Après la catastrophe du déluge et le rétablissement de l’humanité – une humanité auto-destructrice, rescapée par le mérite de Noé – sur ses bases essentielles, l’on aurait pensé que la terrible leçon en serait retenue et que cette même humanité se tiendrait fermement à l’Alliance passée entre le Créateur et le constructeur de l’Arche.

Un tel espoir n’eût pas été sans fondement. Le chapitre 10 de La Genèse se conclut sur un  constat plutôt encourageant, s’agissant de la descendance des trois fils noachides, et notamment celle de Chem. Cette descendance se répartit harmonieusement sur la terre que les eaux diluviennes ont libérée.

La répartition se fait en peuples et en familles, chacun et chacune respectant son principe généalogique et conjoignant le désir de singularité avec le besoin d’universalité; chacun et chacune pratiquant, en sus, un langage propre mais communicant avec les autres.

Pourtant, cette harmonie universelle ne va pas tarder à  se corroder.

Le chapitre 11 relate alors ce qu’il faut bien nommer une nouvelle dérive de l’humanité. Celle-ci commence à se mouvoir dans une anti-direction, en se coupant non pas de l’Est (mizrah) mais de son antériorité (kédem).

Cette dérive amnésique la mène à s’établir de manière aberrante sur rien moins qu’une faille (bik’â) et à y lancer un nouveau type de civilisation, hyper-puissante, marquée par une activité répétitive et cumulative pour l’érection d’une tour qui monte à l’assaut du ciel; une civilisation de la fuite en avant qui impose un langage totalitaire à ses membres: des mots indifférenciés prononcés avec un accent obligatoire.

Le Créateur s’en avise, lié qu’il est par son engagement vis à vis de Noé: ne plus provoquer de nouveau Déluge. La contre-mesure prendra cette forme: la dislocation de la langue mortelle, où doivent se couler des mots n’ayant qu’une seule acception, pour en mélanger les parcelles.

Après la chape de plomb, la poussière des particules!  Charybde et Scylla.. Si, dans ces conditions, une alternative ne se dessine pas, l’humanité, à la fois décérébrée  et apraxique, en sera à vivre ces ultimes derniers jours.

Pourtant, en un recoin de la terre «babélisée», un petit groupe d’hommes et de femmes, descendants de Chem, s’est tenu à l’écart de la démence collective, de cette ivresse du Pouvoir absolu.

Dans ce groupe, un couple se distingue  aux yeux du Créateur: Abram et Saraï, laquelle, croit devoir préciser le texte de la Genèse, est stérile (âkara) ( Gn, 11, 30). Ils seront néanmoins chargés de relever l’humanité de ses déchéances, de la rebâtir extérieurement et intérieurement.

La mission pourra sembler profondément contradictoire: comment confier la poursuite de l’Histoire humaine, reliée à sa source divine, à un couple dans l’incapacité d’engendrer? Et pourquoi le récit biblique aiguise-t-il cette contradiction?

Sans doute parce que la stérilité est un symptôme à la fois individuel et collectif.

Cette femme qui ne peut enfanter (ein lah valad), d’où ne semble pouvoir sortir aucune des toldot qui la relierait aux engendrements cosmiques du ciel et de la terre, est la figure d’une époque, l’emblème d’une phase et d’une stase du genre humain. On n’en restera pas là.

Afin que l’Histoire reprenne son mouvement vital, le premier couple véritablement post- diluvien prêchera  d’exemple.

Le Créateur l’y invite : «L’Eternel dit à Abram: Va pour toi, à partir de ta terre natale, de ta patrie, de ta maison paternelle, vers la terre que je te montrerai» (Gn, 12, 1).

Bien des commentaires ont été consacrés à cette invite, si ce n’est à cette injonction. Hegel s’est acharné à y déceler les origines d’une humanité archaïque, rétrograde, errante et cosmopolite, sous les  traits de laquelle il ne sera pas difficile d’identifier le peuple juif. Rien ne fonde cette interprétation pseudo-évangélique et pseudo-philosophique.

Dans les termes du verset hébraïque, Abram n’est incité à aucun abandon, à aucun reniement.

Les indications topographiques soulignées en l’occurrence doivent être considérées comme des lignes de départ, pour un cheminement destiné à reconstituer l’unité interne de l’humain «babélisé».

Certes, la destination de ce cheminement n’est pas précisée nominalement, mais la manière dont elle est désignée donne à comprendre qu’elle le sera certainement.

Car il n’est pas dit «vers une terre que Je te montrerai» mais «vers la terre que Je te montrerai». L’existence de celle-ci ne doit  faire aucun doute.

Abram et sa femme Saraï défèreront à l’invite divine. Ils se mettent en chemin  avec, en outre, leur neveu Loth. Ils quittent donc H’aran, la Cité de la régression (Ah’aRoN), du retard (IH’ouR)  et de la colère (H’aRoN)  vers ce but encore innommé, non sans emmener également avec eux les âmes qu’ils avaient déjà  édifiées en ce lieu, pour bien indiquer qu’avec eux le Créateur n’était pas complètement en terra incognita, qu’il avait déjà sondé leurs prédispositions.

Les voici désormais engagés sur un chemin plus qu’accidenté: chaotique. De l’enlèvement de Saraï en Egypte jusqu’au constat de sa stérilité résistante, en passant par le risque de guerre fratricide avec Loth, les épreuves vont s’ajouter aux épreuves.

Elle et lui les affronteront. Le propre d’une épreuve, au sens biblique, aussi  angoissante soit-elle, n’est-elle pas de révéler les points fables mais en même temps les points forts de ses protagonistes? Sinon comment apprendraient-ils à se dépasser?

Telle est l’une des significations possibles de la formule lekh-lekha, laquelle, autrement, se réduirait par la redondance de ses termes à une tautologie. Le second lekh n’est pas la  duplication du premier.

Abram n’est pas incité à un déplacement mais bel et  bien à un dépassement et, si l’on peut ajouter, à  un dépassement ascensionnel,  jusqu’à la dixième de ces épreuves déterminantes: la ligature du fils aimé, si longtemps espéré, la Âkédat Itsh’ak, qui devra se tenir, le moment venu, sur les hauteurs du Moriah.

Raphaël Draï Zal

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