaussures au bout de cinq minutes. Elle déambulait en chaussettes, allumant cigarette sur cigarette et quand je lui demandais «Ça va Chantal?»,elle répondait avec sa voix profonde: «Je suis à côté de mes pompes!»
Et elle riait! Elle était à la marge de tout et c’est ce qui la rendait si belle.»

Andrew Bujalski, cinéaste (Computer Chess), et ancien élève de Chantal Akerman à Harvard:

«Je suis choqué et j’ai le cœur brisé, je l’aimais beaucoup. A l’époque j’étais un gamin de 20 ans sorti d’une banlieue américaine avec, en tête, le fantasme glamour de ce qu’un artiste européen incarne.

«Quand je l’ai rencontrée, elle était tout cela à la fois mais aussi encore plus déterminée, drôle et généreuse que ce que j’avais imaginé. Son travail était extraordinaire et j’espère que vos lecteurs prendront le temps de le redécouvrir.»

Kathy Halbreich, directrice associée du MoMa de New York. Alors qu’elle était au Walker Art Center de Minneapolis, elle a commandé et coproduit, avec Catherine David du Jeu de Paume, sa première installation muséale : «D’Est, au bord de la fiction» (1995):

«La mort de Chantal est un choc. Mais ses films aussi, infusés d’une mélancolie existentielle qui me rentrait dans la chair. Je l’avais approchée, avec Michael Tarantino, un commissaire free-lance, en 1990, peu après la chute du mur de Berlin. Etant donné son talent virtuose pour effacer les distinctions entre le personnel et le politique, elle me semblait la personne idéale pour exprimer les changements qui découleraient de l’événement. Mais, évidemment, Chantal s’intéressa rapidement bien plus à ce qui ne changerait pas – l’immobilité de Monsieur Tout-le-monde, la souffrance des femmes, particulièrement à Moscou, les queues où l’on attendait des heures, la lumière sombre.

Elle capte la beauté complexe de ces gens et de leur paysage, dans des images statiques et en mouvement. Elle n’a pas inventé d’héroïsme factice, mais a plutôt trouvé ce que vivre voulait dire, ce qu’être humain voulait dire. « D’Est», l’installation exposée au musée en 1995 (le Walker Art Center, ndlr), est difficile à décrire, car elle s’attache au nœud très complexe de sentiments qui ont donné lieu à ses films. L’installation se déployait sur trois salles : dans la première, le film D’Est est projeté de manière continue, dans la seconde huit triptyques de moniteurs recomposent des images du film, et dans la dernière salle, un seul moniteur. Il n’y a pas d’images sur celui-ci, mais on entend Chantal réciter un passage biblique en hébreu, puis lire les notes de travail de son film. Je crois que faire des films – faire un panoramique, s’attarder, flotter, utiliser sa caméra comme on caresse – était sa religion. Et elle nous a fait croire à ce précepte du réalisateur hollywoodien Douglas Sirk – «motion is emotion» (le mouvement c’est l’émotion). C’est-à-dire au film lui-même.»

Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, qui l’avait invitée en 2013 à faire une conférence sur Proust suite à La Captive (2000)- inspiré de la Prisonnière. 

«J’avais voulu l’inviter après La Captive (2000) car c’est un des films sur l’oeuvre de Proust qui me paraît réussi et intéressant. Il prend du temps, il concentre, il ne raconte pas Proust mais il est proustien, dans l’évocation des émotions, dans la temporalité. D’une manière générale ses films avaient quelque chose de proustien dans leur façon de prendre le temps, dans leur économie. Il y a beaucoup de paroles mais aussi beaucoup de silence dans Proust, et Chantal Akerman prenait dans ses films le temps du silence. J’avais invité d’autres non-spécialistes, un juriste, un mathématicien. Je me souviens qu’elle avait choqué un certain nombre de personnes en parlant immédiatement d’antisémitisme, de la Shoah, de sa famille pendant la guerre».

Apichatpong Weerasethakul, cinéaste:

«C’est une perte très triste. C’était l’une des rares franc-tireuses qui continuait à nous provoquer, même dans le monde à la dérive du cinéma soit-disant expérimental. Elle avait toujours gardé ça frais et nouveau. Ce maître absolu va vraiment me manquer.»

A lire :  La flamme Akerman

Photos AP. Getty Images. AFP

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