Les origines et les interprétations du shofar (corne de bélier).

De tous les instruments de musique, à corde, à vent et à percussion seul le shofar a suivi le peuple juif dans son exil. On ne se sert plus de cette corne de bélier qu’à deux occasions dans le judaïsme, à savoir le jour du nouvel an (Rosh ha-Shana) et le jour des propitiations (Yom Kippour).

D’où peut bien provenir cette tradition et comment s’expliquer les interprétations mystiques et ésotériques qu’elle a reçues au cours des âges?

Au fond, la Bible ne précise nulle part les règles afférentes au shofar; c’est le talmud -surtout dans le traité de Rosh ha-Shana16a-b- qui s’en charge. Les théories qui cherchèrent à en rendre compte varient selon que l’on est rationaliste, éclairé ou franchement mystique; on peut retenir grosso modo deux idées: la sonnerie du shofar cherche à attirer l’attention de Dieu, voire même à le réveiller et à lui rappeler que sa miséricorde doit prendre le pas sur sa rigueur; ou bien elle sert à chasser les forces maléfiques, singulièrement Satan qui prend peur lorsqu’il perçoit ces sons précis et abandonne alors toutes les accusations qu’il entendait porter contre Israël.

Voyons à présent les occurrences du shofar et sa signification dans la Bible et dans le talmud afin de mieux comprendre la dimension ésotérique de ce phénomène religieux. Dans la littérature biblique le shofar servait tout d’abord lors de l’intronisation d’un roi (II Sam. 15;10, I R. 1;34, 39, I R. 1;41s, II R. 9;13).

Psaume 47;6 -sur lequel nous reviendrons plus bas- renvoie à l’intronisation de Dieu lui-même: “Elohim monte en fanfare (teru’a) JHWH au sens du cor
(shofar)”.

La seconde utilisation du shofar, pris comme le son du cor ou du tocsin, se rapporte à la guerre: II Sam. 18;16 et 20;22 notifient l’arrêt des combats alors que Juges 3;27 et 6;34 appellent au contraire à la lutte armée. Il en est de même de I Sam. 13;3 où on invite les Israélites à venir combattre pour Saül. Jérémie 51;27 et Job 9;14 connotent toujours l’idée de combattre.

Il en est de même pour Ezéchiel 33;3-6 et Osée 5 ; 8. Zacharie 1.16 parle de « Dieu lui-même qui sonne du shofar” pour combattre aux côtés de ses
protégés. On connaît l’épisode des murailles de Jéricho: il n’est pas impossible qu’aux yeux de Josué l’idée de sonner de la corne de bélier visait à chasser les esprits qui protégeaient la ville… On rejoindrait alors la seconde interprétation du sens du shofar, mais toujours dans un même contexte guerrier.

Hormis la guerre, le shofar intervient dans les contextes suivants: lors de la procession de l’arche sous la direction de David (II Sam. 6;15 et I Chr. 15;28) ou à l’occasion de l’annonce d’une fête ou d’une néoménie (Ps. 81;4 et Lev. 25;9 ou encore Lev. 23;24).

La littérature biblique connait un autre vocable hatzozzera qui signifie trompette mais qui est souvent utilisé comme un synonyme de shofar.
Les deux instruments sont cités ensemble en quatre passages bibliques: Ps. 98;6, I Chr. 15;28 II Chr. 15;24 et Osée 5.8. Le verbe qui suit le shofar pour dire sonner est toujours li-teqo’a’ et celui qui suit hatzozzera est constamment le-hariya’. La Bible hébraïque donne une définition des plus précises de ces sons et notamment de la téru’a en Nombres 10;2-10:

“Fais toi deux trompettes d’argent. D’argent massif tu les feras et elles te serviront à la convocation de la communauté ainsi qu’au déplacement des camps. Dès qu’on en sonnera, toute la communauté se groupera près de toi, à l’entrée de la tente du rendez-vous. Que si l’on en sonne une seule fois, ceux qui se grouperont près de toi seront les princes, les chefs des tribus d’Israël. Quand vous sonnerez en fanfare (bi-teru’a) les camps, ceux qui campent à l’est, partiront.
Et quand vous sonnerez une seconde fois en fanfare, les camps, ceux qui campent au sud, partiront. On sonnera en fanfare pour leurs déplacements. Et pour rassembler l’assemblée, vous sonnerez, mais non en fanfare.
Ce sont les fils d’Aaron, les prêtres, qui sonneront des trompettes et celles-ci feront partie, pour vous, d’un rite éternel suivant vos générations. Quand vous entrerez en guerre dans votre pays contre l’adversaire qui vous attaquera, vous sonnerez des trompettes en fanfare, vous vous rappellerez ainsi à la face de Dieu et vous serez sauvés de vos ennemis.
En votre jour de réjouissance, en vos solennités, en vos néoménies, vous sonnerez des trompettes durant vos holocaustes et vos sacrifices pacifiques. Elles vous serviront de mémorial devant votre Dieu..”

On peut avancer l’hypothèse suivante: le shofar était l’instrument qui avait la faveur du peuple tandis que la hatzozzera était mieux considérée dans les milieux sacerdotaux; ceci expliquerait alors la quasi-disparition de cette dernière après la chute du temple de Jérusalem. Cette idée est plus crédible grâce à une déclaration de Shabbat 36a selon laquelle un certain nombre de choses ont changé de nom depuis la destruction du temple: par exemple ce qui s’appelait shofar s’appelle désormais hatzozzera et inversement.

Cette déclaration signifie tout simplement qu’après la chute du temple le shofar avait totalement supplanté la hatzozzera. Ainsi, après la destruction du temple, seul le shofar était utilisé pour les fêtes de Rosh ha-Shana et de Kippour.

La tradition juive attribue au shofar trois sons: la teqi’a (son prolongé), la teru’a (sons saccadés) et les shebarim (sons brisés).

Quelles sont les explications données par l’exégèse juive ancienne au sujet de la sonnerie du shofar? En Rosh ha-Shana 16a, le passage classique du talmud à ce sujet, quelqu’un demande pour quelle raison on sonne de la corne de bélier (teqi’a) le jour du nouvel an? L’auteur est immédiatement interrompu par la réponse anonyme suivante: parce que Dieu a ordonné de sonner la teqi’a (sons prolongés); la même réponse est faite pour ce qui est de la teru’a (sons plus saccadés).

Il semble que les talmudistes aient été déçus par toutes les explications qui pouvaient s’offrir à eux. Or, Nombre 10;9 édictait clairement que Dieu se souvenait de son peuple Israël engagé dans le combat lorsqu’il percevait le son du shofar…

Et en se souvenant de ses enfants il change de place: du trône de la rigueur il se dirige vers celui de la miséricorde. Cette explication trouve un écho dans un passage du midrach (Lévitique rabba § 29, Genèse rabba § 56 et Rosh ha-Shana 16a):

“Juda bar Nahmani a commencé en ces termes, au nom de Resh Laqish: Psaume 47;6 dit: Elohim monte en fanfare (teru’a), YHWH au son du cor (shofar). Lorsque le Saint béni soit-il monte pour prendre place sur le trône du jugement c’est pour rendre un verdict, ainsi qu’il est dit: Dieu monte en fanfare…Mais lorsque les Israélites se saisissent de leur shofar le Saint béni soit-il change de trône: il quitte celui du jugement pour occuper celui de la miséricorde, ainsi qu’il est dit: Dieu (monte) au son du cor. Son cœur est empli de miséricorde et il leur pardonne. Quand cela a-t-il lieu? Le premier jour du 7ème mois.”

Le même passage midrachique rapproche la racine SH F R (qui a donné shofar) du verbe hébraïque shafar qui signifie améliorer, rendre meilleur: c’est le bélier qui a remplacé Isaac sur l’autel. En percevant le son du shofar Dieu se souvient de l’amour d’Abraham pour Lui car il n’a pas hésité à offrir son fils en sacrifice.

Yoma 20a donne une explication: l’expression hébraïque Ha-STN (le Satan) a pour valeur numérique le chiffre 364. Les Sages en déduisent l’enseignement suivante: Satan peut sévir tous les jours de l’année, à l’exception d’un seul, le jour de Kippour au cours duquel on sonne la corne de bélier…

Rosh ha-Shana 16b préconise de prononcer la formule suivante lorsqu’on perçoit la sonnerie du shofar: Qera’ Satan: Déchiquette Satan! On conseille même d’y insérer le Nom divin afin d’obtenir plus d’efficacité, ce qui donne la formule hébraïque suivante: YQHR’H YSHTWNH.

On peut reconstituer le Nom tétragrammate dans cette formule: YHWH. D’autres passages talmudiques prêtent à la sonnerie du shofar des vertus anti-démoniaques (comme on l’a vu supra pour les esprits protecteurs de la ville de Jéricho): Hullin 105b parle de Mar bar Rav Ashi qui chassa le démon d’une gouttière grâce au son du shofar; Ketubot 17a suggère de conduire à la synagogue toute personne possédée par le démon: au son du shofar, elle retrouvera la sérénité et l’apaisement.

Dans son Mishné Tora, Maïmonide (1138-1204) voyait dans la sonnerie du
shofar un acte rituel mais aussi symbolique:

“Bien que la sonnerie du shofar soit un précepte biblique concernant le nouvel an et le jour des propitiations on y trouve aussi l’allusion suivante: O vous qui dormez, sortez enfin de votre léthargie et vous qui somnolez émergez donc de votre torpeur. Examinez votre conduite et faites amende honorable. Que chacun rejette ses mauvaises pensées et ses actions iniques.”

Le Zohar, la Bible des kabbalistes, voyait les choses autrement; commentant Levitique 23;4 le Ra’ya méhémna (le berger fidèle) dit ceci:

“Outre le procureur, deux notaires entourent Dieu…Celui-ci laisse toujours le temps de se repentir. Si le pécheur vient à résipiscence Dieu déchire alors le décret funeste le concernant et dit: Qui souhaite invoquer des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé? C’est alors que retentit le son du shofar dont l’écho parvient jusqu’au ciel. A la seconde sonnerie tous les accusateurs sont plongés dans la confusion. La colère de Dieu s’apaise, son cœur est empli de miséricorde et de bienveillance.”

Ishaya Horowitz, l’auteur de l’important ouvrage Shené luhot ha-berit (les Deux tables de la loi) affirme (fol. 117b) que le son du shofar avilit Satan dans son rôle d’accusateur d’Israël. Il ne faut pas oublier que la sonnerie du shofar a son Sitz im Leben dans la liturgie de Rosh ha-Shana où l’on parle de malkhouyot (allusion à la royauté de Dieu: Ezéchiel 20;3), de zikhronot (souvenirs) (Ps. 78;39) et de shofarot (Zacharie 9;15).

Les spécialistes des religions comparées ont donné de l’usage du shofar une toute autre explication qui renvoie au rôle joué par les animaux à cornes dans les conceptions primitives de la divinité. Il est indéniable que les traces de telles représentations subsistent même au sein de la Bible.

Certes, on pourrait objecter que les métaphores bibliques comparent Dieu à une série d’animaux, notamment à un lion, comme en Isaïe 38;13 (comme un lion, il broie mes os). Mais pour les bêtes à cornes la situation est un peu différente en raison même de la polysémie du terme hébraïque kérén (corne): la Bible interdit expressément l’adoration des satyres (se’ir)(Is. 13;21 II Chr. 11;15) mais elle compare Dieu à un buffle (ré’ém) et s’en réfère justement à ses cornes (Nb 23;22). Joseph lui-même est doté de cornes de buffle (Dt 33;17):
“Ses cornes sont deux cornes de buffle avec lesquelles il heurtera les peuples, tous ensemble jusqu’aux confins de la terre.” Le prophète Michée (4;13) fait dire à Dieu “je te ferai une corne de fer…”

On trouve une série de passages où le terme corne (kérén) signifie la
puissance et la force: Job 16;15 (ma force gît à terre), Amos 6;13 (N’est-ce point par notre force que nous nous sommes procurés des cornes?) Jer 48;25 (la corne de Moab et son bras sont brisés) Ps. 148;14 (Et il élève la corne de son peuple) ou encore Ps. 92;11 (Et tu élèves ma corne comme celle des buffles)…

Prolongeant cette métaphore de la corne comme l’expression de la puissance le midrash (Lamentations rabba 2;3) dit ceci:

“Il y a dix types de cornes en Israël: la corne d’Abraham, celle d’Isaac, celle de Joseph, celle de Moïse, celle de la Tora, celle du sacerdoce, celle des Lévites, celle des prophètes, celle du temple et enfin celle d’Israël. Toutes ces cornes furent posées sur la tête d’Israël (afin de le rendre invincible) mais il les perdit toutes en raison de ses nombreux péchés. Ainsi qu’il est dit (Lam. 2;3): Dans l’ardeur de sa colère il a abattu toute corne en Israël…”

Un passage du livre de l’Exode (19;13) semble appartenir à une strate
très ancienne de la littérature biblique: et il n’est pas inintéressant de constater qu’il s’agit de la théophanie du Sinaï. On y dit: Lorsque le Yovél (bélier) poussera des cris prolongés… Et c’est seulement quelques versets plus loin (16s) que l’on parlera du Qol shofar (le son du shofar).

Pour les spécialistes des religions comparées, c’est le bélier lui-même qui était l’ancienne divinité d’Israël avant la révolution monothéiste car on ne dit pas qui, dans ce chapitre 19 de l’Exode, sonne le shofar… Par ailleurs, le terme hébraïque YoVeL a la même racine que YuVal dont Genèse 4;21 dit
justement qu’il fut “le père de tous ceux qui manient la lyre et la flûte.”

Or, ce Yuval est aussi un descendant de Caïn… L’ancienne mythologie hébraïque aurait donc mis en relation l’ancienne divinité avec le descendant du premier meurtrier de l’Histoire: les sons du shofar rappelleraient le premier meurtre et chercheraient à nous dissuader de commettre un nouveau crime similaire. D’où le recueillement, voire même l’effroi des fidèles lorsque retentit le son du shofar.

La tradition juive ne reprend guère ce type d’explications, elle se limite à voir dans la sonnerie du shofar le réveil de Dieu et la réactivation de sa miséricorde.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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