Berlin, le 20 juillet 2014. La ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen, rend hommage aux auteurs de l'attentat manqué contre Hitler, mené par un colonel de l'armée allemande, en juillet 1944. Wolfgang Kumm/picture alliance / dpa WOLFGANG KUMM/dpa | usage worldwide

L’armée allemande et les ombres de l’extrême droite

Par Nicolas Barotte

Source : Le Figaro

ENQUÊTE – Plusieurs affaires ont mis en lumière une infiltration de la Bundeswehr par l’extrême droite. Le dépistage des dérives de militaires qui se réclament des « traditions » du Reich se heurte à la culture du silence.

Helmut Lent était pour eux un héros. Le jeune officier, mort à 26 ans, était l’un des meilleurs pilotes de nuit de la Luftwaffe. C’est pourquoi les soldats du 91e bataillon chasseur de la Bundeswehr n’ont pas souhaité, en mai dernier, qu’on rebaptise leur caserne la caserne «Lent» de Rotenburg.

La ministre de la Défense allemande, Ursula von der Leyen, avait pourtant fait pression. Mais ils ont voté à une très large majorité, comme les autorités municipales par ailleurs qui avaient été consultées, pour conserver leur nom. Peu importe qu’Helmut Lent ait servi la Wehrmacht et son patronyme la propagande nazie après sa mort en 1944. Il n’était pas membre du NSDAP, le parti d’Adolf Hitler, s’est-on justifié. La tradition et une certaine mémoire l’ont emporté.

«La Bundeswehr doit dire clairement qu’elle n‘est pas dans la tradition de la Wehrmacht»

Ursula von der Leyen, ministre de la Défense

Au printemps dernier, Ursula von der Leyen a ordonné la charge contre les réseaux d’extrême-droite au sein de la Bundeswehr et ses nostalgies cachées.

«La Bundeswehr a un problème de comportement et des faiblesses de commandement à plusieurs niveaux», avait-elle durement attaqué fin avril, bousculant maladroitement une institution qui préfère généralement le silence.

Elle a repris en main le vieux dossier de la douzaine de casernes militaires qui portent encore le nom d’officiers de l’armée nazie.«La Bundeswehr doit dire clairement qu’elle n’est pas dans la tradition de la Wehrmacht», a-t-elle tonné.

Elle a aussi ordonné une inspection générale des bâtiments militaires dans tout le pays pour y bannir toutes les reliques polémiques. L’opération de nettoyage d’Ursula von der Leyen a fait un flop. Une quarantaine d’objets ont été retrouvés: des pièces, des casques, des affiches… Une photo d’Helmut Schmidt en uniforme nazi a été saisie. L’objectif est loin d’avoir été atteint. Mais la confiance s’est brisée un peu plus entre elle et ses troupes.

«Honorer les héros de la Wehrmacht»

L’affaire «Franco A.» a tout déclenché. En avril, ce jeune lieutenant de 28 ans, servant dans la brigade franco-allemande stationnée à Illkirch en Alsace, est arrêté pour terrorisme: le soldat «aux convictions xénophobes» préparait vraisemblablement un attentat contre des personnalités allemandes. Un complice a été mis en cause dans l’enquête.

L’histoire est rocambolesque. Pendant des mois, A. a mené une double vie en se faisant passer pour un réfugié. Il voulait faire porter la responsabilité de son acte aux migrants et déclencher la haine contre eux. Dans ses affaires, à Illkirch, la police a découvert une panoplie de reliques de la Wehrmacht. Le soldat ne dissimulait pas, ou à peine, ses opinions d’extrême droite. Son mémoire sur le «génocide du peuple occidental» menacé par «l’immigration massive», rendu lorsqu’il était étudiant à l’Académie militaire de Saint-Cyr en janvier 2014, avait alerté la hiérarchie française.

Mais la Bundeswehr, pourtant avertie, n’avait pas donné suite. «Comment se fait-il que le soldat A. ait pu faire carrière dans la Bundeswehr?», s’est interrogée Ursula von der Leyen. L’armée était censée avoir depuis longtemps assaini ses rangs de ses fantômes d’extrême droite.

«La Bundeswehr dans son ensemble n’est pas d’extrême droite. Il y a des structures d’extrême droite qui sont couvertes» 

Christine Buchholz, députée Die Linke

«La Bundeswehr dans son ensemble n’est pas d’extrême-droite», nuance la députée Die Linke Christine Buchholz. Membre de la commission des affaires militaires au Bundestag, elle suit de près l’affaire Franco A. Au sein de l’armée, «il y a des structures d’extrême-droite qui sont couvertes», affirme-t-elle.

Après la révélation du scandale, elle a saisi le gouvernement pour obtenir des réponses sur les liens entre la Bundeswehr et l’extrême droite. «Un nouvel état des lieux est nécessaire pour certaines parties de l’armée», lui a-t-on répondu.

Les sympathies radicales d’une minorité de soldats sont une réalité et Ursula von der Leyen a réveillé leur colère. «Cette histoire Franco A. n’est qu’un prétexte», accuse ainsi un ancien militaire qui milite aujourd’hui à un niveau local pour l’AfD, le parti de droite populiste. Il requiert l’anonymat pour s’exprimer, «sinon les services de renseignements vont débarquer». Il est aussi persuadé que l’affaire est un «mensonge» monté de toutes pièces pour lancer une vaste opération de reprise en main de l’armée. «Von der Leyen doit avoir peur d’un putsch», ironise-t-il.

Les «civils» qui dirigent l’armée ont commis l’erreur selon lui de s’attaquer «à la tradition» qui prévaut au sein de l’armée. «Comme chaque armée, la Bundeswehr est conservatrice, patriotique. Mais elle n’est pas politisée. La tradition, c’est savoir d’où on vient et pourquoi l’on se bat. Et pour cela, il faut savoir honorer des héros, ceux de la Wehrmarcht par exemple. Le maréchal Pétain a collaboré en France. Est-ce qu’il faut pour autant oublier qu’il était un héros de la Première Guerre mondiale?» Dans son bureau, il désigne des insignes militaires accrochés au mur: «Si j’étais encore en service, je pourrais avoir des problèmes à cause de cela.»

Camouflages néonazis

«L’ambiance est très mauvaise aujourd’hui au sein de la Bundeswehr», poursuit-il. «Von der Leyen essaie d’installer une culture de la dénonciation. Mais sans esprit de corps, il n’y a plus de confiance entre soldats. On ne se dénonce pas entre nous. Elle va obtenir l’effet inverse de ce qu’elle recherche: un rejet massif», pense-t-il.

Il est convaincu que les bataillons voteront largement pour l’AfD le 24 septembre prochain. L’Alternative für Deutschland compte plusieurs anciens militaires dans ses rangs: Georg Pazderski, élu à Berlin, ou Uwe Junge, élu en Rhénanie-Palatinat, par exemple.

Il est impossible d’évaluer l’influence réelle de l’extrême droite au sein de l’armée. Mais pour l’historien Michael Wollfsohn, spécialiste de la Bundeswehr, la fin de la conscription en 2011 l’a rendue plus vulnérable à ces réseaux. «Proportionnellement, ils ont pris un poids plus important: ce ne sont pas les philosophes et les poètes qui sont restés», explique-t-il. «Mais jusqu’à présent la “tradition” était de tout mettre sous le tapis», explique-t-il.

«L’extrême droite trouve l’armée structurellement plus attractive : les armes, l’uniforme, la hiérarchie, la force attirent…» 

Hans-Peter Bartels, le contrôleur parlementaire des armées

«L’extrême droite trouve l’armée structurellement plus attractive: les armes, l’uniforme, la hiérarchie, la force attirent…», admet Hans-Peter Bartels, le contrôleur parlementaire des armées. «Mais avant la fin de la conscription, il y avait trois fois plus de cas de soldats mis en cause pour les positions extrémistes», relativise-t-il. Le problème n’en était toutefois pas vraiment un: «Les appelés ne restaient que quelques mois en service et le problème se réglait de lui-même.»

Le défi a changé de nature et les radicalisations s’opèrent dans la durée. Les procédures disciplinaires sont aussi plus compliquées à ouvrir dans une armée de métier. C’est pourquoi Hans-Peter Bartels voudrait les «réexaminer»: «Être soldat et d’extrême droite est incompatible et cela doit être une condition aggravante pour en être exclu.» Mais il recommande aussi de différencier le cas de l’officier qui sciemment use de son autorité pour répandre ses idées de celui du soldat «qui chante n’importe quoi au bar sans se rendre compte de ce qu’il dit».

La culture du silence ou de la «camaraderie» rend difficile d’en savoir beaucoup sur l’extrême droite au quotidien au sein de la Bundeswehr. Dans son rapport annuel, rendu en janvier, le Contrôleur parlementaire des armées recense un nombre relativement constant d’affaires liées à l’extrême droite. Il a été saisi de 63 cas en 2016, soit un peu plus qu’en 2015, avec 57 cas, et autant qu’en 2014.

«Des cas de propagandes nazies», indique-t-on: des images saisies sur les smartphones, des chansons de groupes d’extrême droite, des saluts nazis. Le rapport évoque aussi les réseaux sociaux. Une procédure a été engagée contre un soldat qui avait diffusé sur un groupe WhatsApp la photo d’un jeune Noir: «Il met trois heures pour aller à l’école, si on se cotise pour acheter un fouet, je vous parie que ce fainéant de nègre ne mettra que huit minutes», avait-il écrit. Un autre soldat a quant à lui été congédié pour avoir diffusé la photo d’un membre des jeunesses hitlériennes accompagnées du slogan «les jeunes Allemands rejoignent librement les Waffen SS».

«Avoir assisté à des manifestations de mouvements proches de l’extrême droite ne suffit pas» 

Un responsable proche de la Bundeswehr

À l’abri des regards, le MAD, le service de renseignement interne de l’armée allemande, mène beaucoup plus d’enquêtes. Quelque 280 cas suspects sont actuellement dans le viseur des inspecteurs dont 93 signalés cette année. Depuis 2012, le MAD a été saisi pour 1500 cas. Mais très peu ont été confirmés ou ont abouti à des sanctions: 19 entre 2012 et 2016. «Il faut beaucoup d’éléments pour aboutir à une sanction», explique un responsable proche de la Bundeswehr. «Avoir assisté à des manifestations de mouvements proches de l’extrême droite ne suffit pas», ajoute-t-on.

La nébuleuse d’extrême droite a repris forme en Allemagne en abandonnant ses vieux habits bruns. Au sein de l’armée, les réseaux ont appris à se camoufler et leurs membres savent pertinemment ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Être membre du parti néonazi NPD, un parti surveillé par les autorités allemandes depuis des années, conduit inévitablement à une sanction. L’ancien leader du NPD, Udo Voigt, a ainsi été exclu des réservistes en 2009.

Mais la frontière entre délit et liberté de pensée est moins claire pour d’autres organisations. Soutenir l’AfD «n’est pas répréhensible», explique Hans-Peter Bartels en faisant la moue. «Mais les mouvements identitaires posent un nouveau défi», ajoute-t-il. Ces groupuscules sont surveillés par les services de renseignement allemands. En mai dernier, quatre étudiants de l’Université de la Bundeswehr à Munich ont été exclus pour leurs contacts avec cette organisation.

L’armée voudrait pouvoir dépister au plus tôt des individus susceptibles de se radicaliser. Depuis le 1er juillet, chaque nouvelle recrue fait l’objet d’un «contrôle simple de sécurité»: quelques renseignements d’état civil recoupés avec les données des autres administrations pour identifier d’éventuels individus se trouvant déjà dans le viseur des autorités. Adoptée avant l’affaire Franco A, cette disposition avait été imaginée pour lutter contre l’extrémisme islamiste au sein de l’armée.

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madeleine

Juste une question : les soldats musulmans engagés dans cette armée sont-ils également surveillés dans le but de savoir s’ils fréquentent des islamistes radicaux ou se rendent dans des mosquées où des imams radicaux prêchent ?
Ou bien seuls les soldats allemands de souche susceptibles de fréquenter des mouvements de l’extrême-droite sont étroitement surveillés ?