La « Shoah par balles », le génocide à ciel ouvert en Europe orientale

Avec « La Shoah par balles », le prêtre catholique Patrick Desbois signe un livre majeur sur le génocide des juifs en Europe orientale.

Par Attila Jakab, historien au Mémorial de la Shoah de Budapest.

Le 24 novembre 2022 un événement unique et majeur a eu lieu au Mémorial de la Shoah de Budapest. En présence de l’auteur, le prêtre catholique Patrick Desbois, ancien directeur du Service national des évêques de France pour les relations avec judaïsme et consultant au Vatican, ainsi que le fondateur de l’organisation Yahad – In Unum, a été présenté la traduction hongroise de son livre : La Shoah par balles. La mort en pleine jour (Plon, Paris, 2019). Sa vie et son œuvre sont les témoins que les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables.

Dans son enfance le Père Desbois fut hanté par le nom d’une petite bourgade de nulle part, Rawa Ruska, situé dans la partie occidentale de l’Ukraine, pas très loin de la frontière polonaise. C’est là que Claudius Desbois, son grand-père bien aimé, fut interné par les nazis dans le camp disciplinaire n° 325 en tant que prisonnier de guerre français. Le grand-père était un « petit homme trapu, blagueur, son béret bleu foncé vissé sur la tête et une gitane sur l’oreille. Et toujours un tablier bleu avec de grandes poches. C’était le comique de la famille, du moins en apparence. Le joyeux drille, comme le clown triste d’Édith Piaf, faisait rire tout son entourage. Mais il se taisait dès que l’on évoquait son passé, celui de la guerre, dès que l’on prononçait deux mots interdits : Rawa Ruska. Enfant, aux repas de famille, j’insistais, ne comprenant pas les raisons de ses silences. Son épouse Marie-Louise quittait alors la table, les lunettes embuées. Je n’osais plus en parler. Et puis un jour, tôt le matin, dans notre camionnette brinquebalante qui quittait Chalon pour aller acheter des poulets de Bresse dans les fermes, je lui demandai une fois de plus : ‹ Qu’as-tu fait à Rawa Ruska ? Pourquoi ne parles-tu pas ?› Ce jour-là, nous étions seuls. Il me lâcha avec gravité ces quelques mots : ‹ Patrick, nous étions enfermés dans un camp, rien à boire, on mangeait de l’herbe, des pissenlits, mais en dehors du camp, pour les autres, c’était pire. › Et puis on a roulé, longtemps, sans plus parler. Ses paroles se sont gravées en moi comme le schéma topographique d’une mémoire impossible, l’équation, la topologie d’une énigme, qui devint la mienne : ‹ Dehors, pour les autres, c’était pire. › Mais qui pouvaient bien avoir été ‹ les autres › ? Et à Rawa Ruska, c’était où, ‹ dehors › ? »

Rawa Ruska fut le point de départ d’un cheminement spirituel, moral, intellectuel et scientifique, dont les étapes majeures furent la création de l’organisation Yahad (ensemble en hébreu) – In Unum (en un en latin), puis la rédaction du livre maintenant traduit en hongrois et publié par les soins du Mémorial de la Shoah de Budapest.

Depuis 6 ans le Mémorial et Yahad organisent conjointement une session de formation internationale pour enseignants sur le sujet de la Shoah par balles. Dès sa parution, la traduction en hongrois du livre du Père Desbois s’est présentée comme une nécessité allant de soi.

Denis Peschanski, ancien directeur scientifique adjoint au CNRS, a raison d’écrire dans la « Préface » que l’ouvrage du Père Desbois « est un livre majeur », dont le lecteur – et à plus forte raison son traducteur ‒ ne sortira pas indemne. Pourquoi ? Parce-que son auteur « a décidé d’établir ici non seulement la réalité de l’extermination de proximité, de ce qu’on appelle la Shoah par balles, mais aussi d’interroger l’humanité. Il le fait depuis sa propre expérience de la vie. Et ce qui rend plus passionnant encore son récit c’est qu’il nous montre la face cachée de la recherche, une recherche où le ‹ je› est important donc, mais où le ‹nous› ne l’est pas moins car il convoque toute l’équipe de son association Yahad – In Unum dans ce récit. L’écriture se veut aussi réflexive. À chaque étape il parle de sa propre posture et s’interroge sur sa démarche et sur ses propres sentiments. Il n’y a là rien d’ennuyeux. Cela ajoute de l’humanité à l’humanité, et à l’inhumanité. C’est comme s’il nous parlait de l’arrière-cuisine du chercheur, une arrière-cuisine où l’on trouve tous les ustensiles (archives, sources croisées, témoignages, etc.), mais aussi le questionnement toujours présent. Au cœur de son travail et au cœur de son livre se trouve la question du témoin, un témoin singulier au demeurant, le ‹ voisin ›. Ce voisin qui fut non seulement témoin des massacres, mais c’est lui qui fut réquisitionné à l’occasion pour creuser la fosse, poser les planches, transporter les victimes et ensuite leurs vêtements, cuisiner pour les tueurs, combler les fosses et finalement faire disparaître les traces du meurtre en masse.

Dans les territoires soviétiques occupés par les nazis quelques 2,2 millions de Juifs, ainsi qu’un nombre inconnu des Roms ont été fusillés dans des fosses communes, la plupart du temps avec les Juifs.

Pendant très longtemps Auschwitz était le synonyme par excellence pour la Shoah, pour l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis et leurs collaborateurs. Mais grâce au travail méticuleux et obstiné du Père Desbois, et des équipes du Yahad – In Unum, s’est opéré un changement de paradigme important. « Avant Rawa Ruska – raconte Patrick Desbois ‒, j’étais encore enveloppé par l’idée que la Shoah s’était déroulée dans le secret. Après, non : le postulat de nos recherches est que le génocide des Juifs à l’est ne s’est pas déroulé dans le secret mais au contraire en plein jour, en présence des témoins des environs. » C’est ainsi que se sont révélés les meurtres en masse commis par les Einsatzgruppe nazi et leurs auxiliaires dans les territoires soviétiques occupés par la Wehrmacht, depuis la Mer Baltique jusqu’à la Mer Noire et même au Caucase, ainsi que la méthode de ces tueries qui sont maintenant connus sous la dénomination de « Shoah par balles ».

Ces massacres ont commencé bien avant Auschwitz – notamment à Kamenets-Podolski, le 27-28 août, et à Babij Jar, le 29-30 septembre 1941 ‒, et ont continué même après la libération de ce camp de la mort, le 27janvier 1945. Ce fut notamment le cas à Rohonc/Rechnitz, pas très loin de Kőszeg, où dans la nuit du 24 au 25 mars 1945 plus de deux cents travailleurs juifs hongrois furent massacrés. La fosse commune des victimes n’a jamais été retrouvée.

Dans les territoires soviétiques occupés par les nazis quelques 2,2 millions de Juifs, ainsi qu’un nombre inconnu des Roms ont été fusillés dans des fosses communes, la plupart du temps avec les Juifs. Yahad – In Unum cherche à les retrouver.

Mais le Père Desbois et Yahad – In Unum sont allés au-delà de la Shoah. Ils font également des investigations au Guatemala, en Syrie, en Irak, et actuellement en Ukraine aussi. Dans sa conférence de 24 novembre 2022 Patrick Desbois a parlé notamment de l’attrait du mal et de la fascination génocidaire, en évoquant les fanatiques de Daesch qui ont massacrés nombre de Yazidis. Car le meurtre en masse n’a pas disparu. Il est toujours présent dans l’histoire humaine à l’occasion des conflits armés ; il est notre contemporain.

Le livre La Shoah par balles est décidément un livre majeur et lourd. Il parle du mal et de la nature humaine dans des situations existentielles limites. Il faut en parler et l’enseigner aux jeunes générations car la connaissance c’est le seul moyen de les vacciner contre la haine et la déshumanisation de l’autre, terreux de tous les génocides méthodiques.

 par ATTILA JAKAB courrierdeuropecentrale.fr

ATTILA JAKAB
Historien au Mémorial de la Shoah de Budapest. Diplômé de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg.

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