Primo Lévi, en 1980.• Crédits : MARCELLO MENCARINI / Leemage - AFP
Primo Levi, l’écrivain survivant des camps de concentration, a mis fin à ses jours il y a 30 ans aujourd’hui. France Culture revient, avec quelques émissions, sur ce survivant de la Shoah qui, avec un style analytique et dénué de pathos, s’était fait le témoin de l’horreur du nazisme.

Le 11 avril 1987, Primo Levi mettait fin à ses jours. Survivant des camps d’Auschwitz, il était considéré comme l’un des grands témoins des abjections du nazisme et s’était, de lui-même, donné pour mission de raconter toute l’horreur des camps. Après la libération, Primo Levi avait le premier tenu à accomplir le devoir de mémoire, lui qui mettait volontairement des chemises à manches courtes, afin que son matricule 174517 soit visible de tous, l’amenant ainsi à des conversations sur l’avilissement du nazisme.

A l’occasion des trente ans de sa mort, nous vous proposons de réécouter des émissions de France Culture consacrées à l’écrivain, à l’heure où les propos polémiques tenus pendant l’élection présidentielle à propos de la rafle du Vel d’Hiv questionnent à nouveau le devoir de mémoire.

Primo Levi, figure du témoin

En 2011, dans Répliques, Myriam Anissimov et Philippe Mesnard, tous deux biographes de Primo Levi, revenaient sur la vie de l’auteur du chef-d’oeuvre Si c’est un homme et retraçaient l’itinéraire de ce témoin essentiel, qui fut rapidement résistant avant d’être trahi. Alors arrêté, lorsqu’il lui fût demandé s’il était partisan ou juif, il avait dénoncé « sa condition de citoyen italien de race juive », pour évité d’être fusillé. Il avait alors été envoyé à Auschwitz :

Je me souviens d’avoir vécu cette année à Auschwitz dans un état exceptionnel d’ardeur. Je ne sais pas si cela venait du fait de ma formation professionnelle, d’une résistance insoupçonnée ou bien d’un instinct profond. Je n’arrêtais jamais d’observer le monde et les gens autour de moi à tel point que j’en ai encore une vision très précise. J’éprouvais le désir intense de comprendre, j’étais constamment envahi par une curiosité que plus tard quelqu’un qualifia, en fait, rien moins que de cynique. La curiosité du naturaliste qui se retrouve transplanté dans un environnement qui est effroyable mais nouveau. Effroyablement nouveau. Primo Levi, lors d’un entretien à Philip Roth

« Dans Levi observateur, il y a une ambiguïté, expliquait Myriam Anissimov, auteure de Primo Levi ou la Tragédie d’un optimiste (ed. Jean-Claude Lattès). Un certain nombre de déportés se sont posés en observateurs, c’est une façon de tenir. » Chimiste de formation, Primo Levi raconte en effet son expérience des camps concentrationnaires avec un style analytique, dénué de pathos.

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Primo Levi : témoin capital (Répliques, 2011)

Dans l’émission Atout poche, en 2000, des interviews du rescapé des camps avaient été adaptées en fiction. Primo Levi, interprété par Hugues Quester, y faisait le récit de sa vie dans les camps :

[S’habituer], en clair, cela signifie perdre son humanité. La seule manière de survivre, c’est de s’accoutumer à la vie dans le camp. Mais cela vous prive aussi d’une part de votre humanité. Cela touche aussi bien les prisonniers que les gardiens. Aucun groupe n’était plus humain que les autres en dehors de quelques rares et précieuses exceptions. L’inhumanité du système nazi contaminait même les prisonniers. Primo Levi
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Primo Levi (Atout poche, 2000)

A la libération des camps, Primo Levi retourne à une vie normale à Turin, où il travaille dans une usine de produits chimiques avant d’en prendre la direction. Mais il entreprend surtout de témoigner. La parution de Si c’est un homme en 1947, fait de lui l’un des très grands témoins de l’expérience concentrationnaire. « Pour Levi, le retour n’est pas une libération. C’est véritablement en noir et blanc, extrêmement douloureux », précise Myriam Anissimov :

Après la guerre, Primo Levi écrit à Charles Conreau [un autre rescapé, ndlr] : Auschwitz était en technicolor et Turin est en noir et blanc. Myriam Anissimov

Traumatisé par son expérience concentrationnaire, Primo Levi n’en veut pas moins la raconter : « Le besoin de raconter aux autres, écrit-il, de faire participer les autres, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate. Aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires, c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre, c’est avant tout en vu d’une libération intérieure”.

Primo Levi dressait ainsi un parallèle avec le poème de Samuel Taylor Coleridge, La Complainte du vieux marin : « C’est un vieux marin qui a échappé à un naufrage, un naufrage dont il se sent responsable parce qu’il a tué l’albatros, l’oiseau qui protégeait le navire, et tous ses compagnons sont morts, expliquait la psychanalyste Rachel Rosenblum dans l’émission Tire ta langue en 2004. Lors d’une noce, le vieux marin saisit l’un des invités et lui inflige son récit : « Probablement Primo Levi se sent comme ce vieux marin, quelqu’un qui cherche à raconter l’histoire horrible qu’il a traversée, à être le témoin. C’est la raison pour laquelle il a cherché Coleridge comme carte de visite, qui l’exposait à tout instant. »

Arrière, hors d’ici, peuple de l’ombre,
Allez-vous-en. Je n’ai supplanté personne,
Je n’ai usurpé le pain de personne,
Nul n’est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n’est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu.
« Une heure incertaine » Primo Levi
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Mourir de dire (Tire ta langue, 2004)
La légitimité du témoin

La grande force de Primo Levi, c’est sa capacité à affirmer sa position de témoin mais également de la critiquer. Il n’aura de cesse, au fil de sa bibliographie, de s’interroger sur sa propre légitimité. Il ne témoigne non pas de l’absence des morts, mais de l’absence de témoin pour les morts. Après Si c’est un homme où Primo Levi dit ce que personne ne veut entendre, et avoir honoré le devoir de mémoire contre l’oubli, l’écrivain est confronté non pas à l’indifférence mais à la simplification des médias, à la tentation du manichéisme. Il élabore donc la notion de « zone grise », qu’il développe tout particulièrement dans l’un de ses derniers livres Les Naufragés et les Rescapés :

L’expérience la plus terrible de la réalité concentrationnaire, le choc, coïncidait avec l’agression non prévue et non comprise, venue d’un ennemi nouveau et étrange, le prisonnier fonctionnaire qui au lieu de vous prendre par la main, de vous tranquilliser, de vous montrer le chemin, vous tombait dessus en hurlant dans une langue que vous ignoriez et vous frappait au visage.
Le Lager qui (dans sa version soviétique également) peut bien servir de « laboratoire » ; la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires en constitue l’ossature, et, en même temps, l’élément le plus inquiétant. C’est une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés

« Au début des années 80, après avoir très mal vécu le terrorisme des années de plomb, […] Primo Levi ressent chez les jeunes un désintérêt, explique ainsi Philippe Mesnard dans Répliques. Il remet en question sa position de témoin et il va explorer à nouveau son expérience concentrationnaire, d’une autre manière, et c’est là qu’il va sortir des stéréotypes, en disant ‘on peut peut être s’interroger sur la notion de transmission autrement qu’à travers des stéréotypes, des réductions, des simplifications.' »

Plus Primo Levi avance dans l’écriture de Les Naufragés et les Rescapés, plus il réalise qu’il existe un important décalage entre la représentation des choses et la réalité de ce qu’il a vécu. « Primo Levi s’est même considéré comme un témoin professionnel. Il se disait : ça ne sert à rien les jeunes ne m’écoutent plus, il y a le négationnisme. Il était désespéré par cette situation. »

Le 11 avril 1987, Primo Levi met fin à ses jours. Les raisons qui l’y poussent sont sans doute plus terre-à-terre que ce que d’aucun s’imagine : dépressif depuis toujours, il avait confié à l’un de ses amis qu’entre sa mère, sénile et avec qui il vivait, et lui : « l’un de nous devait mourir« . La veille de son suicide, laissé affaibli par une opération de la prostate qui ne s’était pas très bien passée, il avait dit à une autre de ses amies : « On survit à Auschwitz, et on se pisse dessus« . Autant d’événements qui avaient sans doute contribué à amplifier sa dépression et qui, couplés au retrait des premiers anti-dépresseurs après la découverte d’effets secondaires, ont pu pousser l’écrivain au suicide. Difficile de croire, pourtant, qu’il n’ait pas été hanté par la terrible expérience dont il s’était fait le témoin.

Pierre Ropert

Source : France Culture

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