Le journaliste Gerd Heidemann présente un des carnets supposés avoir appartenu à Hitler, lors d'une conférence de presse organisée à Hambourg le 25 avril 1983. - Crédits photo : Chris Pohlert/Chris Pohlert/picture-alliance/dpa/AP Images
Le scandale des faux carnets de Hitler
Source : Le Figaro
LES GRANDS FAITS DIVERS INTERNATIONAUX (4/11) – Le grand hebdomadaire allemand Stern ne s’est jamais vraiment remis de la publication de ses faux carnets en 1983, dans un pays encore obsédé par son passé nazi.

Sur le Carin II, d’anciens nazis partagent leurs souvenirs. Gerd Heidemann les a invités à bord. Le journaliste de Stern, le plus grand hebdomadaire allemand, s’est offert en 1973 l’ancien bateau d’Hermann Göring. Il pensait le revendre après l’avoir remis à flot. En attendant, il l’exhibe: en achetant le yacht du ministre de l’Aviation de Hitler, il s’est ouvert les portes d’un monde fermé qui le fascine, celui des anciens SS. Mais le Carin II est un gouffre financier. Le livre sur le nazisme qu’il projette d’écrire ne suffira pas à éponger ses dettes. Les ingrédients de sa perte sont réunis.

En janvier 1980, l’un de ses convives lui parle d’un collectionneur passionné de reliques nazies, susceptible d’acheter le bateau. Celui-ci, Fritz Stiefel, n’en voudra pas. Mais il partage quelques-uns de ses trésors avec le journaliste: divers objets ayant appartenu à Adolf Hitler et, clou du spectacle, un carnet inédit écrit de la main du dictateur datant de 1935. Électrisé, le journaliste pense son heure arrivée.

Retentissement mondial

Plus de trente ans après le scandale des faux carnets de Hitler, publiés par Stern en 1983, l’ancien journaliste Michael Seufert se souvient de la chronologie de la catastrophe avec une précision d’historien.

«L’alerte est tombée à 13 h 28 le 6 mai, sur le fil des agences de presse», dit-il de mémoire.

«Tout était faux. Une heure plus tard, j’étais convoqué par la direction. Ils étaient tous là. Ils avaient des mines effroyables.»

Le fondateur de Stern, Henri Nannen, y prend la parole: «Seufert, expliquez tout. Vous avez les mains libres. Peu importent les personnes.»

«Ça ne m’a pris qu’une demi-journée», soupire le retraité en retraçant un incroyable engrenage où se mêlent aveuglement journalistique et passion morbide pour le nazisme.

«Gerd Heidemann était excellent journaliste, on le surnommait le limier. Normalement, il vérifiait tout deux fois. Mais par moments, il perdait toute distance»
Michael Seufert, ancien journaliste

Pour se refaire financièrement, Gerd Heidemann s’est mis dans l’idée d’acquérir le carnet de Hitler qu’il vient de découvrir. C’est le scoop du siècle, pense-t-il. «Il était excellent journaliste, on le surnommait le limier», raconte Michael Seufert.

«Normalement, il vérifiait tout deux fois. Mais par moments, il perdait toute distance.» C’était le cas pour son obsession historique. La direction du journal lui avait donc déconseillé de s’entêter avec ses «foutaises» sur le nazisme. Mais il avait continué à entretenir ses réseaux. À la fin des années 1970, il y a encore tant à découvrir sur le passé tabou de l’Allemagne.

En avril 1980, aidé par Thomas Walder, le responsable des pages histoire du magazine, fasciné comme lui par le nazisme, il décide d’enquêter en secret. Stiefel n’a pas voulu révéler qui lui a procuré le précieux carnet. Le commerce d’objets nazis est prohibé et il tient à protéger sa source. Il explique seulement son origine: les carnets, puisqu’il y en a plusieurs, proviennent de RDA. Ils ont été retrouvés à la fin de la guerre près de Dresde. Le récit sonne familier à Heidemann: Hitler s’était plaint de la disparition en avril 1945 d’un avion contenant «des documents importants pour la postérité». Le journaliste retrouve vite la trace d’un engin qui s’est abîmé à Börnersdorf en Saxe. Grâce à son acolyte Walder et ses contacts en RDA, il se rend sur place. Même s’il n’y reste rien, il se convainc que toute l’histoire est vraie.

Hitler n’aimait pas écrire

Pourtant, aucun des proches d’Adolf Hitler n’a jamais évoqué des journaux personnels. Le dictateur n’aimait pas écrire. Peu de manuscrits ont été retrouvés. Mais Gerd Heidemann en a vu chez Fritz Stiefel. Il croit le tabou nazi si fort que le secret ait pu être gardé si longtemps. Les réseaux d’Heidemann lui permettent de découvrir le nom du fournisseur de Stiefel: un certain Fischer, qui vend sous le manteau d’anciens objets nazis. Il parvient à entrer en contact. Le journaliste décide alors de contourner la rédaction de Stern, dont il se méfie, mais d’avertir directement la maison mère de Stern, Gruner+Jahr. Le 27 janvier 1981, le directeur Manfred Fischer, impressionné et confiant dans son enquêteur, donne son feu vert. Adolf Hitler fascine comme un interdit. L’Allemagne veut des réponses sur son passé et la responsabilité des crimes. La première grande biographie du dictateur par un historien allemand, Joachim Fest, ne date que de 1973.

Sûr de son investissement, Gruner+Jahr accorde un premier budget de deux millions de deutsche marks à l’opération. Avec 200.000 DM en petites coupures en poche, Heidemann se rend chez Fischer, qui lui révèle les dessous de l’histoire: son frère est général dans l’armée d’Allemagne de l’Est et il exfiltre les documents dissimulés dans des pianos. Il évoque l’existence de 27 carnets, la plupart se trouvant encore à l’Est. L’histoire semble plausible à Gerd Heidemann. Il négocie aussitôt les trois premiers exemplaires, en prélevant une commission sur la transaction. Puis il signe un contrat avec Stern. Il s’occupera personnellement de l’authentification. Il obtient la garantie qu’il n’aura pas à révéler sa source: c’est la condition posée par Fischer pour «protéger» son frère en RDA et ses livraisons…

«Je me suis dit qu’il y avait une possibilité que cela soit vrai. Mais les conditions minimales requises pour statuer n’avaient pas été remplies»
Gerhard Weinberg, professeur à l’université de Caroline du Nord

Gerd Heidemann montre les carnets à son réseau. Le texte n’a pas de ratures, s’étonne-t-on. Et alors? Un autre révèle une erreur factuelle. Le dictateur s’est tout bonnement trompé en écrivant, réplique le journaliste. Mais que peut signifier «FH» en lettres gothiques sur la couverture ? «Führer Hitler» ou bien «Führer Hauptquartier», argumente-t-il.

En mai 1981, l’affaire s’ébruite auprès de la rédaction en chef. Henri Nannen, le fondateur de Stern, qui avait été tenu à l’écart par la nouvelle génération, parcourt des extraits: «C’est d’un ennui effroyable», soupire-t-il. Ces carnets ne contiennent aucune révélation. Mais l’opération continue: Heidemann est persuasif et personne ne pose beaucoup de questions. Lorsqu’il évoque la piste est-allemande, la conversation s’arrête, comme si la Stasi était en train d’espionner. Parallèlement, Fischer lui a annoncé qu’il existerait en tout 60 carnets. La facture pour Stern s’élèvera à 9,3 millions de DM. À chaque transaction, le journaliste prélève sa part. Il aurait empoché 4,3 millions de DM.

Au printemps 1982, après avoir déjà collecté plusieurs carnets, Gerd Heidemann sollicite des experts. Paranoïaque, il ne les informe pas de la nature du texte à analyser et ne leur transmet que des copies. Pour les comparer, il propose d’autres documents recueillis chez Fritz Stiefel. Dans ces conditions, les résultats se révèlent évidemment positifs.

Le 8 mars 1983, Stern décide qu’il n’est plus temps d’attendre pour la publication sensationnelle des carnets de Hitler. Le retentissement sera mondial: Paris Match, Times ou Newsweek sont intéressés. Mais ils ont besoin d’une validation. L’historien anglais Hugh Trevor-Roper est le premier à avoir accès aux originaux conservés dans une banque de Zurich. Ancien agent des services secrets pendant la guerre, il est impressionné par les documents. «Qui aurait pu falsifier autant de volumes quand quelques-uns seulement auraient suffi», confiera-t-il plus tard. La réputation de Stern le rassure. Il donne son aval.

Puis c’est au tour d’un historien américain, célèbre pour avoir découvert le «deuxième livre» non édité de Hitler, de faire le trajet. «Heidemann était absolument convaincu de son affaire», raconte Gerhard Weinberg, qui est aujourd’hui professeur à l’université de Caroline du Nord. À l’époque, il ne passe que deux heures dans le coffre-fort suisse. Ce n’est pas suffisant pour être catégorique, mais assez pour douter. «Je me suis dit qu’il y avait une possibilité que cela soit vrai», admet-il. «Mais les conditions minimales requises pour statuer n’avaient pas été remplies: pas d’analyses graphologiques, pas de copie du texte tapée pour qu’il soit lisible.» En parallèle, la police fédérale allemande a aussi été consultée. Elle rend sa réponse à Gerd Heidemann le 28 mars: le papier comporte des composés chimiques qui n’ont été employés qu’après la guerre. Le journaliste n’y croit pas et se met en quête d’une autre explication.

Le faussaire démasqué

Pendant ce temps, l’Allemagne commence à trembler:Sterndétiendrait des documents exceptionnels. Le débat s’emballe politiquement: le chancelier Helmut Kohl fait part de ses interrogations. L’euphorie et l’aveuglement règnent au sein du magazine où l’on ignore les ultimes alarmes. L’équipe ne s’interroge que sur la manière de présenter les documents sans mettre en valeur Hitler. Une conférence de presse est convoquée le 25 avril 1983. Mais Hugh Trevor-Roper, qui doit y prendre la parole, s’est mis à douter. Il redemande des explications sur l’identité du fournisseur des carnets. Heidemann se tait.

Le lendemain, la catastrophe est totale. Trevor-Roper refuse de confirmer l’authenticité. Malgré le malaise, la direction de Sterndénonce les «ayatollahs des archives» et prépare un deuxième numéro. En urgence, trois carnets ont aussi été envoyés aux archives fédérales de Coblence. Mais quelques jours plus tard, le 6 mai, le verdict tombe, indiscutable: «Un faux grossier.»

Au bout de plusieurs heures, Heidemann livre le nom de Fischer. Quelques coups de téléphone à Stuttgart permettent de démasquer le faussaire prénommé Konrad Kujau.

Grâce à ses talents de dessinateur, il s’est spécialisé depuis des années dans des faux d’époque nazie.

Les nostalgiques du IIIe Reich et leur passion secrète lui ont permis d’installer son commerce.

Fritz Stiefel était d’ailleurs son meilleur client. Dans les années 1970, il a même réussi à lui fourguer un «carnet de Hitler»: un vieux cahier frappé au marteau pour paraître vieilli. Kujau y a copié des récits récoltés dans les livres d’histoire. Pour faire plus vrai, il a collé des lettres gothiques sur la couverture, mais comme il n’y connaissait rien, il a pris le F pour le A.

Pourtant, Stiefel y a cru. «Est-ce que je suis Hitler?», s’est demandé Kujau, selon le récit qu’il a fait après son procès. Attiré par l’argent, dépassé par la névrose de ses interlocuteurs, protégé par les non-dits, il a continué à faire vivre le fantôme. Stern ne s’en est jamais vraiment remis.

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