Arendt et Heidegger: Extermination nazie et destruction de la pensée
Critique de l’ouvrage d’Emmanuel FAYE

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Imposant par sa taille, sa documentation si sérieuse et si complète et ses analyses rigoureuses (en dépit, tout de même, d’un manque évident d’appétence pour Arendt et son œuvre), cet ouvrage d’Emmanuel Faye, paru chez Albin Michel, a au moins deux mérites majeurs : attirer l’attention sur une grand nombre de références à l’antisémitisme patent de Heidegger, avant et après la guerre, et dénoncer (c’est le terme qui s’impose au gré de l’auteur) la complicité d’Arendt dans la disculpation de son professeur et ancien amant de toute accusation concernant la contamination de sa pensée philosophique par ses idées antisémites.

Cette thèse si sérieuse et si documentée, a suscité – et ce n’est pas la première fois – de graves polémiques avec les thuriféraires de l’auteur de Sein und Zeit (1927) qui lavent Heidegger de tout soupçon d’adhésion aux thèses nazies.

J’avoue qu’après lu E. Faye le crayon à la main, j’ai été ébranlé par ce qu’il faut bien nommer une duplicité du philosophe de Messkirch, lequel adaptait son propos selon l’interlocuteur ou le destinataire de telle ou autre lettre…

Il y a aussi la programmation des publications posthumes, notamment les plus compromettantes, comme les différents Cahiers noirs (schwarze Hefte), dans le but évident de se soustraire à de graves critiques.


On peut, au vu de toutes ces références – notamment lorsque Heidegger semble vouloir relativiser la Shoah en la comparant à d’autres calamités ou cataclysmes naturels – discuter du degré d’antisémitisme chez Heidegger, mais on ne peut pas, en toute bonne foi, en nier l’existence.

Certaines déclarations, même après-guerre, ne laissent pas d’étonner, notamment lorsque Heidegger semble vouloir relativiser la Shoah en la comparant à d’autres calamités ou cataclysmes naturels.

On se défend mal de l’impression que cette attitude à l’égard des Juifs est profondément ancrée dans sa sensibilité de philosophe allemand.

On peut, au vu de toutes ces références, discuter du degré d’antisémitisme chez Heidegger, mais on ne peut pas, en toute bonne foi, en nier l’existence.

Voyons, par exemple, ce passage tiré d’un cours universitaire, prononcé vers 1943/44, qui représente les juifs, déjà victimes de meurtres en masse dans les camps d’extermination, comme un principe de destruction, et qui est absolument insoutenable et indigne…

Et le fils de Heidegger, Hermann, était justement soldat sur le front de l’est , en Ukraine, et avait été promu adjudant de son bataillon ; Heidegger dit lui-même savoir à quoi s’en tenir concernant ce  qui se passe dans ce sinistre théâtre d’opérations (p 215)…

Voici un passage tiré des œuvres intégrales qui ne laisse place à aucun doute sur le négationnisme ontologique (Faye) de Heidegger qui juge le judaïsme dépourvu d’histoire, de terre (Heimatlosigkeit) et de racines ; dans d’autres textes il retire le caractère de mortel aux hommes, aux femmes et aux enfants assassinés dans les camps de la mort, même si son ancienne étudiante et maîtresse avait parlé en anglais de fabrique de la mort (death factory) et aussi en allemand de Fabrikation von Leichen (fabrication de cadavres) :

« Et dans ce «combat» où l’on combat sans restriction pour l’absence de but et qui ne peut être pour cette raison que la caricature du « combat», «triomphe» peut-être la plus grande absence de sol qui n’est liée à rien, qui se soumet tout (le judaïsme) pourtant, la victoire authentique, la victoire de l’histoire sur ce qui n’a pas d’histoire, ne sera remportée que là où  ce qui est sans sol s’exclut soi-même, puisqu’il ne risque pas l’être, mais ne compte toujours qu’avec l’étant et pose ses calculs comme la réalité. » (p 251, note 2)

Heidegger

Le lecteur attentif ne se laissera distraire par ce vernis philosphico-ontologique visant à masquer les propos de l’auteur.

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Hans Jonas

Pour Emmanuel Faye, le philosophe juif allemand Hans Jonas qui avait fréquenté le séminaire de Heidegger avant la guerre, écrira dans ses Mémoires avec lucidité ceci :

« Ce n’était pas une philosophie, mais une affaire sectaire, presque une nouvelle croyance… » (p 225)

Dans un autre passage cité (p 194), Heidegger montre clairement qu’il adhère entièrement à l’idéologie nazie et au grand projet du Führer : opérer une transformation totale de l’essence de l’homme.

Et Heidegger n’hésite pas à se faire l’exégète de cette transmutation qui comprend évidemment un destruction et une purification de tout élément allogène, en l’occurrence, même s’il ne le dit pas ici mais bien ailleurs, les juifs et le judaïsme, coupables d’enjuiver l’esprit germanique et les universités d’Allemagne :

« Lorsque le Führer parle sans cesse de la rééducation en vue de la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas :  inculquer n’importe quel slogan, mais produire une transformation totale, un projet mondial, sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier. Le national-socialisme n’est pas n’importe quelle doctrine, mais la transformation fondamentale du monde allemand, et comme nous le croyons, du monde européen… » (pp 194-195)

La lecture de ce commentaire nous stupéfie : un grand philosophe de renommée internationale, auteur de Sein und Zeit et d’une multitude d’autres écrits, moins connus mais tout aussi importants, se fait l’interprète d’une pensée totalitaire, du projet d’un dictateur sanguinaire, sans la moindre réserve, sans la moindre distance.

Car cette sinistre transformation poursuivie par Hitler et son régime comme l’objectif de tout le IIIe Reich n’était autre que l’anéantissement de millions d’êtres humains. Cette idée de Vernichtung est récurrente sous la plume de ce philosophe aux yeux duquel, c’est l’essence allemande, la germanité pure de toute influence extérieure et notamment juive, qui brandira l’étendard d’une humanité nouvelle.

E. Faye a relevé avec grande pertinence la dilection de Heidegger pour des termes comme détermination, décision, anéantissement, etc… On admettra sans peine que de tels termes ne figurent que très rarement dans la lexie des philosophes qui affectionnent plutôt l’analyse, le commentaire, la dialectique, le raisonnement, la recherche du vrai, etc…

On ne peut plus dire que la philosophie politique de cet homme est hermétiquement séparée de sa spéculation philosophique. En reprenant à son compte, sans la moindre hésitation, le programme politique du nazisme (Heidegger acquittera sa cotisation au parti jusqu’en 1945 !), ce philosophe s’est lui-même gravement dévoyé.

Pourtant, bien des juifs ont contribué à sa célébrité, à commencer par son maître Edmund Husserl, d’origine juive, qui en fit son successeur à la chaire de philosophie de l’université de Fribourg et dont il confiera dans une lettre à un correspondait que «Husserl n’a jamais été un philosophe, pas même un seul jour de sa vie…» Curieux jugement sur l’une des figures les plus marquantes de la phénoménologie.

Ce qui constitue le second volet de ce livre d’Emmanuel Faye n’est autre qu’une présentation très critique du rôle pernicieux joué par Arendt dans ce sauvetage de Heidegger avec lequel elle entretint dans sa jeunesse les relations que l’on sait.

A ce sujet, Faye cite un extrait d’une recension critique des Origines du totalitarisme par Raymond Aron (p 160) ; le recenseur reproche à Arendt de s’être laissée fasciner (ou séduire) par les personnalités monstrueuses et les idées barbares qu’elle expose :

On finit par voir le monde tel que les totalitaires le présentent… Je ne suis pas sûr que Madame Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par les monstres qu’elle emprunte au réel mais que son imagination logicienne, à certains égards comparable à celle des idéologues qu’elle dénonce, amène à leur point de perfection…

Et si cette déclaration d’une lucidité visionnaire d’Aron disait la vérité sur l’intention profonde de l’auteur qu’il recense de manière très critique ? Ce serait un principe explicatif suffisant pour décrypter l’étrange mansuétude dont elle fait preuve à l’égard d’un homme avec lequel elle partagea tant de choses.

Il y eut le livre de Weinreich sur les Professeurs d’Hitler qu’elle eut entre les mains mais ici aussi le cas Heidegger est à peine évoqué dans une note alors que tant le Discours de rectorat que les différents Cahiers noirs commandent de ramener l’auteur de Sein und Zeit dans le creuset de la critique.

Dans ce contexte il faut rappeler que Arendt a maintes fois tissé un lien douteux entre les tortionnaires et leurs victimes dans les camps. Elle plaide aussi pour une ambiguïté, une équivocité qui aurait régné dans ces camps. Elle insinue aussi que les Kapos, presque tous juifs, ont contribué à la liquidation de leur propre peuple et qu’au fond, dans de telles circonstances, on ne saurait distinguer nettement entre ceux qui agissaient bien et ceux qui se comportaient mal. C’est peut-être à cela que Heidegger fait allusion quand il parle d’auto-extermination.

Qu’il me soit permis de rappeler ici un échange vigoureux entre juifs en 1912 dans une revue pangermanique intitulée Kunstwart.

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Un jeune Juif, Moritz Goldstein, avait, peu avant son mariage (sic) publié un texte très critique sur les édiles juifs d’Allemagne qui se refusaient à regarder la réalité en face : les Allemands ne portent pas leurs compatriotes juifs dans leur cœur et leur reprochent de gérer un patrimoine culturel qui n’est pas du tout le leur. Ce débat, pourtant crucial, n’a jamais vraiment retenu l’attention, ni à l’époque ni par la recherche historique subséquente.

Moins de deux décennies plus tard, on sent l’acuité de ce débat chez Heidegger qui déplore clairement l’enjuivement de l’esprit allemand. Il désigne bien les juifs comme la source de tous les maux qui s’abattent sur ce pays germanique qu’est l’Allemagne, une Allemagne promise au meilleur avenir après s’être débarrassée de l’influence jugée néfaste des enfants d’Israël.

Heidegger parle aussi d’une curieuse déracification provoquée par les Juifs qui séduisent des femmes allemandes et engendrent des enfants portant atteinte à la pureté de la population germanique. C’est un point assez curieux de la part d’un homme dont la plupart des aventures extra conjugales impliquaient des femmes… juives et qui, de l’aveu même de sa femme Elfride, n’était pas le vrai géniteur de son second fils…

En fait, Heidegger justifie et légitime la lutte d’un peuple dont l’essence même, la substance propre, est menacée par d’autres ; il a donc le droit d’anéantir les éléments qui le menacent au point de le dénaturer (p 249). Nous n’irons pas jusqu’à dire que Heidegger est l’inspirateur de la solution finale mais son expression si évidente en a puissamment renforcé l’éventualité.

Détail d'une photographie en noir et blanc d’une personne assise, de profil, moustachue, relativement âgée, regardant fixement droit devant elle. A l'air d’écouter un orateur lors d’une conférence.
Martin Heidegger en 1960

Même après la guerre, Heidegger n’a jamais pris ses distances avec certaines de ses déclarations passées, du temps où les armées du IIIe Reich allaient de victoire en victoire. Quand il fait une distinction si peu humaniste entre ceux qui meurent (sterben) et ceux qui disparaissent (verenden), quand il affirme que certains hommes ont une histoire et d’autres pas, quand il ajoute que les juifs n’ont pas racines, pas de territoire, ni rien qui leur permette de servir l’être…

A ce sujet, Faye est fondé à dénoncer ce qu’il nomme un négationnisme ontologique (p 203) ; curieusement, l’auteur de Sein und Zeit ne parle jamais de sous-homme, ni de race inférieure mais se sert de termes qui connotent ces idées là sans jamais les nommer expressis verbis.

On sait que les Alliés ont, sur proposition du professeur Karl Jaspers frappé Heidegger d’un interdit d’enseignement mais pas de publication. Or, en 1946, Arendt échangea avec ce même Jaspers des lettres portant sur les mesures exécutées par Heidegger en tant que recteur nazi de l’université. Conformément aux lois raciales du Reich, aucun juif ne pouvait plus détenir de chaire de professeur ni fréquenter les institutions telles que les bibliothèques.

La mesure frappa donc le professeur Husserl, lui-même juif converti au protestantisme, qui se vit interdire l’accès à la bibliothèque de l’université où il avait enseigné durant tant d’années. Voici ce qui dira Arendt, très clairement pour une fois, au sujet de son ancien amant :

Comme je sais que cette lettre et cette signature l’ont (Husserl) quasiment assassiné,  je ne puis m’empêcher de tenir Heidegger pour un meurtrier potentiel… (p301)

Edmund Husserl 1900.jpg
Edmund Husserl

Interdire en tant que recteur, muni du brassard nazi, l’accès à la bibliothèque à un vieux maître, le vôtre, en dit long sur la nature profonde d’un ancien disciple…

Mais ce n’est pas tout, Heidegger n’aurait pas même hésité, dit-on, à faire des offres de service aux occupants français de son pays ; il aurait proposé, dans une lettre adressée vraisemblablement au professeur Emile Bréhier de la Sorbonne, de prendre en charge la rééducation du peuple allemand… Quand on pense qu’il faisait jadis le thuriféraire de son Führer, on n’a plus d’illusion sur le caractère de ce personnage : grand philosophe mais petit homme.

C’est ce que fait Arendt pour disculper son ancien mentor qu’elle présente ironiquement comme un opportuniste, ignorant tout des faits politiques. Pour renforcer ce point de vue, elle met en vis-à-vis sa profession de foi envers Adolf Hitler de 1933 et son offre de service qui équivalait à une rééducation du peuple allemand qu’il avait lui-même aidé à se fourvoyer, à se nazifier.

Maurice-Ruben HAYOUN

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Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève

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Nadia Lamm

Merci à Monsieur Hayoun pour ses articles et ses livres toujours stimulants et passionnants. Nadia Lamm , professeur de Philosophie