« Vous m’avez fait le don infiniment précieux de la pauvreté. »

Le site Des Lettres nous fait découvrir – ou redécouvrir – cette lettre témoin d’une humanité qui s’est perdue ces années horribes où la France s’est oubliée.

Abandonnant provisoirement sa carrière d’enseignante, la philosophe Simone Weil, après avoir été ouvrière chez Renault en 1934-1935, devient ouvrière agricole en 1941… C’est dans ce contexte qu’elle écrit cette incroyable lettre chargée de courage et d’ironie, à Xavier Vallat, Commissaire général aux questions juives, qui vient juste de formaliser le second statut des Juifs et leur recensement, ainsi que la loi du 22 juillet 1941 qui organise la spoliation des biens juifs par l’État Français.
Simone Weil mettra ses parents à l’abri aux États-Unis en 1942 et se rendra en Grande-Bretagne pour y travailler comme rédactrice dans les services de la France Libre. Atteinte d’une tuberculose sans doute aggravée par sa période de vie ouvrière, Simone Weil meurt au sanatorium d’Ashford le 24 août 1943.

18 octobre 1941

« Monsieur,

Je dois vous considérer, je suppose, comme étant en quelque sorte mon chef ; car, bien que je n’aie pas encore bien compris ce qu’on entend aujourd’hui légalement par Juif, en voyant que le ministère de l’Instruction publique laissait sans réponse, bien que je sois agrégée de philosophie, une demande de poste déposée par moi en juillet 1940 à l’expiration d’un congé de maladie, j’ai dû supposer, comme cause de ce silence, les présomptions d’origine israélite attachée à mon nom. Il est vrai qu’on s’est abstenu également de me verser l’indemnité prévue en pareil cas par le statut des Juifs ; ce qui me procure la vive satisfaction de n’être pour rien dans les difficultés financières du pays. — Quoi qu’il en soit, je crois devoir vous rendre compte de ce que je fais.

Le gouvernement a fait savoir qu’il voulait que les Juifs entrent dans la pro­duction, et de préférence aillent à la terre. Bien que je ne me considère pas moi-même comme juive, car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j’ai été élevée sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents libres-penseurs, je n’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune attache avec la tradition juive, et ne suis nourrie depuis ma première enfance que de la tradition hellénique, chrétienne et française, néanmoins j’ai obéi.

Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai coupé les raisins, huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait l’honneur de me dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la ville, en me disant que je pourrais épouser un paysan. Ignoré, il est vrai, que j’ai du seul fait de mon nom une tare originelle qu’il serait inhumain de ma part de transmettre à des enfants.

J’ai encore à faire une semaine de vendange. Ensuite je compte aller travailler comme ouvrière agricole au service d’un maraîcher chez qui des amis m’ont procuré une place. On ne peut pas, je pense, obéir plus complètement.

Je regarde le statut des Juifs comme étant d’une manière générale injuste et absurde ; car comment croire qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ?

Mais, en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la caté­gorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péni­blement de fatigue en fatigue. Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne la rêvent pas.

Le gouvernement, que vous représentez à mon égard, m’a donné tout cela. Vous et les autres dirigeants actuels du pays, vous m’avez donné ce que vous ne possédez pas. Vous m’avez fait aussi le don infiniment précieux de la pauvreté, que vous ne possédez pas non plus.

J’aurais hésité à vous écrire, sachant votre temps pris par d’innombrables soucis, mais vous ne recevez certainement pas beaucoup de lettres de remerciements de ceux qui se trouvent dans ma situation. Cela vaut donc peut-être pour vous les quelques minutes que vous perdrez à me lire.

Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

Simone Weil »

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parolesdefemmes

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation La Poste

Source : Des Lettres

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Frydman Charles

La version manuscrite de la première page de la lettre est accessible sur le net. Elle me semble apporter des éléments que l’on ne trouve pas dans la version imprimée. Sans aller jusqu’à une analyse graphologique, l’écriture du mot juif(s) me semble intéressante. Le premier mot juif est écrit au singulier et en minuscule . Puis Juifs au pluriel avec un J cursive majuscule. Ce J peut faire penser au J sur les passeports en Allemagne dès 1938 puis à celui des etoiles jaunes . Simone Weil semble avoir des difficultés à assumer pleinement son identité juive. Ouvrière, convertie au catholicisme, elle se sent néanmoins solidaire des persécutions des juifs dans sa lettre. Elle ne se sent pas juive par la pratique de la religion,mais par son nom.

Danielle

Vous n’ignorez pas que certains pouvaient quitter le territoire, ou alors les dates ne sont pas exactes
La morale de cette émouvante et triste lettre, bien que philosophe, elle pensait être au-dessus des lois racistes.
Elle n’a jamais mis les pieds dans une synagogue (était-ce le critère qui définissait une judaïté)
Simone Weill, delà ou vous vous trouvez, Juive vous êtes née, Juive vous mourrez ! et finalement c’est ce qui est arrivé.
Que son âme repose en paix !

Jake

Quitter la France comme Juive Française en 41/42? pour Londres…? Les parents avec des visas pour les USA ? Impossible sans de LOURDES prérogatives dont des honnêtes gens n’auraient dû profiter que pour aller se battre!
Mais voilà….
Peu le firent….ils se réfugièrent et ne firent rien….ils poursuivirent leur carrière…
les autres se cachèrent 4 ans…sans combattre ….ni tenter de passer en Espagne puis au Maroc et ailleurs comme un Oncle, deuxième survivant du clan à part ma mère qui demeura cachée avec ses petits mais au grand jour….(faux papiers et « race juive invisible » dans le sud du pays!) « les juifs ne sont pas blonds » (!!!!) parait-il. ????????
Être victime ne disculpe d’aucune responsabilité!!!!!!!!!!!!!!!

Jake

Madame Weill a donc dans son extrême malheur! juif quand même? a donc pu se « barrer en Angleterre en pleine guerre 1941/42 et faire partir itou ses parents en Amérique…. qui ne donnait pas de visa aux juifs depuis 1924 jusqu’en 1949/50….!!!!
???????????????????????????
Et nous devons nous apitoyer????????????
Ou bien nous étonner?????????????????????