Les perles de la sagesse: Les chapitres des Pères (Pirké Avot 2/3)

Avec ce troisième chapitre, nous en arrivons au milieu du texte qui en compte six. L’obsession reste toujours ici d’éloigner de soi toute tentative de commettre un péché.

Un sage du nom de Akabia ben Mahalalel propose une triple prise de conscience pour ne pas céder à la tentation : demande toi d’où tu viens (d’une goutte malodorante), où tu vas (dans une fosse de terre et de vers) et à qui tu devras rendre des comptes (le roi des rois, le Saint béni soit il).

Nous retrouvons une nouvelle fois un conseil concernant l’attitude à adopter à l’égard des autorités, sans suite logique aucune avec ce qui précède. Le traité enjoint de prier pour le bien-être des gouvernants qui assurent l’ordre public et la stabilité au sein de la vie sociale, faute de quoi les hommes s’en prendraient les uns aux autres sans aucune pitié.

La centralité de l’étude de la Tora et l’obéissance à ses préceptes est toujours à l’ordre du jour : si deux hommes, ou trois, ou même un seul individu prennent part à un banquet sans jamais l’accompagner d’un sermon portant sur la Tora, c’est comme s’ils avaient consommé des sacrifices présentés par des morts. En revanche, si ces mêmes hommes discutent de la Torah, alors la présence divine se tient au-dessus d’eux.

Nous avons déjà évoqué un passage où l’homme doit choisir entre deux jougs, celui de la Torah avec ses préceptes et celui du royaume avec ses coercitions, ses taxes financières et ses viols de la conscience.

La Torah habite constamment la pensée de l’homme ; même en voyageant, même en marchant, l’homme doit y penser. Selon le texte, l’homme compromettrait sa vie s’il s’interrompait pour dire simple : que ce barbe est beau, que ce champ est beau, que ce paysage est magnifique etc…

Hanina ben Dossa était un sage dont les qualités évoquent assez curieusement celles généralement attribuées à Jésus ; dans le présent contexte, c’est sa piété qui est mise en exergue. Quiconque donne l’avantage à la crainte de commettre un péché et lui subordonne sa science verra celle-ci prospérer. Le fait qu’un homme jouisse d’une bonne réputation aux yeux de ses congénères lui donnera aussi accès à la faveur divine. Mais lorsque ce n’est pas le cas, la bonté divine s’en détourne, elle aussi.

Un autre sage, rabbi Eléazar ha-modda’i, énonce un principe moral de grande importance : quiconque profane les sanctuaires, méprise les jours de fêtes, humilie son prochain en public, renverse l’alliance d’Abraham et développe dans la Tora des idées contraires à la halakha, ne prendra pas part au monde futur, même s’il s’est intensivement adonné à l’étude de la Tora et qu’il a à son actif de très nombreuses œuvres de bienfaisance.

Cette mise en garde souligne la priorité de la bonne conduite en ce bas monde. L’arrogance, la misanthropie, le mépris du prochain ne sauraient cohabiter en l’homme avec l’étude de la Tora et la bienfaisance.

En énonçant les différents types de haies protectrices et leurs rôles respectifs. Rabbi Akiba conclut en disant que le silence est la meilleure preuve d ’intelligence : le silence est d’or.

Et il est vrai que dans toute la littérature talmudique, les sages se comprennent à demi mot. Les développements les plus courts sont les meilleurs.

Le même sage se livre à une classification des différentes catégories constituant l’humanité. Il commence par parler du bonheur de l’homme qui a été créé à l’image de Dieu ; les enfants d’Israël sont les bien aimés de Dieu puisqu’il est écrit : vous êtes les fils de l’Eternel votre Dieu.

Celui-ci a offert à son peuple une véritable pierre précieuse, devenue l’instrument de la création, à savoir la Torah. D’où le verset des Psaumes : Car je vous ai donné une bonne part, n’abandonnez pas ma Tora…

On attribue à ce même rabbi Akiba une maxime aux conséquences très grandes : tout est prévu (programmé) mais la liberté (le libre arbitre est offert (existe), le monde est gouverné par l’attribut de bonté (miséricorde) mais tout est fonction du nombre d’actions commises.

C’est le sempiternel problème de l’omniscience divine et du libre arbitre humain. Il s’agit de ménager à la fois la toute puissance de Dieu et la liberté de l’homme.

Si l’homme ne dispose d’aucune autonomie, la notion de rétribution dans l’au-delà disparaît : comment punir un homme qui ne pouvait pas ne pas agir comme il a effectivement agi ? Un peu plus loin, nous rencontrerons une maxime qui se rapproche de celle-ci : Tout dépend du Ciel, excepté la crainte du Ciel…

Les versets suivants sont une métaphore dont le Talmud est très friand ; les relations entre Dieu, le monde et l’homme sont présentées ainsi : dans ce bas monde, nous sommes tous des emprunteurs, le même filet est jeté sur tous, la boutique est ouverte, le propriétaire consent des prêts, le livre est grand ouvert, une main y inscrit (les prêts), quiconque veut un prêt n’a quà venir et exprimer sa requête, les clercs d’huissiers battent le pavé et exigent des hommes, volontairement ou involontairement, le paiement de leurs dettes, ils disposent de preuves sur lesquelles ils peuvent s’appuyer, le verdict est bien fondé et tout est prêt pour le banquet…

C’est une présentation métaphorique du jour du jugement au cours duquel l’humanité dans son ensemble comparait devant le tribunal divin.

C’est une très belle figuration du destin de l’homme, appelé à rendre des comptes : dans ce monde, il est un débiteur de Dieu, tout ce qu’il fait est recensé, toutes ses fautes, toutes actions, bonnes ou moins bonnes sont notées et le verdict tombe, le jour de sa mort et c’est le banquet, c’est-à-dire la comparution devant le tribunal divin. Les dès sont alors jetés.

La Tora n’a pas vocation à nous détacher du monde réel. C’est la réflexion philosophique pure qui provoque une telle coupure.

Les sages établissent une sorte d’interdépendance entre le monde pratique (la nourriture terrestre) et la Tora (la nourriture spirituelle) : l’une ne va pas sans l’autre. Un tel débat semble avoir préoccupé les sages durant de nombreuses générations car on lit ceci : celui dont la science dépasse de très loin ses actes ressemble à un arbre dont les branches sont abondantes mais dont les racines ne sont pas profondes. Que vienne un vent violent et il est déraciné et se retrouve jonchant le sol… Le poète Paul Valéry disait aussi : la substance de l’être, c’est l’acte. L’acte nous enracine dans le réel.

A la fin de son ouvrage L’essence du judaïsme, Léo Baeck a parlé de la culture de la piété chez les juifs ashkénazes et de la piété de la culture chez leurs frères séfarades. Dans ces Chapitres des Pères, c’est la première version qui l’emporte. Le texte revient inlassablement sur la nécessité de l’étude, sur les fruits qu’on peut en tirer, les vertus que l’on peut en apprendre, sans omettre les bienfaits apportés au corps social dans son ensemble.

C’est, du reste, le sens du premier adage attribué à Ben Zoma ; l’homme intelligent est celui qui apprend de tout homme. C’est un sage qui sait faire son miel de tout ce qu’il entend ou lit.

Après cette définition où l’on notera que c’est encore l’étude qui occupe la première place, on décrit le héros comme celui qui sait se dominer : l’homme authentiquement riche est celui qui se satisfait de son sort. Quel est l’homme réellement honorable et respecté ? Celui qui respecte et honore son prochain.

Ben Azzaï, le collègue de Ben Zoma, recommande de s’empresser de réaliser un commandement léger (qui n’impose pas de gros efforts) et de s’éloigner de toute transgression car un péché en entraîne un autre alors qu’une action méritoire en entraîne une autre.

Il ajoute aussi une définition qui retiendra même l’attention d’un philosophe comme Spinoza, plus d’un millénaire plus tard : Quelle est la récompense d’un acte méritoire ? Un acte méritoire ! Quelle est la récompense d’une transgression ? Une transgression !

Cette approche foncièrement philosophique avant la lettre constitue un tournant dans l’histoire de la piété juive : les conséquences de nos actes ne sont pas issues p de l’autre monde, mais bien du nôtre. Il ne faut pas s’attendre à des manifestations supra-terrestres. On récolte ici-bas les graines semées par nous-mêmes ici-bas…

Chaque homme aura son heure, chaque lieu aussi. Car le dessein divin n’a rien créé en vain. Toutefois, ce n’est pas une invitation à être arrogant car, au bout du compte, toutes nos attentes trouvent leur terme sous terre.

Le texte revient sur cette sempiternelle opposition entre l’étude et l’agir, la spéculation et l’action, cette dernière ayant toujours la faveur des sages : celui qui apprend pour enseigner les autres bénéficiera du concours du ciel mais celui qui apprend pour enseigner et pratiquer recevra une aide encore plus grande afin de mener à bien ses projets.

Une restriction est apportée, elle l’avait déjà été supra : on ne doit pas chercher à profiter de son propre statut d’érudit de la Tora. On ne doit pas instrumentaliser la doctrine, on ne doit pas poursuivre des fins personnelles mais on doit étudier la Tora par amour de la Tora. Mais celui qui accomplit les commandements de la Tora tout en étant pauvre finira par les réaliser dans l’opulence.

L’homme doit réduire ses activités commerciales (‘ésék) pour accorder encore plus de temps à l’étude de la Torah. Pour se faire bien comprendre de ses lecteurs, le texte affirme qu’en oeuvrant dans le bon sens, on se crée un avocat qui plaidera sa cause, et le contraire est tout aussi vrai ; quiconque agit mal suscite un accusateur qui le poursuivra.

Rabbi Simon parle, lui, des différents diadèmes, comprenez les idéaux ou les vertus les plus élevés : celui de la Tora, de la prêtrise et de la royauté. Mais le plus éminent des trois est celui de la bonne réputation.

Quand on croise une personne, il faut être le premier à la saluer. On trouve aussi une recommandation qui ne laisse pas d’étonner : mieux vaut être le dernier des lions que le premier des renards…

La prochaine problématique relève de la philosophie morale, de l’éthique : le sage dit qu’il n’est pas en notre pouvoir de découvrir pour quelles raisons l’impie coule des jours heureux alors que l’homme vertueux se débat dans la misère ? Le texte évite adroitement le débat autour de la théodicée : Dieu est-il juste ? Si oui, alors pourquoi assistons nous à tant d’injustices et de violences dont les innocents sont toujours victimes ?

Le judaïsme enseigne l’existence d’une vie dans l’au-delà que rabbi Akiba illustre de la manière suivante : ce bas monde ressemble à un vestibule qui conduit au monde futur ; prépare toi tant que tu te trouves dans le vestibule afin de pouvoir accéder au palais… Le même sage se livrait à des comparaisons entre les deux mondes, le nôtre et celui de l’éternité : mieux vaut une seule heure de repentir et de bonnes actions dans ce monde que toute la vie dans l’au-delà. Mais un seul instant de bonheur dans le monde futur vaut mieux que tout une vie dans notre monde.

Toute éthique n’est valable que si elle s’adresse à tous et défend des valeurs universelles : ainsi les Pirké Avot n’oublient pas de rappeler que l’ennemi a lui aussi des droits et qu’il bénéficie aussi de la protection divine : c’est pourquoi il ne faut pas se réjouir de sa chute…

Revenant sur lé nécessité absolue d’apprendre encore et toujours, le texte établit une comparaison entre celui qui apprend dans son jeune âge et celui qui ne le fait que du temps de sa vieillesse : le premier ressemble à un homme qui écrit sur un parchemin vierge et neuf, tandis que le second se contente d’un parchemin usé et en mauvais état. Dans ce sillage, on nous met en garde contre l’illusion qui consisterait à juger de la valeur d’un breuvage d’après le flacon. C’est le contenu qui compte : il ne faut se fier aux apparences…

Parfois, c’est dans de vieilles cruches qu’on trouve le meilleur vin. Visiblement, le texte accorde la priorité à ce qui est ancien, âgé et plein d’expérience : quand on est l’élève d’un jeune enseignant, on mange des raisins acides tandis que l’enseignement prodigué par un enseignant âgé a le goût de raisins bien mûrs.

La conclusion de ce quatrième chapitre tient en une émouvante profession de foi qui vaut d’être citée ici dans son intégralité : Ceux qui sont nés sont destinés à mourir (cela fait penser à la phrase de Martin Heidegger : Das Sein zum Tode) et ceux qui sont morts seront rappelés à la vie, les vivants seront jugés pour qu’ils sachent, proclament et éprouvent que c’est lui Dieu, c’est lui le formateur, le créateur, l’omniscient, le juge, le témoin, il dit le droit, et rendra son verdict, le Saint béni soit il car devant lui, il n’y aucune impiété, aucun oubli, aucune acception de personne, aucune tentative de corruption, car tout est à Lui. Sache aussi que tout est bien calibré, que ton instinct ne te dévoie pas en te faisant croire que la tombe sera ton refuge… C’est que contre ton gré tu fus formé, c’est contre ton gré que tu fus mis au monde, , tu vis et tu meurs contre ton gré et c’est aussi contre ton gré que tu rendras des comptes devant le roi des rois, le Saint béni soit il. (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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