Comment Israël est devenue une «cyberpuissance»

Pensée stratégique

Fondé dans un environnement instable et confronté très tôt à l’hostilité d’autres États, Israël doit – dès sa création – s’adapter à un état de guerre quasi-permanent et se trouve « dans une logique de menace existentielle réelle », explique Ilan Scialom, chercheur en géopolitique au laboratoire Géode, lié à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris VIII. 

Pour garantir la survie de l’État hébreu, les « pères fondateurs » développent alors un concept de sécurité nationale autour de plusieurs axes. Il se base sur l’idée d’une « supériorité qualitative » afin de contrebalancer l’infériorité numérique du nouveau pays par rapport aux États de la région, avec « pour objectif de ne jamais être mis en porte-à-faux parce que l’armée israélienne est moins importante d’un point de vue quantitatif », explique le géopolitologue

Cela implique notamment de miser sur le renseignement « pour anticiper et prévenir toute surprise » et sur la capacité de dissuasion « pour éviter tout conflit menaçant l’existence d’Israël », poursuit Ilan Scialom, qui souligne également l’importance de l’idée de «victoire décisive», pour gagner rapidement la guerre afin de ne pas paralyser le pays. Prendre les devants sur l’ennemi est donc indispensable. Et dans ce cadre, « la question de la recherche et développement, de l’innovation, est centrale dans la pensée stratégique israélienne», résume le chercheur. 

La cité du Technion, le campus de l'université sur le versant du mont Carmel à Haïfa.
La cité du Technion, le campus de l’université sur le versant du mont Carmel à Haïfa. © Wikimedia Commons/Flickr/CC BY-SA 2.0

Raison pour laquelle les universités tiennent une place particulière dans cette stratégie. Or Israël bénéficie d’un tissu académique dynamique, antérieur même à la création de l’État. Le Technion d’Haïfa, spécialisé dans la science et la technologie, a été fondé en 1912, l’Université hébraïque de Jérusalem inaugurée en 1925 et l’institut Weizmann des sciences en 1934. Un socle solide qui donne rapidement à l’État la capacité de former et d’investir dans la recherche et le développement, notamment dans les technologies émergentes. L’informatique trouve très tôt sa place dans la recherche universitaire et, à titre d’exemple, le premier ordinateur israélien, le Weizac, voit le jour dans les années 1950.    

Depuis, le système académique israélien n’a cessé d’accompagner les progrès technologiques et a vite saisi l’importance de la cybernétique. Aujourd’hui, de nombreuses universités proposent des spécialisations en cybersécurité dès le premier cycle, Israël est l’un des premiers pays à avoir proposé des cursus d’études supérieures dédiés à cette discipline et à avoir créé un doctorat en la matière. La sensibilisation à la cybersécurité commence même avant, avec des options de spécialisation au lycée et des cours dès le collège. 

L’armée comme incubateur

Mais l’acteur incontournable dans ce domaine reste l’armée. La sécurité et la défense ayant toujours été au cœur de ses préoccupations, « Israël a très tôt compris la montée en puissance du cyber et de ses menaces », souligne Nicolas Ténèze, docteur en sciences politiques et enseignant à l’université Toulouse Capitole. Corps d’élite consacré au renseignement électronique, la célèbre unité 8200 est considérée comme l’un des meilleurs services de renseignement au monde, parfois comparée à la NSA. Elle repère les jeunes talents dès la fin du lycée et leur propose de prolonger leur service militaire de quelques années dans ses rangs. 

Non seulement l’unité 8200 est « la pièce maîtresse de la cyberdéfense israélienne », pointe Nicolas Ténèze, auteur de Israël et sa dissuasion: Histoire politique d’un paradoxe (chez l’Harmattan, 2015), mais « c’est aussi une véritable pépinière ». Car si à la sortie de leur service, certains anciens conscrits poursuivent un cursus universitaire financé par Tsahal, les autres « sont recrutés dans l’armée ou rejoignent des entreprises privées et lancent leurs propres firmes », détaille l’enseignant. 

Des soldats israéliens participent à un exercice de cybersécurité à Ramat Hasharon, en 2017.
Des soldats israéliens participent à un exercice de cybersécurité à Ramat Hasharon, en 2017. picture alliance via Getty Image – picture alliance

C’est par exemple le cas de Gil Shewd, fondateur de la société Check Point, poids lourd du secteur et pionnier du pare-feu informatique au début des années 1990. Un exemple qui, depuis, a fait de nombreux émules. Selon une étude de 2018 citée par Haaretz, 80% des fondateurs de sociétés de cybersécurité sont passés par les services de renseignement de Tsahal. 

« En Israël, il n’y a pas véritablement de frontière entre le militaire et le civil, les deux sont perméables et se développent ensemble, mutualisent leurs compétences », analyse Nicolas Ténèze. L’armée est ainsi devenue un pipeline qui dirige les jeunes vers l’industrie cyber, où ils peuvent mettre à contribution leurs compétences acquises durant le service (gestion de crise, travail d’équipe, cas pratiques…) et leur réseau d’anciens camarades. 

Outil d’influence

Un écosystème dont l’État a bien compris le potentiel, en investissant massivement dans le secteur pour en faire un moteur de son économie. Subventions publiques, créations d’incubateurs et de projets ambitieux, participation au capital de start-ups, mises en place d’organes officiels de soutien et de conseil… Le gouvernement n’hésite pas à jouer le rôle de coordinateur, d’arbitre et de catalyseur. Son implication dans le cyber prend de multiples formes, bien conscient que c’est un domaine porteur pour l’emploi, mais qu’il s’agit aussi d’un formidable outil d’influence. 

L’expertise israélienne est en effet activement recherchée par de nombreux États, y compris par certaines monarchies du Golfe qui cherchent à diversifier leur économie et à investir dans les hautes technologies. C’est par exemple le cas des Émirats arabes unis ou de Bahreïn, avec qui Israël a signé les accords d’Abraham en 2020. Des accords de normalisation, mais aussi de collaboration dans plein de domaines, dont la cybersécurité. 

De gauche à droite, le ministre des Affaires étrangères du Bahreïn Abdullatif al-Zayani, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu, le président américain Donald Trump et le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis Abdullah bin Zayed Al-Nahyan, lors de la signature des accords d'Abraham à la Maison Blanche.
De gauche à droite, le ministre des Affaires étrangères du Bahreïn Abdullatif al-Zayani, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu, le président américain Donald Trump et le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis Abdullah bin Zayed Al-Nahyan, lors de la signature des accords d’Abraham à la Maison Blanche. AFP

« Avant, il était compliqué d’apparaître comme étant des sociétés israéliennes avec certains pays. Mais depuis les accords, il y a une dynamique qui s’est ouverte et qui permet aux Israéliens d’apparaître à “visage découvert” », explique le chercheur en géopolitique au laboratoire Géode, Ilan Scialom. Auparavant, les entreprises israéliennes étaient surtout rachetées ou faisaient du commerce sous marque blanche. « Le cyber participe d’une certaine manière à la légitimation de l’État d’Israël avec des pays où, jusqu’à maintenant, il n’y avait pas de relation “officielle”. » 

Mais cet outil d’influence peut être à double tranchant. La façon dont la technologie israélienne est parfois utilisée par les clients qui en font l’acquisition – certains pays notamment – fait polémique. Le logiciel espion Pegasus développé par NSO a permis à certains États de surveiller des opposants, des militants et des journalistes. L’entreprise Cellebrite, spécialisée dans l’exploitation de données de téléphones, est accusée d’avoir vendu une technologie utilisée par des régimes autoritaires à des fins de répression. Et la « Team Jorge » révélée dans l’enquête Storykillers se vante d’avoir lancé des campagnes d’influence dans une trentaine d’élections à travers le monde grâce à son savoir-faire et des outils ultra-performants.

Or, de tels agissements pourrait avoir un impact sur l’image du pays. « Si demain ce type d’opération vient impacter les relations entre Israël et le Kenya, entre Israël et l’Inde ou d’autres États ? » s’interroge le chercheur Ilan Scialom. Mais ces affaires révèlent aussi les conséquences troubles que peut avoir cette grande proximité entre le militaire et le secteur privé. « Il semble compliqué que sur des questions de sécurité nationale qui impliquent d’autres pays, il n’y a pas eu connaissance [de la part des services de renseignements] de ce type d’opération ou de business à un moment ou à un autre », surtout avec le profil d’individus comme ce fameux « Jorge ».

Car Tal Hanan de son vrai nom, est issu, comme beaucoup d’autres entrepreneurs de la high-tech, des rangs de l’armée. « Est-ce que des personnes qui ont acquis des compétences et un savoir dans les renseignements peuvent se permettre d’investir certains secteurs et avoir un impact sur les droits de l’homme et la démocratie ? pointe le géopolitologue. La question qui se pose aujourd’hui, c’est de voir comment Israël va pouvoir réguler ce type d’activité avec des anciens des renseignements. »

D’autant que dans une démocratie libérale comme Israël, le sujet des libertés individuelles a son importance. Dans une enquête du média Rest of the World publiée en 2021, l’avocat des droits humains Eitay Mack s’inquiétait qu’ « avec la technologie israélienne, les régimes autoritaires n’ont même plus à tirer sur les manifestants, ils empêchent les mobilisations avant qu’elles aient lieu. » L’activiste se documente sur les ventes d’armes et d’outils de cybersurveillance et milite avec d’autres pour que la loi israélienne encadre strictement ce marché. Un combat encore marginal dans le pays, souligne Rest of the World, tant la sécurité – et donc la cybersécurité – reste une priorité absolue.

JFORUM.fr & RFI

 

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Avigail

Le titre de votre article aurait du être :
« Comment les Propheties de la Torah sont-elles en train de se réaliser avec l’effacement du souvenir d’Amalek de dessous les Cieux ».