« En vérité, nous ne regardons la réalité dans les yeux qu’en de très rares moments de notre vie. » Jean Améry 1

L’un des problèmes les plus épineux couverts par le champ d’étude de la Shoah est de répondre à ces questions lancinantes : dans quelle mesure était-elle connue au moment des faits ? A-t-on découvert l’existence des camps, comme certains témoignages semblent le laisser croire, simplement au moment de leur libération ?

Selon l’un des meilleurs historiens français de la période, André Kaspi 2, on ne peut plus négliger cet aspect de la catastrophe. Le problème des responsabilités directes ou indirectes se pose, et le testament de Samuel Zingelboïm 3 ne peut se lire que dans cette perspective.

Certes, il est nécessaire de se replacer dans le contexte mental du temps. Mais d’emblée on peut affirmer que si l’information est difficile, elle existe. Selon Raul Hilberg 4, les « porteurs de nouvelles » jouent un rôle capital avec des résultats contrastés puisqu’ils portent l’information à des niveaux divers : l’ami, l’ancien collègue, le voisin, le responsable d’une organisation juive et jusqu’au président des États-Unis.

Pourtant, dix-sept mois seront nécessaires, depuis le début des massacres jusqu’au mois de décembre 1942, période durant laquelle près de quatre millions de Juifs ont déjà péri, pour que quelque crédit soit accordé aux nombreux renseignements reçus.

Pour bien comprendre la réception de l’information sur le massacre des Juifs, il faut poser à nouveau les questions déjà rencontrées. Pourquoi le secret a-t-il été organisé ? Comment, au fur et à mesure des années de guerre, se fait la prise de conscience ? Enfin, à supposer que de nombreux contemporains aient connu le degré et l’ampleur de l’extermination des Juifs entre 1941 et 1945, que pouvaient-ils faire ?

Une réalité inconcevable

Dès juin 1941, aux débuts des opérations de tueries massives, celui qui veut savoir dispose des éléments nécessaires à la perception de la Shoah. De l’Union soviétique, de Pologne filtrent les premières informations sur les massacres à ciel ouvert.

À la fin de 1943, et au début de 1944, les informations s’accumulent sur l’écrasement du ghetto de Varsovie, sur les camps de Maïdanek et de Treblinka. À partir de janvier 1944, l’OSS, le service secret américain, dispose d’un rapport très complet sur Auschwitz, avec des chiffres précis, une description des méthodes de sélection et de gazage.

Peu après, l’OSS reçoit un autre rapport, celui de Rudolf Vrba et d’Alfred Wetzler, deux Juifs qui, fait rarissime, ont pu s’évader d’Auschwitz, mais retienne surtout la localisation des usines de caoutchouc de Monowitz (Auschwitz III). Toutefois, le stade des rumeurs et des supputations est franchi.

Les vérifications ont été faites. Le secret des SS ressemble désormais au secret de polichinelle. Il faut ajouter que dans les états neutres, comme la Turquie, la Suisse, le Vatican, et l’Espagne, la Croix-Rouge internationale possèdent les moyens diplomatiques pour obtenir toutes sortes de renseignements sur le drame et pour les transmettre.

Il faut tout d’abord insister sur ce point essentiel : comment pouvait-on imaginer l’ampleur de ces massacres ? L’énormité du crime laisse plus d’un sceptique. Le philosophe Raymond Aron, qui sert la France Libre à Londres, explique dans ses Mémoires son incrédulité et celle de ses contemporains : « Les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus 5.»

Mais comment accorder foi à ce qui est proprement inconcevable ? Les conditions dans lesquelles se déroule le processus de la mort visent à créer le doute et le désarroi. Le système d’extermination est un fait inédit, et, bien sûr, le terme Shoah n’est pas utilisé pendant la guerre. L’historien Walter Laqueur, dans son ouvrage Le Terrifiant Secret 6, indique qu’une information cent fois diffusée n’est pas forcément acceptée, d’autant que le chiffre des victimes reste abstrait.

La discrétion nazie, selon André Kaspi, répond à trois motivations. D’abord, les nazis cherchent à éviter que les victimes ne comprennent trop tôt le sort qui leur est réservé, afin qu’ils ne sombrent pas dans le désespoir et ne se livrent pas à des actes de résistance qui gênant pour le fonctionnement de la machine.

En deuxième lieu, les nazis veulent accélérer le processus pour aboutir le plus vite possible au but ultime. Enfin, le secret leur permet de garder la possibilité de nier en cas de défaite.

Quand il s’agit de  la Solution finale, les nazis ont recours à un langage codé. Ils ne parlent jamais de camp d’extermination ni de chambre à gaz pour l’organisation du génocide, mais utilisent les expressions de « traitement spécial, d’évacuation vers l’est ».

La population allemande

Dès l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, la persécution des Juifs devient une affaire publique. Ainsi, le boycott des magasins juifs lancé le 1er avril 1933 est connu de toute la société allemande. Les lois raciales de Nuremberg, édictées en 1935, excluant les Juifs de la société allemande sont publiées et mises en pratique au vu et su de tout le monde. Le pogrom de la Nuit de Cristal, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, voit l’arrestation de 30 000 personnes, la mort de plusieurs dizaines, la destruction de centaines de lieux de culte et de synagogues.

Comment ne pas penser qu’une partie importante de la société allemande, par la suite, n’ait pas eu des informations sur ce qui se passait ? Le professeur Victor Klemperer lui-même, pourtant enfermé dans son appartement à Dresde, coupé de toute information et de tout contact avec la société allemande, mentionne Auschwitz, dans son journal, le 16 mars 1942, ajoutant qu’il se passe là-bas des choses atroces 7.

Dans sa récente étude, La Shoah par balles, Les Porteurs de mémoire, le père Desbois montre que le crime ne s’est pas déroulé sans témoins. « Au contraire, les nazis étaient tellement sûrs de leur victoire qu’ils ont tué les gens en plein jour, souvent au milieu des villages ; entourés de supplétifs ukrainiens, réquisitionnés de force pour des tâches annexes 8. »

L’historien américain Hilberg a tenté de répertorier les responsables de la Solution finale qui étaient censées savoir 9. Il y a d’abord les membres des Einsatzgruppen, soit trois mille deux cents hommes formés spécialement pour les massacres, puis parfois les soldats de la Wehrmacht. Certains d’entre eux ont livré des informations.

Certains industriels savaient eux aussi. Les détenus dans les camps travaillent pour les entreprises AEG et IG Farben. Les fabricants du gaz zyklon B ne peuvent ignorer la destination des déportés vers les lieux d’extermination. Le camp d’Auschwitz en a reçu plus de cinquante tonnes en deux ans. Les cheminots, les civils ne peuvent ignorer ce qu’ils voient. Les journalistes indiscrets, les soldats en permission apportent aussi leurs témoignages. L’administration allemande tout comme les services spécialisés du système concentrationnaire ne peuvent ignorer l’existence et l’ampleur des crimes.

L’information, quoique muselée par l’imposante censure du régime nazi, a donc circulé à l’intérieur du pays mais aussi à l’extérieur des frontières. Le secret ne pouvait être absolu, car le crime a lieu au cœur du continent européen. Tout cela ne laisse aucun doute sur la perception du massacre.

Toutefois, le rapport laissé par l’officier nazi Kurt Gerstein 10, qui constitue une source essentielle sur la réalité et l’importance des massacres, montre la difficulté de la prise de conscience  de la population allemande et de la transmission de l’information.

Gerstein, chrétien au passé antinazi, apprend en février 1941 que sa belle-sœur est morte dans un hôpital psychiatrique. Il sait que le gouvernement nazi a lancé un programme d’euthanasie qui entraîne le meurtre systématique des handicapés dans les institutions. Pour connaître la réalité des faits, il rejoint les SS.

Malgré son passé douteux, Kurt Gerstein, en juin 1941, est intégré dans l’Institut d’hygiène de la Waffen SS de Berlin. Six mois plus tard, il est nommé sous-lieutenant SS. Le 20 avril 1943, il reçoit le grade de lieutenant SS. Gerstein sera chargé de contribuer à la mise en place de la « Solution finale », en livrant de grandes quantités de zyklon B à Auschwitz et à d’autres camps. En août 1942, il inspecte le camp polonais, Belzec, un des centres d’extermination des Juifs.

Dans des confessions écrites en 1945, Gerstein décrit les différentes opérations de l’extermination : l’entrée dans le camp par train, la saisie des biens, le déshabillage des déportés et leur entassement dans la chambre à gaz. Il explique qu’il a voulu informer l’opinion internationale des horreurs grâce à ses nombreux contacts, dont le Baron Von Otter 11, diplomate suédois, le nonce apostolique de Berlin (le père Orsenigo), différents membres de l’Eglise confessante et de l’Eglise luthérienne, et des opposants au régime nazi.

Il se suicidera en détention en juillet 1945, sans que son témoignage, pourtant considéré comme fondamental, ait été pris en considération, ni par les Allemands pendant la guerre, ni par les Alliés. (A suivre)

Adaptation par JG

  1. AMAURY Jean, Par-delà le crime et le châtiment, Actes Sud, Arles, 1995.
  2. KASPI André, Les Juifs de France pendant l’occupation, Le Seuil, Paris, 1991.
  3. Zygelboïm Samuel, un des leaders du Bund en exil à Londres, se suicide le 11 mai 1943 pour alerter l’opinion internantionale sur le drame qui se déroule en Europe.
  4. Hillberg Raul, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit.
  5. Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 1983.
  6. Walter Laqueur, Le Terrifiant Secret
  7. Victor Klemperer. Le 9 octobre 1942, Anne Franck note dans son Journal à propos des déportés qui partent de Westerbock : « Nous n’ignorons pas que ces pauvres gens seront massacrés. la radio anglaise parle de chambres à gaz. »
  1. Père Desbois, La Shoah par balles, Les Porteurs de mémoire, op. cit.
  2. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit.
  3. Kurt Gerstein
  4. Rapport de l’Agence juive

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Cherk

a deux reprises mes commentaires furent refusés .. Pourquoi ?? Merci hassnia

Cherk

Abraham votre texe est magnifique . Je prie sincerement pour que cette Energie dont vous parlez , permette au peuple d Israel de combattre ses ennemis si nombreux encore et jusqu à La Victoire totale…. Hassnia

Cathy DAUBIE

Bonjour, j’aimerais savoir le début et le pourquoi de cette haine envers les Juifs. Depuis que je suis enfant je me pose cette question. toute ma vie j’ai fréquenté des Juifs et jamais je n’ai ressenti un mal-être avec eux que du contraire.

Marc

Bonjour, c’est une longue histoire qui remonte au moins à la proclamation d’un D.ieu unique et au refus de la tyrannie, par la sortie d’Egypte…

Francis Ruleta

Une amie de Dachau très philosémite a questionné sa mère toute sa vie pour connaître la vérité sur le camp ouvert en 1933. Sa mère aujourd’hui décédée s’est TOUJOURS contentée d’avouer son ignorance! Son mari était dans la Bundeswehr. Qui peut croire à l’ignorance du peuple allemand? Trop facile…

abraham

Qui savait quoi durant la Shoah ?
Souffrance indicible
Alors, que nous vivions dans les ténèbres, dans les larmes, le sang et les clameurs d’épouvante. Entourez de nos morts, nous n’entendîmes que le vide de l’absence et le silence de l’indifférence. (De nos frères chrétiens et musulmans)
Ce monstre déchaîné et terrifiant du paganisme primaire sorti tout droit de l’Apocalypse, que le christianisme avait lui-même consacré en jouant à l’apprenti sorcier.
Le triomphe éphémère de la bête immonde impose l’image de la matière animale déchaînée dans l’homme, aboutissant à ce monstre du despotisme, qui foule tout à ses pieds et inflige à l’Humanité stupéfaite le règne du plus implacable destin par sa hideuse apothéose.
Le silence assourdissant de l‘humanité face aux atrocités perpétrées par la bête ignominieuse pendant la plus grande tragédie de l’humanité ou l’Antéchrist sévissait où le monstre hideux du paganisme le plus bestiale avait resurgi du fond des abîmes pour faucher les âmes devant les portes du sanctuaire de Dieu.
Ce n’est pas sur les tombes où près des ossements que nous avons retrouvé nos morts. Ils sont partis en volutes de fumée en compagnie de nuages blancs qui faisaient une danse macabre sous le ciel noir de l’obscurantisme. Ce n’est pas là qu’ils nous attendent, ils sont dans chacun de nous dans le souvenir de tous et de chacun. Si, il faut pardonner ; Il ne faut pas oublier. La mort des nôtres, est comme une blessure mal guérie. Elle saigne à chaque agression verbale ou physique produite par ce sous-monde ; Nous n’y pouvons rien. Nos mort nous ont nourris, non pas de haine, ni de rancœur, mais d’une énergie que rien ne pourra briser. Maintenant, dit le père à ses fils et filles de quoi auriez-vous peur ?

Photini Mitrou

D’accord, tout le monde savait mais, apparemment, pas Raymond Aron, mais que pouvait-on faire? Toute l’Europe était occupée et pour la libérer il a fallu mettre en place des moyens inimaginables.
Mes parents habitaient dans le quartier Sedaine où ils y avait beaucoup de commerces juifs avec qui, venant de la même aire géographique, ils avaient de bonnes relations.
On avait proposé à mes parents d’acheter un appartement vidé de ses occupants juifs, boulevard Voltaire, dans un bel immeuble, alors qu’ils vivaient dans un immeuble modeste. Mon père a toujours dit à ceux qui lui proposaient des appartements: mais que vais-je leur dire quand ils vont rentrer? Il ne savait pas, je le crois car c’était un homme bon et profondément honnête, et comme tout le monde, loin d’imaginer les camps d’extermination, il pensait que les juifs, nécessaire aux fonctionnement des usines allemandes, allaient revenir à la fin de la guerre.
Il est vrai qu’avec un peu de bon sens, on aurait pu deviner. Si Hitler, qui détestait les juifs, les faisait venir en Allemagne, ce n’était pour leur faire des cadeaux.
Que les sommités fussent au courant, cela ne fait pas l’ombre d’un doute mais que pouvaient-elles faire pour empêcher le départs des convois?

Paula Koiran

En Septembre 1942, en arrivant au camp de Rivesaltes, la police française nous a dit  » Vous êtes tous condamnés à mort « 

Robert

Déclaration d’une femme allemande à une jeune juive à Stuttgart (Allemagne du Sud) en 1956 : « si quelqu’un
d’ici te dis qu’il ne savait pas, ne le croit pas,……tout le monde savait….!!

Réal Bergeron

L’histoire nous enseigne que la Shoah était bien réelle et connue mais le monde entier, a tourner le regard en se formatant qu’il n’avait pas à intervenir.

C’est là l’histoire mémorielle de la Shoah.