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FIGAROVOX/TRIBUNE- Pour le professeur de sociologie Shmuel Trigano, la décomposition du système des partis est liée à une idéologie dominante qui gomme les frontières au sein même de la politique, et à une rhétorique anti-FN obsolète.

Shmuel Trigano est professeur émérite de sociologie à l’Université de Paris-Ouest-Nanterre.


Il y a quelque chose de systématique dans la ruine du système des partis politiques français, une ruine qui s’inscrit comme l’effet de l’idéologie dominante que constitue aujourd’hui le postmodernisme, une idéologie que j’ai eu l’occasion d’analyser dans La nouvelle idéologie dominante. Le postmodernisme (Hermann-Philosophie, 2012). Je rappelle que, sociologiquement, le propre d’une idéologie dominante est de ne point être perçue en tant que telle mais confondue avec la réalité et le système de valeurs ambiant.

Il n’y a plus ni dedans ni dehors

Un des traits cardinaux de cette idéologie est le rejet de la forme nationale de l’existence collective et donc de la souveraineté de l’État. Dans sa perspective, se profile la fin des entités nationales et des frontières, en l’occurrence du principe qui fut la clef de voûte du monde moderne et démocratique et que l’unification européenne a invalidé. Je soutiens l’idée que le chaos qui a caractérisé la campagne électorale actuelle est la conséquence directe de la promotion de cette idéologie, que l’on peut définir comme un «postmarxisme».


Le principe de la frontière, c’est-à-dire de la distinction entre un dedans et un dehors, n’a pas uniquement de sens dans le domaine des relations internationales mais aussi sur le plan du rapport à soi-même, qu’il s’agisse d’un collectif ou d’un individu.

Il est consubstantiel à l’existence de toute entité, qui a nécessairement des limites. Le régime démocratique, dans lequel le peuple comme souverain est la source du pouvoir et des lois, a ainsi un dehors et un dedans. Le dedans, c’est la collectivité qui s’unifie comme souverain en vertu d’un «contrat». Le dehors du contrat relève d’autres souverains. Le contrat en lui-même suppose ainsi un dedans et un dehors du système politique qu’il constitue. C’est grâce à cette distinction que l’instance politique constitue un système cohérent et rationnel.

Dans son livre fondateur de la théorie démocratique, Rousseau écrit: «Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de tous les autres, prenait autrefois le nom de Cité et prend maintenant celui de République ou de Corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine et Sujets comme soumis aux lois de l’État…» (Le Contrat Social I, 6)

Les primaires, champ d’action du postmodernisme

Dans notre cas, la récusation postmoderniste de ce principe, nécessaire à l’existence de toute entité, s’est vue implicitement mise en œuvre avec les «primaires», en ce sens qu’elles ont été construites comme si elles se déroulaient à l’échelon national alors qu’elles étaient organisées dans le cadre d’élections partisanes. Bien qu’étant les primaires de partis spécifiques elles se sont en effet ouvertes aux électeurs qui n’en étaient pas membres.

Ainsi dans les primaires de la droite, des électeurs socialistes ont pu voter avec pour objectif de barrer Sarkozy. La distinction entre le dedans et le dehors du parti disparaissait. La confusion des électorats, des partis, des enjeux électoraux se brouillèrent totalement. Les primaires (surtout celles de la droite) furent organisées comme un simulacre de l’élection nationale, qui se vit dès lors vidée de sens avant même qu’elle ait eu lieu. Fillon est objectivement un élu du suffrage universel quoique dans le cadre d’un parti spécifique. Cette invalidation de l’élection nationale est d’ailleurs permanente avec la production médiatique de sondages qui la court-circuitent en permanence.


s’opposant les uns aux autres dans leurs egos, sous l’arbitrage des journalistes. Est-ce un hasard que Poutou ait fait «le buzz»? Au lieu du corps national de l’électorat: une poussière d’individus qui s’entrechoquent dans un studio de télévision disproportionné.

L’autre élément déterminant de la ruine du système politique démocratique, apparaît sous ce jour avec force. Le lieu de la politique n’est plus, en effet, la circonscription nationale, l’État, la Cité mais le studio de télévision, c’est-à-dire un champ qui n’est plus public et national mais privé et subrepticement partisan, aux mains de puissances d’argent et d’influence, une des scènes privilégiées du postmodernisme comme ces 20 dernières années l’ont démontré. Ainsi les médias sont-ils devenus les donneurs d’ordre du débat électoral, décidant des nouvelles du jour et des thèmes de débat, classant leurs interlocuteurs par la voie des sondages qu’ils commanditent (et donc inspirent) , avant même que les électeurs ne votent et «en leur nom». BFM a poussé cette audace jusqu’à qualifier l’interview des candidats d’ «entretiens d’embauche»! Le champ politique a disparu.

Les formes du démantèlement

Le résultat de ce démantèlement ne s’est pas fait attendre et sa décomposition fut aussi systématique. Tant à gauche qu’à droite les têtes de liste naturelles (Sarkozy, Hollande par défaut) se sont vues éliminées, malgré un leurre (Juppé, à droite, et Valls à gauche) promu par médias et sondages interposés. À l’encontre de ce leurre, les primaires portèrent à l’élection des candidats se situant à l’extrême du spectre de leurs partis respectifs: Fillon, plus à droite que Juppé ; Hamon, plus à gauche que Valls, tandis que, contrairement au verdict des urnes partisanes, devaient surgir, de derrière les leurres et les candidats élus, deux figures imprévues court-circuitant le résultat des primaires organisées. Ces deux candidats, Mélenchon à gauche, Macron à droite, avaient refusé de s’y soumettre. Ils opéraient en fait un recentrage mécanique par rapport aux élus des primaires qui y incarnaient les extrêmes, sans doute parce que les électeurs, membres des partis, avaient dû se raidir pour ne pas se laisser dépasser par les électeurs transfuges, susceptibles d »imposer à leur parti un choix manipulateur (contre Sarkozy par exemple).


Ce qui est manifeste, c’est que les candidats qui ne se sont pas soumis aux primaires, Macron, Mélenchon et Le Pen, sont ceux qui tirent leur épingle du jeu face à l’effondrement des partis réguliers et de leurs candidats. Pas pour les mêmes raisons, cependant.

Que représentent ceux qui n’ont pas pratiqué les primaires, à savoir Macron et Mélenchon, c’est-à-dire du côté «libéral» comme «socialiste», sinon le même renoncement à la nation: dans les faits et discours pour Macron et dans les faits uniquement pour Mélenchon qui trompe tout le monde avec son talent de tribun et son ton vieille France (anarchiste comme on l’était il y a 50 ans). Le système que nous analysons ne peut favoriser que des figures de leaders de ce type-là, en concordance avec la ruine du régime démocratique. Une même idéologie les sous-tend, plus du côté de sa fonction systémique que de ses contenus, quoique dans le cas de Mélenchon la patte du marxisme soit parfaitement reconnaissable.

Dans les deux cas, le résultat est inquiétant car les deux candidats ne peuvent promouvoir que la fin de la démocratie, sous le coup d’une démagogie de gauche comme du libéralisme. La magie du verbe mélenchonien, ses meetings occupant la rue, ses démultiplications hologrammiques laissent se profiler un régime comme on en trouve en Amérique Latine (Mélenchon ne révère-t-il pas Castro et ne défend-il pas Chavez?). Quant aux meetings de Macron, ses foules docilement orchestrées par une organisation aux méthodes propagandistes, son style oratoire «inspiré», les poings fermés sur la poitrine et les yeux clos (ça rappelle quelqu’un!) sont au plus haut point inquiétants. Quant à l’avenir de ces candidats, s’ils sont élus, ce sera inéluctablement le pouvoir d’un homme seul, face à la masse, puisqu’aucun parti organisé ne sera derrière eux si ce n’est un chaos hétéroclite, issu des débris des partis traditionnels.

La machine infernale

Il reste à aborder le cas du Front National qui n’a pas traversé de «primaires» et qui joue depuis Mitterrand le rôle de pivot de du système politique, en parfaite cohérence avec la configuration que je viens d’analyser et qui n’est en fait qu’une conséquence de cet état de faits. Rappelons-en l’origine. Pour conserver le pouvoir, y compris dans son propre parti, Mitterrand, dans sa deuxième législature, avait fourbi une stratégie machiavélienne: la stratégie d’un «Front antifasciste» face à une menace Le Pen qu’il inventa de toutes pièces pour l’occasion. Il visait à prendre la droite républicaine en tenailles en la sommant de choisir entre les «républicains» (c’est-à-dire le PS) et le fascisme. Il y réussit parfaitement, la droite fut pulvérisée, mais la déflagration devait toucher à terme son parti, qui lui aussi devait s’effriter, pris en tenailles des «Verts», puis des «Frondeurs». Entre-temps, au fil des années, le Front National ne put que se renforcer, devenant un enjeu réel.

La décomposition présente est le produit direct de cette machine infernale, une bombe symbolique à retardement. L’alternance droite-gauche vient désormais sans cesse butter sur le roc du FN qui, pourtant, ne peut accéder au pouvoir du fait du système qui assure à la fois son succès et son échec programmé. Ainsi, si Marine Le Pen sera présente lors du premier tour, elle ne passera pas, semble-t-il, la rampe, l’autre candidat n’étant élu que pour l’empêcher de passer plutôt que pour son programme à lui-même. À gauche, il est clair qu’on votera pour tout autre candidat que Le Pen.


Il est fort possible, cependant, qu’à long terme la mécanique mise en place par Mitterrand conduise le FN au pouvoir, car sur le plan de la logique du système, il pourrait en effet ne pas y avoir d’autre issue à l’impasse dans laquelle la France a été enfermée. Il y aurait bien eu avec l’élection de Sarkozy une tentative qui aurait pu permettre de sortir de ce cercle vicieux, si ce dernier avait fait la politique pour laquelle il avait été élu… Fillon constitue aussi une alternative de ce type-là. En effet, c’est à droite qu’est, sur le plan du système, la solution. N’oublions pas que la stratégie du Front antifasciste visait à la pulvériser, en la prenant en tenaille de l’extrême droite et en vouant à l’exécration (pour «fascisme») ses valeurs et ses fondamentaux.

Réassumer ces valeurs dans la République, c’est, en effet, saper leur conservatoire qu’est devenu le FN dans l’ère du postmodernisme. On comprend pourquoi les tenants de ce dernier ont tenté de détruire le candidat de la droite en plein élan, d’une façon que l’histoire politique retiendra et clarifiera. Par son élection massive, Fillon offrait la possibilité de restructurer le système prémitterrandien, si la chose s’avère possible, face à Macron et maintenant Mélenchon, deux candidats perpétuant la scène du duel entre Le Pen et le «Système», selon les termes du FN, un système dont ce dernier est pourtant le pivot.

On verra dans quelques jours si, en définitive, le corps électoral, celui du «Contrat» de la souveraineté, se ressaisit.

Source : FigaroVox

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ADAMANTIN

Magnifique et pertinente analyse de Shmuel Trigano , tout est dit il n’y à rien à retoucher …
Sans Frontiéres , un pays n’existe plus …car si l’on pousse le raisonnement des Mélanchon/macron ,
demain il ce sera portes ouvertes ….dans vos domiciles …

marman68

Retrouvez les frontières est une chose capitale, sinon on ne pourra jamais arrêter le djihad en France, et le terrorisme augmentera de plus en plus si personne ne remet les frontières en place et ne les contrôlent