Photo Dusault pour Le Point
La fabrication du traître

Les islamistes réinventent le dictionnaire. L’intellectuel soucieux de liberté doit briser ce monopole sur les mots pour se faire entendre.

Par Kamel Daoud

Source : Le Point

« Le sexe, c’est l’autre, l’Occident décadent, alors que l’identité marocaine et musulmane s’apparenterait à la vertu et à la pudeur. » C’est ce qu’a expliqué le réalisateur du fameux film Much Loved, le Marocain Nabil Ayouch, à Leïla Slimani* à propos des tensions liées à la question de la sexualité au Maroc, mais aussi dans le reste du monde dit « arabe ».

Il faut vivre dans ces territoires pour comprendre la profonde implication de ce constat. Il ne s’agit pas en effet de la seule question de l’interdit du corps et du désir, mais de tout le statut des intellectuels opposants aux ordres conservateurs, politiques ou religieux. Par une sourde ruse de rhétorique maligne, le discours conservateur dans nos pays a réussi le tour de force d’exclure des concepts du champ éditorial quotidien pour les confondre avec l’Autre, c’est-à-dire l’Occident, et donc disqualifier les porteurs de discours critiques et les réformateurs.


Ainsi, les mots laïcité ou démocratie ne signifient plus séparation de la religion et de l’État ou égalité des droits, mais invasion, cheval de Troie des puissances étrangères, complots, valeurs occidentales destinées à déstabiliser et détruire « notre culture et nos valeurs authentiques ».


Ainsi, les mots laïcité ou démocratie ne signifient plus séparation de la religion et de l’État ou égalité des droits, mais invasion, cheval de Troie des puissances étrangères, complots, valeurs occidentales destinées à déstabiliser et détruire « notre culture et nos valeurs authentiques ».

Ces deux mots ont sens d’athéisme pour mieux liguer contre leurs avocats les plèbes, les foules, les populismes, les croyants, et donc mieux asseoir la domination des castes, des régimes et des clergés. Il en va ainsi des mots désir, sexualité, orgasme, plaisir et émancipations.

Le discours conservateur et islamiste en a transformé le sens en celui d’invasion pour isoler les contestataires de l’ordre. Tout un dictionnaire haineux de mots dévoyés et dont l’intention est de délégitimer les voix de la réforme et les appels au droit à la liberté. Une entreprise de propagande que des télévisions, des radios et des prêcheurs consolident chaque jour.

Contrer le fatalisme

C’est que l’enjeu des mots est énorme. Il suffit d’« occidentaliser » un concept pour le voir rejeté par les opinions. Du coup, le casting devient manichéen : d’un côté, le conservateur, l’islamiste s’octroient le statut de la vertu, de l’authenticité, de la valeur, de la culture locale, du nationalisme et de la farouche vigilance face aux « complots internationaux » ; de l’autre, l’intellectuel, le militant des droits de l’homme, le lutteur de sens et du désir, devient figure du traître, agent secret, comploteur, « minorité », dissident, exilé, fourbe, traître, Judas du « nous » vertueux.

C’est cette mécanique qu’il faut comprendre d’abord pour les intellectuels locaux soucieux de liberté : redéfinir le dictionnaire des idéaux, démonopoliser le discours sur les grandes questions que se sont appropriées les islamistes et les conservateurs comme le sexe, la mort, la philosophie, le passé et la culture, l’individu ou le sacré. C’est cette ruse qu’il faut démanteler pour contrer ce fatalisme qui touche les élites locales face aux populismes islamistes triomphants car bénéficiaires de cette arnaque. Mais c’est aussi cette mécanique qu’il faut saisir pour les soutiens étrangers qui reposent cette question myope : « Pourquoi vos voix de liberté et de réformes sont peu écoutées chez vous ? » et qui parfois, en voulant aider, décrédibilisent encore plus les engagés dans la « planète d’Allah ».

Le lutteur de sens en ces territoires manque de mots, les a perdus en cours de route et cède sur les définitions, mais est aussi isolé, entre les soutiens maladroits et les procès d’intention des conservateurs fourbes. Les islamistes et les régimes ont réussi ce tour de force de placer la valeur humaine comme valeur exogène à « notre culture » et à enfermer la voix libre dans la case de la singularité à combattre. Entre les deux se sont installés des aigreurs, des fatalismes et des démissions ravageuses chez certains, autant que des analyses légères. Le pire reste cependant ces discours de spécificités culturelles qui sont repris comme des prétextes d’empathie par des élites occidentales ou des exilés. Désastre du sens et de la bonne foi où on en arrive à excuser la monstruosité au nom de la spécificité et le déni au nom de l’inclination.

* « Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc » de Leïla Slimani, Les Arènes.

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