SHOAH : Biens juifs spoliés, le difficile travail de restitution.

Dès 1938 en Allemagne, puis quelques années plus tard dans les pays occupés par l’ogre nazi, les juifs, déjà mis au ban de la société en vertu de lois ségrégationnistes et liberticides, ont été les victimes de ce qui restera dans l’histoire comme la plus grande entreprise de spoliation. Biens immobiliers, entreprises, objets d’arts, bijoux, mobilier, outils de travail, vêtements et jusqu’au moindre drap et ustensile de cuisine, tout leur fût dérobé. Recensés, inventoriés et ce jusqu’à la dernière petite cuillère, leurs biens ne leur appartenaient plus et ils ne pouvaient plus en disposer. Leurs entreprises et fonds de commerce tombent aux mains d’administrateurs provisoires nommés par les autorités nationales, par le commissariat aux questions juives en France, dans un processus dit d’aryanisation. Des affiches sont placardées dans les vitrines, sur les devantures, signifiant ainsi aux yeux de tous que l’entreprise, la boutique, l’échoppe d’artisan, autrefois juive ne l’était plus. Ces spoliations seront les prémices du sort funeste qui sera celui de ces hommes, femmes et enfants qui n’avaient commis aucun crime. Tout d’abord volés, dépossédés, ils sont destinés à être bientôt déportés, puis assassinés dans les chambres à gaz de Sobibor ou d’Auschwitz-Birkenau.

Beaucoup de juifs allemands, polonais, tchèques, russes, hollandais, hongrois et de bien d’autres pays d’Europe périront et pour eux l’épineux problème de la restitution de leurs biens, enjeu majeur de l’après-guerre et défi de taille pour les nations de notre continent ne se posera jamais. En revanche, en France, une grande partie de la population juive a survécu aux noires années de l’occupation, beaucoup d’hommes, de femmes, d’enfants ont été sauvés de l’extermination, cachés au fond de couvents, de fermes, protégés par des Justes. Ils vivent, et ce n’est que justice, leurs biens devront leur être restitués. Mais comment procéder ? Qui pour mener à bien cette tâche titanesque ? Car à la libération, beaucoup de juifs survivants n’ont pu même réintégrer leurs logements soit qu’ils étaient occupés, sinon totalement dévastés, rendus inhabitables. Alors comment faire pour récupérer les entreprises parfois vendues par les administrateurs chargés par Vichy de les administrer, pour retrouver le mobilier, les tableaux, les bijoux à eux volés ?

Un homme de grande valeur sera heureusement nommé par Yves Farge, Compagnon de la Libération et commissaire de la république en région lyonnaise, afin de mener à bien cette tâche difficile : Emile Terroine, professeur à l’Université de Strasbourg entré en résistance peu après l’invasion du sol national. C’est ainsi qu’à l’automne 1944, cet homme pragmatique, doté d’un sens de l’organisation et d’une pugnacité qui feront merveille dans l’accomplissement de sa mission, deviendra l’administrateur-séquestre du Commissariat Régional aux Questions Juives de Lyon. Les locaux fort exigus mis à sa disposition place Belcourt à Lyon, et le peu de collaborateurs dont il dispose pour l’assister, ne seront pas un frein pour Emile Terroine, qui va s’atteler à étudier les quelques 3 000 dossiers qui constituaient le fichier ayant servi à l’identification, au marquage, à la spoliation et puis à la déportation des juifs de la région lyonnaise. Ces dossiers, il va les éplucher un à un afin de déterminer quels sont ceux qui ont été spoliés, de quelle manière ils l’ont été. Des courriers envoyés à leurs dernières adresses connues les enjoindront de prendre contact avec ses services afin qu’ils puissent être rétablis dans leurs droits. Dans ses bureaux se presseront tour à tour, les spoliés mais également les spoliateurs qu’ils soient administrateurs provisoires des biens juifs nommés par Vichy ou acheteurs des biens aryanisés. Face à la résistance de ceux qui ont profités de la mise au ban des juifs et du dépouillement de leurs biens orchestré par le gouvernement de Pétain pour s’enrichir et leurs excuses fallacieuses pour le justifier : « j’ai administré les biens en bon père de famille », « j’ai agi en toute légalité et je ne comprends pas pourquoi je devrai rendre ces biens », Emile Terroine va user d’une méthode radicale qui s’avérera très efficace : il fait bloquer leurs comptes bancaires et postaux. Blocage qui ne sera levé qu’après qu’ils lui aient fourni un rapport très détaillé de leur gestion des biens dans le cadre de leurs fonctions d’administrateurs mais aussi et surtout d’un courrier signé des gens qu’ils ont spoliés leur donnant quitus de leur administration provisoire. Ce faisant, Emile Terroine réussit le tour de force d’obliger « ces bons français » ainsi qu’il l’écrit dans un courrier adressé à Yves Farge et « qui devraient savoir qu’il n’est permis à personne de s’enrichir au détriment d’autrui » à rendre des comptes ce que beaucoup se refusaient à faire. Rendre des comptes mais aussi et surtout restituer à leurs véritables propriétaires les fonds de commerce et entreprises dont ils avaient été dépouillés, car pour Emile Terroine, « l’acte qui consistaient pour eux à acheter des fonds de commerce dont les israélites étaient dépossédés ne saurait constituer un droit à conserver ».

La pugnacité dont fit preuve Emile Terroine lui permit de venir à bout non seulement de la résistance des spoliateurs mais aussi de celle de l’administration encore engluée dans un habitus hérité de la politique antisémite du régime de Vichy, les juifs rescapés étant parfois poursuivis pour possession de faux-papiers. Dans un rapport adressé à Yves Farge, Emile Terroine s’indigne de ces poursuites et fait part de son désaccord avec l’ordonnance du 14 novembre qui ne va pas assez loin dans le processus de restitution des biens spoliés. En effet, cette ordonnance ne permet la restitution immédiate que des biens non encore vendus, la restitution des biens déjà cédés ne pouvant être décidée que par une cour de justice avec le risque d’un résultat bien incertain, la confiscation des biens juifs ayant été un processus légal sous Vichy et aucune loi n’était encore venu l’annuler. Ses vœux seront entendus, son travail reconnu puisqu’en janvier 1945, Emile Terroine sera nommé responsable du Service des Restitutions à Paris ou tout reste encore à faire, tant le processus d’aryanisation des biens juifs a été d’une grande ampleur. Il aura aussi l’opportunité, en qualité de commissaire du gouvernement, de travailler à l’élaboration d’un texte de loi ayant pour but de combler les lacunes de l’ordonnance du 14 novembre 1944.. Son intégrité, ses grandes qualités morales seront déterminantes et à ceux qui disaient que peut-être, en cas d’absence de contestation des ventes réalisées, on pourrait classer les dossiers, Emile Terroine répondaient avec toute la forces de ses convictions que non, « on ne pouvait pas faire cela pour des raisons éthiques » et que « tout ce qui peut être rendu doit l’être ». C’est ainsi que le 21 avril 1945, une ordonnance est publiée qui stipule que toutes les ventes et les liquidations des biens spoliés sont annulées, que leurs propriétaires légitimes n’auront qu’à en faire la demande auprès d’un tribunal dont la décision s’appliquera immédiatement. En 1946, les tribunaux rendront plus de 10 000 jugements de restitution, permettant ainsi aux juifs survivants qui en auront fait la demande de retrouver un logement, une entreprise ou un fonds de commerce.

La mission d’Emile Terroine prend fin dans les années 50 mais le travail qu’il a accompli et dont on découvrira l’étendue en 1997 à l’occasion d’une mission d’études portant sur la spoliation des juifs de France, aura à ce jour permis la restitution des biens qui pouvaient l’être ou leur indemnisation quand ils ne le pouvaient pas, à hauteur de 90 % des biens spoliés. En effet, les dossiers minutieusement constitués par cet homme intègre s’il en était, permettent aujourd’hui la continuité du travail de restitution. C’est ainsi que depuis sa création en 1999, la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation a pu traiter 38 000 dossiers supplémentaires, que depuis la libération plus de 45 000 œuvres d’arts sur les 60 000 retrouvées par les missions alliées en Allemagne ont retrouvé leurs propriétaires légitimes. Pourtant à ce jour, de nombreuses œuvres d’arts restent encore à restituer et plus d’un millier d’entre elles qui n’ont pas été vendues attendent, sur le sol national, au détour d’une salle de musée, de retrouver les héritiers de celles et ceux qui ont été injustement dépossédés de ces trésors. Elles y sont exposées à Paris, à Orsay où un tableau de Klimt vient tout juste de retrouver sa propriétaire légitime mais également en province, et plus particulièrement à Evreux dont le musée abrite actuellement deux toiles retrouvées pour l’une en Allemagne, et pour l’autre en Autriche à la fin de la guerre.

Retrouvée en Allemagne et confiée au musée d’Evreux en 1955 par l’Etat Français, l’huile sur toile du XVII siècle représentant une famille dans un intérieur et attribuée au peintre Sybilla Gijsbert est visible au premier étage du musée tout comme la toile ci-dessous également en déshérence l’est au rez-de-chaussée de ce lieu de culture.

Vue d'un port, xviie siècle. Cette huile sur toile attribuée à Philipp Peter ROOS, dit ROSA DA TIVOLI (1655-1706) attend également son propriétaire légitime  au musée d'Evreux

Vue d’un port, xviie siècle. Cette huile sur toile attribuée à Philipp Peter ROOS, dit ROSA DA TIVOLI (1655-1706) attend également son propriétaire légitime au musée d’Evreux

Attribuée au peintre Philipp Peter ROOS, dit ROSA DA TIVOLI (1655-1706), cette huile sur toile a été retrouvée en Autriche en 1947 parmi les innombrables œuvres d’art spoliées aux juifs par l’occupant nazi. Elle sera restituée à la France en 1950, inventoriée sous le numéro 8663, récupération n° 858. Elle est confiée par les Musées Nationaux à la ville d’Evreux en 1960. Il y a 80 ans, ces œuvres ont été volées peut-être dans le but d’enrichir les collections d’Hitler ou de Goering, mais tout du moins pour constituer ce qui fut l’un des plus grands butins de guerre de l’histoire tant par sa valeur que sa diversité. Tout ce qui pouvait être volé aux juifs l’était, du tableau de Klimt à la bague de fiançailles, de la ménagère en argent reçue en cadeau de mariage à la poupée d’une petite fille terrorisée, parquée sur les gradins du Vélodrome d’Hiver. Aujourd’hui en 2022, tout comme pour Emile Terroine en 1945 « Tout ce qui peut être rendu doit l’être » et les œuvres exposées au musée d’Evreux ne font pas exception à cette règle morale, ce devoir de réparation. Tout comme la toile « Rosiers sous les arbres » de Gustav Klimt restituée le 23 mars de cette année aux ayants droit de Nora Stiasny par le ministère de la culture français, les deux tableaux exposés au Musée d’Art, Histoire et d’Archéologie d’Evreux le seront également dès que leurs propriétaires légitimes se seront manifestés ou auront été retrouvés.

Sophie RENAUD  www.encrage.media

 

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