Sykes-Picot vu de France : avant, après et ce qui demeure

  1. Avant la 1ère Guerre Mondiale.

La France a longtemps développé des relations privilégiées avec l’Empire Ottoman : François 1er a obtenu une autorité sur les Chrétiens du Moyen-Orient (le 4 février 1536). A cette époque, l’Empire Ottoman était au zénith de son expansion territoriale, composée d’une mosaïque de peuples ayant des aspirations différentes, seulement unifiés par l’Islam, et même pas par la pratique d’une même langue.

Cet intérêt de la France pour le Moyen-Orient s’est D’ABORD illustré par la Guerre de Crimée, qui a débuté par le différend entre les Russes et les Français, à propos des Lieux Saints en Palestine et DEUXIEMEMENT, par l’intervention au Liban au cours du massacre des Chrétiens.

L’expédition de Bonaparte en Egypte (1798) a ravivé l’intérêt de l’Occident pour le Moyen-Orient et révélé l’état d’arriération technologique, scientifique et sociale des Ottomans.

Avec le temps, la France a pris des parts dans l’agriculture et l’exploitation des mines de Cilicie et elle détenait près de la moitié de la dette ottomane. A partir de 1898, la France a commencé à s’inquiéter de l’influence grandissante de l’Allemagne dans la région[1]. La Grande-Bretagne partageait cette même préoccupation, en particulier, à cause de la concession ferroviaire allemande entre Constantinople et Bagdad, assortie de droits de prospection pétrolière : cela représentait un risque, à la fois, concernant le pétrole et la menace de suprématie (germanique) sur la route de l’Inde par le Canal de Suez.

Concernant le pétrole, il est intéressant de savoir qu’en dépit de trois rapports volumineux sur le potentiel pétrolier présent dans la zone de Mossoul, écrits par des géologues français et connus du Quai d’Orsay, il n’y a eu aucun investissement français en ce domaine. Cela illustre le peu d’importance que la France accordait au pétrole avant la guerre, malgré le fait que le développement des moteurs à combustion rendait le pétrole (et l’essence) indispensables. La France, à cette époque, se contentait de sa dépendance à l’égard de l’entreprise américaine Standard Oil appartenant à Rockfeller.

En fait, après la défaite de 1871 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine, le débat en France tournait, à en croire Victor Hugo et Jules Ferry (1885), bien plus autour de la fameuse mission civilisatrice de la France (ce  qui signifiait : partir civiliser les non-développés) que du pétrole.

  1. La Guerre

Dans le Sarajevo décolonisé de l’Empire Ottoman par la colonisation autrichienne, l’Archiduc François-Ferdinand était assassiné (le 28 juin 1914). La Première Guerre Mondiale éclatait. Immédiatement, les Britanniques bloquaient les parts allemandes dans le pétrole turc.

L’Empire Ottoman a, alors, choisi d’entrer en guerre : le Calife en a appelé à la Guerre Sainte, et les détroits des Dardanelles et du Bosphore ont été bouclés. Odessa, Sébastopol et Novossiisk ont été bombardées et un bateau français transportant des passagers a coulé.

  1. Trois cycles de négociations ont été engagés, durant la même période, par les alliés.

Dans le but d’ouvrir un front derrière les lignes turques, les Français et les Britanniques, de façon indépendante, ont ouvert des négociations avec Hussein ben Ali, Sheriff de La Mecque, qui voulait affranchir son territoire de la dépendance turque. Les Français ont envoyé le Colonel Brémond, mais les négociations les plus importantes se sont déroulées avec les Britanniques, qui étaient vraiment présents dans la région.

Si le Haut-Commissaire Britannique, Mac Mahon acceptait l’idée d’un royaume arabe, il a refusé, le 24 novembre 1915, les prétenttions territoriales du Sheriff et il a, en particulier, exclu la Mésopotamie (Irak) et les côtes syriennes, d’Alep à la Mer Morte. Malgré cela, Hussein a accepté de déclencher la Révolte Arabe. Il faut aussi comprendre qu’Hussein, en tant que descendant du prophète Mahomet, avait la capacité de s’opposer idéologiquement à la guerre sainte lancée par le Sultan et de rassurer les centaines de millions de Musulmans au sein de l’Empire Britannique. Les Français n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de la création d’un Royaume Arabe.

  1. Deuxième négociation : l’Accord Sykes-Picot.

A la même période, des négociations secrètes entre les Français, les Anglais, les Russes et les Italiens ont abouti à la signature de l’Accord Sykes-Picot, il y a un siècle (en 2016)! Cette négociation était devenue nécessaire, pour les alliés, pour envisager un après-guerre le moins conflictuel que possible.

L’approche de la France et celle de la Grande-Bretagne étaient radicalement différentes : alors que la politique française était personnalisée, c’est-à-dire que les négociations n’impliquaient presque uniquement que François Picot ( Cambon occupait les fonction d’Ambassadeur de France et Berthelot était au Quai d’Orsay), les Britanniques disposaient d’une chaîne de décisions plus collégiale, prises au travers de commissions inter-départementales. Contrairement aux Britanniques, créer une commission, en France consiste à éviter la prise de décision. En outre, les Français étaient bien plus occupés, au jour le jour, par la guerre qui se déroulait directement sur leur propre territoire.

Comme nous le savons tous, l’accord a divisé les futures parts de butins issus du démantèlement de l’Empire Ottoman. Pour les Russes, Constantinople, les détroits et l’Arménie ; Aux Italiens, les Îles du Dodécanèse. La carte prévue mettait toute la région située entre le fleuve du Jourdain et la Mer Méditerranée sous contrôle international, excepté les ports de Haïfa et Akko (Saint-Jean d’Acre). Est-ce parce que les Britanniques avaient déjà à l’esprit  le projet d’un pipeline entre Kirkouk et Haïfa? Les régions Est du Jourdain et de la Mésopotamie ont été dévolues à l’influence britannique ; la Cilicie, le Liban et la Syrie ont été attribuées à l’influence française.

La France a aussi obtenu la zone nord de Mossoul en échange de son consentement à l’idée d’un Royaume Arabe et d’être considérée comme une zone-tampon pour faire face aux Russes. Cependant, Grey avait requis de Cambon qu’il continue de respecter les droits anglais d’exploitation de la Turkish Petroleum à Mossoul. Cambon a immédiatement donné son accord.

  1. Autre Acteur d’Importance.

Les Français ont été très actifs pour la cause Sioniste, ce qui a largement été oublié de nos jours : Jules Cambon, alors Secrétaire-Général du Quai d’Orsay, avait écrit à Nahum Sokolov, le 4 juin 1917, une lettre de soutien à la cause Sioniste. Elle a été suivie, trois mois plus tard, par la Déclaration Balfour. En effet, la diplomatie française, à l’époque, se portait à l’avant-garde du Mouvement de Libération Nationale Sioniste.

  1. Impacts sur la guerre au Moyen-Orient.

En Palestine, le botaniste Aaron Aharonson, appelé par Djemal Pacha pour combattre une invasion de sauterelles (1915), tirait parti de cette occasion pour créer un réseau d’espionnage au service de sa gracieuse Majesté (le NILI). Il a permis, en contournant les défenses turco-allemandes de Gaza, d’ouvrir la route de Jaffa et Jérusalem.

Plus à l’Est, en juin 1916, la Révolte Arabe, qui a généreusement été financée par la Couronne Britannique[3], est plus connue sous les traits de l’épopée romantique de Lawrence (d’Arabie), le rôle du Colonel français Brémond, sur le terrain, étant généralement jeté dans l’oubli. Un an plus tard, Lawrence s’emparait d’Akaba, déjà sous le feu nourri de la Royal Navy (marine royale) ; les troupes anglo-arabes progressait lentement vers le nord, sur la route de Damas.

A cette époque, au cours de la « boucherie » de masse à Verdun, la France, à court de carburant, a réalisé l’importance du pétrole. Clémenceau a réclamé du pétrole au Président Wilson, en disant : le gasoil est aussi vital que le sang pour gagner les batailles à venir.

En Russie, dévastée par la guerre, la révolution a mis un terme aux ambitions russes. Les Bolcheviks  ont révélé les détails de l’accord Sykes-Picot dans les Izvestia et la Pravda, immédiatement repris par le Manchester Guardian. Les Anglais n’avait alors plus (seulement) besoin d’une zone de sécurité à Mossoul…

Au Moyen-Orient, (le 9 décembre 1917), Allenby est entré à Jérusalem et a, plus tard, pris Damas, qu’il a laissée aux Bédouins. La guerre a pris fin. Les Turcs ont signé un cessez-le-feu (le 30 octobre 1918). En Europe, l’armistice a été signé 12 jours plus tard. L’Empire d’Autriche et l’Empire Ottoman ont été démembrés.

  1. Immédiatement après.

Cinq jours après le cessez-le-feu, les troupes britanniques sont entrées dans Mossoul. Les Français, qui n’étaient pas présents sur le terrain et plus concernés par la politique européenne, ont abandonné la zone aux Britanniques, mais ont obtenu les 25% de Turkish Petroleum, que le Royaume-Uni avait saisi à la Deutsche Bank, dès le premier jour de la guerre. Ils ont aussi obtenu le contrôle sur les hauteurs du Golan, à l’origine rattachées à la Palestine. Une négociation franco-britannique a créé le CFP, l’ancêtre de Total. Comme on peut le voir, les Anglais ont été plus perspicaces que les Français et, en fait, ils n’ont rien offert de ce qu’ils possédaient vraiment.

En effet, les Britanniques ont exploité la position de faiblesse française et son attitude au Moyen-Orient, aussi bien en ce qui concerne les ambitions pétrolières que territoriales. En ce qui concerne le pétrole, le fait que l’Etat français a interféré dans la gestion de l’entreprise a généré des craintes et des tensions avec d’autres acteurs. La France était aussi principalement intéressée par la réduction de sa dépendance, alors que les autres acteurs s’intéressaient à faire un maximum de profit. On peut supposer que les 25% d’Iraq Petroleum (ex-Turkish Petroleum),détenus par le CFP ont préparé le terrain des relations privilégiées que la France a, plus tard, entretenues avec l’Irak.

Une fois encore, comme ils l’ont fait à propos de Mossoul, les Britanniques ont ignoré ce que contenait l’accord Sykes-Picot et ont laissé Damas aux Bédouins, où Faiçal a déclaré l’indépendance (le 8 mars 1920)[5].

Ce qui s’est produit plus tard, la Société des Nations l’a décidé à San Remo (en avril 1920), en attribuant à la France un mandat sur la Syrie et à la Grande-Bretagne un mandat sur la Mésopotamie et la Palestine, en dépit des prétentions françaises, plaidant pour leur autorité passée sur les Chrétiens. C’est ce qui a mis fin à l’administration internationale sur la Palestine, décrétée par l’accord Sykes-Picot.

La France devait expulser Faiçal de Syrie et du Liban en juillet 1920. Et, à mon avis, elle a fait preuve d’intelligence politique en proposant de diviser la Syrie en quatre entités politiques (l’Etat du Grand Liban, l’Etat de Damas, l’Etat d’Alep et l’Etat Alaouite), mais, comme nous le savons, ce n’est pas ce qui a été instauré.

Les Hachémites ont hérité du Hijaz (région ouest de la péninsule arabique), de l’Irak et de la Transjordanie. Avec l’ajout de l’Irak, ce la représentait bien plus que les engagements de McMahon, en termes de territoires, même  s’ils n’ont pas immédiatement obtenu l’indépendance politique. L’ambiguïté de l’accord Hussein/McMahon se situait dans les conditions de l’Indépendance, pour lesquelles les Anglais et les Arabes n’avaient pas la même vision. En fait, les Arabes ont obtenu plus de territoires qu’ils n’en revendiquaient, mais ils ont continué à protester qu’ils avaient été trahis, tant par les Britanniques que par les Français. Je me demande bien pourquoi le monde semble accepter ce mythe arabe comme une réalité politique.

  1. Que se passe t-il ensuite? 

L’Accord de Sèvres (10 août 1920) a provoqué une révolution nationaliste dirigée par Mustapha Kemal et la disparition des précédents Etats Kurde et Arménien. Une guerre gréco-turque s’est terminée par le déplacement d’1, 6 million de Grecs Ottomans contre 400.000 Musulmans de Grèce. La République Turque était proclamée (29 octobre 1923) ; l’Empire Ottoman était jeté dans les poubelles de l’histoire. Le Califat était aboli, Constantinople était rebaptisée Istanbul.

Depuis lors, l’influence franco-britannique a largement disparu et le Moyen-Orient n’est jamais plus redevenu calme. Les pays arabes ont continuellement été en guerre les uns contre les autres, mais les frontières héritées des différents mandats ont tenu. Ces pays ne sont unis que par l’Islam et la haine de l’Etat Juif.

On peut voir à présent, que Daesh a commencé à détruire la frontière syro-irakienne et à prendre Mossoul, en revendiquant, au nom de l’Islam, l’abolition des accords Sykes-Picot, s’accrochant à un rêve sous-jacent de Grand Califat.

Il n’y a aucune vision de la paix : l’impérialisme combat un autre impérialisme! Ce que l’Occident avait oublié de l’histoire des Arabes, de leurs conquêtes et de leurs abus, a refait surface avec une violence extrême. Les divisions de la Syrie souhaitées, à l’époque, par les Français, semblent se concrétiser aujourd’hui.

La Turquie, l’alliée laïque de l’Occident durant un siècle, est aujourd’hui, minée par l’Islamisme. L’Occident disposait-il d’une bonne perception des civilisations du Moyen-Orient? Effectivement, les marchés et les droits de l’homme ne sont pas les seuls champs de réflexion.

Quoi qu’il en soit, rien n’est définitif en histoire. Les accords ne sont qu’un moyen, à un moment donné, pour établir l’équilibre des puissances. L’Accord Sykes-Picot représente la vision du monde de cette époque. Au moins pouvons-nous nous rendre compte que l’accord Sykes-Picot a constitué la réalité de près d’un siècle.

Richard Rossin pour ©JForum

Ancien Secrétaire Général de MSF, cofondateur de Médecins du Monde ; ancien Vice-Président de l’Académie Européenne de Géopolitique.

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[1] who was adopting the posture of the protector of the Muslims since the Damascus lecture of Kaiser Guillaume II in 1882

[2] And the victory of Beer Sheva (31 october 1917).

[3] 200.000£ par mois pour Hussein ; 6.000£ aux Rualla pour la traversée du désert : ils appellent Lawrence l’homme qui apporte de l’or

[4] Anobli le 7 octobre 1919 : vicomte Allenby, de Megiddo et de Felixstowe !

[5] However, Faisal wrote to Weizmann (January 3, 1919): The Arabs, especially the educated among us, look with the deepest sympathy on the Zionist movement…. The Jewish movement is national and not imperialist. Our movement is national and not imperialist, and there is room in Syria for us both.

 

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