GEORGES LEVITTE , traducteur et adaptateur des Bâtisseurs du temps d’Abraham Heschel , In memoriam

Par Maurice-Ruben HAYOUN

Au fil du temps, les rencontres avec Georges devenaient une tradition bien établie : lorsque j’entamai une carrière universitaire, nous nous revoyions une fois par mois dans le même restaurant. Je me souviens encore de mon menu : harengs pommes à l’huile en entrée, poisson pané en guise de plat de résistance et tarte ou fraises à la crème chantilly en dessert. Georges ne me laissait jamais payer.

De quoi parlions nous au cours de ces déjeuners réguliers ? Principalement de ce que je lisais, étudiais ou écrivais. Georges était avare de confidences sur lui-même : lors de notre toute première rencontre, il m’avait donné lecture d’un excellent article qu’il avait écrit pour l’Encyclopædia Universalis sur la sociologie du judaïsme contemporain.
Je le revois encore me le lisant tout en répondant à mes questions. Il m’avait aussi proposé de se joindre à lui pour des séminaires d’hébreu biblique à Venise où il donnait des cours. Devant préparer de multiples examens et ayant d’autres engagements, je ne pus jamais l’accompagner dans la cité des Doges. Georges avait aussi tenu à ce que je rassemble de la documentation sur la personne du patriarche Abraham, figure tutélaire et emblématique des trois monothéismes. Le livre ne fut jamais publié pour des raisons administratives liées à l’ancienne Commission Universitaire du FSJU.

Plus de vingt-cinq années après ces travaux préparatoires, effectuées à l’instigation de Georges, le sort a fait que ce livre sur Abraham paraît enfin aux éditions ellipses en 2009. Dans les toutes premières lignes de cet ouvrage il est rendu hommage à celui qui l’avait, le premier, suscité dans mon esprit.
Puisque je parle ici des institutions juives, il convient aussi de dire un mot du rôle primordial joué par Georges dans la préparation et la tenue du colloque des intellectuels juifs francophones. Grâce à lui, j’ai pu m’y rendre quelquefois et écouter des conférenciers de talent parler de divers sujets.
J’y fis aussi des rencontres, notamment avec des collègues germanistes plus âgés qui m’ouvrirent des horizons nouveaux et m’aidèrent à mettre de l’ordre dans mes idées. Notamment le regretté Stéphane Moses qui, dès la fin de la guerre des six jours décida de quitter la France pour enseigner la littérature comparée à l’Université Hébraïque de Jérusalem.

Il y eut au moins deux personnalités juives importantes auxquelles Georges était très lié et dont il me parlait abondamment au cours de ces repas : Elie Wiesel et Léon Ashkénazy (voir supra).
A l’école Maimonide où je poursuivais mes études secondaires, j’avais l’habitude d’emprunter des livres à la bibliothèque municipale. C’était en 1967/68 et Elie Wiesel commençait à intéresser même les jeunes lycéens dont je faisais partie. J’empruntais donc et dévorais durant des nuits entières, à l’internat, les ouvrages suivants : L’aube, La nuit, Le jour, Les portes de la forêt, La ville de la chance etc… Plus tard, sans que Georges n’y ait fait la moindre allusion, je découvris qu’il relisait les manuscrits de cet auteur, lequel faisait grand cas de son jugement.
Concernant Léon Ashkénazy, j’avoue que j’étais plus réservé car j’étais encore trop sous la coupe de Vajda qui, comme chacun sait, ne prisait guère «les prédicateurs modernes» et ne cachait pas son admiration pour les anciens… Je ne m’expliquais pas jadis cette affinité car elle me surprenait.
Je savais que Georges avait vu le jour dans une région d’Ukraine dont je ne parvenais pas à retenir le nom alors que Manitou était un bon juif d’Algérie, sûr de lui, heureux de vivre et animé d’une foi inébranlable… Georges, qui sortait peu le soir, me confia qu’il se passait toujours quelque chose lors des conférences de Manitou, que ce dernier produisait au moins une étincelle, une pensée innovante, une idée brûlante qui embrasait son auditoire … En bon vajdaien que j’étais alors, je demeurais sceptique et Georges avait la délicatesse de ne pas insister.

Autrement, il m’informait des livres qu’il avait dans sa bibliothèque privée. Je tiens, dans ce contexte, à m’acquitter d’une dette: C’est grâce à lui que j’ai pu m’intéresser sérieusement à mon philosophe allemand préféré, Hermann Ezéchiel Cohen (ob. 1918).
Georges m’offrit un jour, lors d’un déjeuner avenue de Villiers, les trois volumes des Jüdische Schriften dans l’édition originale, superbement reliée de Berlin (1924). J’en ai extrait un florilège que j’ai traduit de l’allemand avec une longue introduction sur la philosophie de Hermann Cohen (L’éthique du judaïsme, Cerf, 1994). Sans cette grande générosité, ce don précieux, aurais-je été en mesure de mener rondement mon affaire et de traduire à ma guise, selon mon rythme ? Je revois ce sourire de Georges, quand je le remis le volume en français… Il était si heureux d’avoir pu aider quelqu’un.

Abraham Heschel – 1/3 – Zakhor Online

Georges me fit aussi connaître un auteur germano-américain que je devais rencontrer par la suite au cours de mes études en philosophie médiévale, sous la direction de Georges Vajda. Il s’agit de Abraham Heschel (1907-1972), natif de Varsovie, auteur, entre autre, des Bâtisseurs du temps (Editions de Minuit, 1957), et de Dieu en quête de l’homme.


La philosophie du judaïsme Je ne me rendis compte d’un important détail qu’après coup: Georges avait puissamment participé à la diffusion de ces deux livres qui enchantèrent les jeunes gens de ma génération. A l’origine de leur introduction en France, il avait même traduit les Bâtisseurs du temps qui parut dans la collection «Aleph» qu’il dirigeait.

Georges avait su adapter le texte américain de Heschel qui fit ses études en Allemagne qu’il dut fuir pour se rendre d’abord en Angleterre et ensuite aux USA. Au cours de ses années d’études, il avait été séduit par l’approche de Léo Baeck, de Julius Gutmann et de quelques autres maîtres de la science du judaïsme.

Ce qui est amusant, c’est que Vajda réussit à me guérir de cette lubie juvénile qui avait nom Heschel… Plus tard, j’étudiais un remarquable article réellement scientifique de Heschel sur L’essence des choses d’après la philosophie de Salomon ibn Gabirol (Das Wesen der Dinge…) Je compris alors qu’à la suite de la Shoah, l’homme avait entièrement changé d’orientation…
Dans un essai bibliographique consacré à la philosophie médiévale juive, paru au milieu des années soixante-dix dans le Hebrew Union College Annual, peu après la disparition de Heschel, Vajda évoquait quelques contributions scientifiques de son collègue new yorkais mais condamnait entre les lignes son évolution vers la théologie… Pour expliquer le fait que Heschel n’avait pas poursuivi dans la voie scientifique de sa jeunesse, il écrivit : distrait par d’autres occupations, Heschel n’a pas pu…
Comme je le tenais au courant de l’évolution de mes recherches, j’informais Georges de mon intérêt croissant pour les grands textes de la mystique juive et de mes traductions des travaux de Scholem. A ce moment là, à part les traductions dues à ce grand pionnier que fut le révérend père Bernard Dupuy, nous étions pauvres en textes de Scholem.
Certes, Georges Vajda avait fait paraître Les origines de la kabbale (traduction de Jean Löwenson) dans son éphémère collection chez Aubier en 1966. Et Mary-Madeleine Davy avait traduit Les grands courants de la mystique juive. Je vouais alors à Gershom Scholem une admiration sans borne car il était, à mes yeux, la fusion vivante et réussie, l’incarnation de l’allemand et de l’hébreu, de la germanité et de la judéité, cette symbiose manquée dont Hermann Cohen s’était fait le thuriféraire mais que Scholem attaquait furieusement. En 1978, mon maître Georges Vajda avait bien voulu relire ma première traduction d’un article très érudit de Gershom Scholem sur La symbolique des couleurs dans la mystique juive que je parvins à faire paraître dans la revue Diogène, grâce à l’aide de Jean d’Ormesson. Georges avait eu la charité d’ apprécier mes éditions suivantes, notamment Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive (1983), La kabbale, les thèmes fondamentaux (1985), et De la création du monde à Varsovie (1990).
En fait, ces traductions, très proches de l’original allemand pour conserver la rigueur scientifique du texte, ont dû susciter en lui bien des réserves qu’il s’était gardé de mentionner en ma présence. Bien au contraire, Il m’encourageait à aller toujours plus loin à approfondir cet auteur pour tenter de le dépasser un jour.
Je me souviens encore de ce qu’il me disait et que je m’évertuais à ne pas vouloir comprendre tant l’objectif me semblait hors d’atteinte : tu as, me disait-il, la chance d’être jeune, d’avoir eu de grands maîtres, de vivre à une époque favorable aux études juives, pourquoi rester dans l’orbite, dans le sillage de grands maîtres ? Tu as une vocation, tu as fait ton profit de leurs écrits, à présent tu dois voler de tes propres ailes…

Georges avait aussi des idées très avancées sur le dialogue judéo-chrétien. Je me souviens de la semaine que j’ai passé en retraite à l’abbaye de Maredsous, en compagnie des Pères Passelcq et Maurice Boggaert.
Lorsque j’écrivis au Père Abbé il me répondit aussitôt que la recommandation de Georges Lévitte valait mieux que tout. J’avais dû m’isoler à un moment de grande fatigue, suite à un effort intellectuel prolongé. Et même dans ce cas précis, Georges avait volé à mon secours…

Avant de me séparer de mon ami, je voudrais évoquer un détail important dont le souvenir est resté gravé dans ma mémoire. Il s’agit d’un débat au cours duquel il m’expliqua l’importance qu’il y avait à rester juif. Ce débat avait pris naissance de manière incroyable. Habitant Neuilly, Georges y avait un homonyme qui recevait son courrier et inversement.
L’homme en question n’était pas juif et avait demandé à Georges comment il orthographiait son nom précisément. Il lui rappela que la branche juive, en quelque sorte, conservait l’accent aigu sur le premier e, tandis que lui qui n’était pas juif se passait de l’accent ; ce qui éviterait désormais au courrier de s’égarer. Je revois le visage grave de Georges qui me fixait sans me voir vraiment, les traits tirés, comme s’il était absolument seul.
A quoi cela tient, me dit-il, d’être juif et de le rester… Un accent sur une voyelle. Nous partîmes alors sur une longue discussion concernant l’essence du judaïsme. Et à cette occasion là, j’appris de Georges tant de choses et d’idées que je ne trouvais dans aucun livre.
Ce fut pratiquement la seule fois où Georges évoqua ses souvenirs de guerre ; par exemple, la lecture de la haggada de Pessah (encore elle !) dans une ferme du plateau du Chambon sur Lignon. Vajda, me dit Georges, avait, de sa voix monocorde, expédié la lecture du récit de la sortie d’Égypte en moins d’une heure, évitant soigneusement le moindre commentaire. Quelques années plus tard, André Chouraqui me confirma ce fait…

Mais Georges avait aussi une famille qu’il chérissait. Il m’avait dit un jour que son épouse était angliciste (j’appris récemment qu’elle était d’origine sud africaine) et qu’il avait un fils qui était diplomate. Il s’agit de Monsieur l’Ambassadeur Jean-David Lévitte, récemment élevé à la dignité d’Ambassadeur de France.
Au tout début, Georges me disait que Jean-David était en poste à l’ambassade de France à Pékin auprès de l’ambassadeur Etienne Mannach, si je ne trompe. C’était du temps du président Giscard d’Estaing et Georges me fit comprendre qu’il redoutait un virage vers le giscardisme de son fils tant aimé …
Par la suite, il me reparla de son fils lorsque celui-ci fut nommé ambassadeur auprès des institutions internationales (à l’ONU probablement) à Genève. Accompagné de son épouse, Georges rendit visite à son fils dans la capitale helvétique et en revint absolument satisfait et très fier.
Plus tard, j’eus moi-même à faire à Monsieur Jean-David Lévitte lorsqu’il devint responsable des affaires culturelles du ministère des affaires étrangères, rue Laperouse.
Depuis, il poursuit une brillante carrière diplomatique : sherpa du président Jacques Chirac, ambassadeur à l’ONU et ensuite à Washington où il déploya des trésors d’ingéniosité diplomatique pour améliorer les relations entre la France et les USA. Après son élection à la présidence de la République, M. Nicolas Sarkozy l’appela auprès de lui comme conseiller diplomatique. Un parcours dont son père ne peut qu’être fier…

Lorsqu’en 2002, trois ans après la disparition de mon ami, je fis paraître aux Presses Universitaires de France, la biographie intellectuelle intitulée, Gershom Scholem: un Juif allemand à Jérusalem, j’eus pour mon mentor disparu une pensée émue. Qu’aurait-il pensé de mon travail ? Aurait-il enfin admis que j’avais conquis mon indépendance, que le rapport de disciple à maître n’existait plus ? Je ne le saurai jamais. Mais ai-je été digne de son enseignement et ai-je bien su tirer profit de ses conseils ?
J’ai tenu à rendre un hommage mérité à un homme auquel je dois tant. Il nous est arrivé d’avoir des divergences d’opinions ; ce fut un authentique éducateur d’Israël. Comme Moïse qui, nous dit une ancienne interprétation, aurait pu garder pour lui ou pour sa famille la Tora. Que fit-il ? Il en fit don à toute la communauté d’Israël. Ce maître, libéré du pesant fardeau d’une tradition sclérosée, était éminemment conscient de la nécessité de la renouveler et de l’adapter afin qu’elle vive de génération en génération.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

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