Albert Camus: «Qui répondrait dans ce monde à la terrible tentation du crime si ce n’est l’obstination du témoignage.»

En 1992, deux semaines après la naissance de mon fils, j’eus l’honneur de participer à la Marche des Vivants, voici mon témoignage:

« Cinq jours en Pologne, dix jours en Israël, quinze jours pour revivre plusieurs décennies d’histoire du monde juif ! L’une tragique, l’autre enivrante ! Tel est l’enjeu de la Marche des Vivants à laquelle participent des milliers de lycéens: en tant qu’enseignant, j’ai la chance d’accompagner un groupe venant de Marseille.

D’abord, il y a Treblinka. C’est le second cimetière juif dans le monde. Si les traces du génocide ont disparu, des centaines de pierres jonchent le sol, chacune d’elles représente une communauté assassinée. On sait alors, par ces étendues infinies, que tout un monde n’est plus, se trouve réduit en cendres.

Puis vient Maïdanek, où nos pas sont transis par le poids de l’évidence. On entre dans le monde de l’indicible. La tête retentit de questions. Comment cela a-t-il été possible ? Qu’aurais-je fait à la même époque ? Et si c’était mon frère, mon fils, dont je retrouvais ici les vêtements.

C’est avec réticence que nous pénétrons dans les baraques encore baignées d’ombre et de silence. Une allée centrale entre des milliers de chaussures. Des souliers d’enfants renvoient une image insupportable.

Quand la visite du camp de Maïdanek s’achève, nous nous assemblons afin de prier. L’office de l’après-midi, minha, nous procure un certain soulagement. Il est temps de regagner les cars qui nous servent d’abris pendant les longs trajets sur les routes défectueuses de Pologne.

Enfin, il y a Auschwitz, dont le nom à lui seul suscite tant d’appréhension. Depuis 1947, ce site a été le théâtre d’affrontements de mémoires concurrentes : catholique, communiste, nationale et juive 2. Mais après Maïdanek, Auschwitz nous paraît moins éprouvant à cause de son organisation en forme de musée.
Pourtant chaque objet que l’on nous présente derrière une vitrine est chargé d’une histoire. Nous voici suffoqué devant l’existence de toutes ces preuves. En particulier, des tonnes de cheveux qui servent de “pièces à conviction”.

Le commentaire du guide polonais paraît superflu. Le décalage entre la froide présentation des faits et le sentiment d’un vécu si tragique crée un malaise. On aimerait tant entendre une voix émue nous relater cette histoire, au lieu de cela, on subit une visite froide, stéréotypée, presque indécente.

Et les questions précises surviennent ? De quoi est composé le Zyklon B ? Combien de victimes enferme-t-on dans une chambre à gaz ? Quel fut le nombre exact de convois, et combien de personnes étaient entassées dans un convoi ? Un événement effroyable se déroule alors, une personne faisant partie de l’encadrement israélien semble retrouver une valise portant le nom de sa mère. Des pleurs et des cris explosent, c’est terrible pour elle et pour les présents impuissants.

Quelques heures plus tard, la cérémonie du Yomhashoah  a lieu dans la synagogue de Cracovie. Ce magnifique bâtiment construit au XIXème siècle montre l’importance de l’ancienne communauté juive.

Nos brèves rencontres avec les Polonais ont révélé l’ampleur des réactions antisémites subsistantes. Mais les regards braqués sur nous, nous marchons avec fierté dans les rues de Cracovie. Une sorte de revanche pacifique face à ce milieu qui semble encore hostile.

Notre présence massive en ces lieux, deux générations plus tard, est déjà une victoire : la meilleure réponse à la tentative d’extermination. Quand la cérémonie de Cracovie commence, les gorges étranglées par l’émotion, nous sommes conscients de vivre un moment historique, de remplir une synagogue restée vide depuis un demi-siècle. Le chant de la Hatikva, l’hymne israélien, résonne comme un formidable chant de l’espoir.

Le quatrième jour est consacré à cette marche que doivent effectuer plus de cinq mille jeunes Juifs d’Auschwitz à Birkenau, environ quatre kilomètres. Au son du chofar 5 toutes les délégations représentant les composantes diverses du judaïsme mondial défilent sur les routes polonaises.

Cette fois en hommes et femmes libres venant commémorer le souvenir de la mémoire de toutes les victimes de la barbarie nazie. Pendant deux heures, les visages sont graves, tendus, toute parole devient superflue. Seule compte notre présence massive, silencieuse et solennelle. N’est-ce pas là la plus belle preuve de l’échec de ceux qui voulaient nous exterminer ?

Au bout de la marche se tient une dernière cérémonie, pleine de dignité. Si les discours ne sont pas tous compris à cause de l’usage exclusif de certaines langues (anglais, hébreu) le message est clair notre présence n’est pas le fruit du hasard, elle est l’expression d’une volonté d’exister et de transmettre un message de paix, de vérité et de justice. »

JG

 

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