La mémoire enfouie des Juifs, originaires des pays arabes

Il est des passés qui ne passent toujours pas : La formule est éculée mais toujours valide. Nous l’expérimentons avec ce qu’il faut bien nommer la mémoire, si malmenée, si longtemps mise sous le boisseau, des Juifs issus des pays arabes où ils avaient pourtant fait souche depuis des temps immémoriaux.

Mais voilà, les juifs ont plus un destin qu’une Histoire, et ce destin s’impose le plus souvent à eux : la naissance de l’Etat juif, ressuscité de ses cendres, après une hibernation bimillénaire, provoque la haine des pays arabes environnants ou plus lointains qui décident, du jour au lendemain, d’expulser leurs concitoyens juifs, considérés comme une insupportable cinquième colonne.

Paradoxalement, cette mesure cruelle et unilatérale, illustre la théorie hégélienne  de la formidable positivité du négatif : ces juifs expulsés des pays arabes où ils avaient vécu depuis si longtemps, vont venir grossir les rangs d’un Etat d’Israël si faiblement peuplé et qui accueille avec joie ces frères qui émigrent en Israël, faute de mieux.

Du coup , les autorités israéliennes accueillent avec une joie non dissimulée cette main-d’œuvre mal formée mais bon marché et surtout ces hommes jeunes nécessaires à la défense du pays. C’était faire contre mauvaise fortune bon cœur. Je me souviens de certains récits concernant ce qu’il faut bien nommer une ségrégation : certains avaient même honte de déclarer où ils étaient nés.

Mais aujourd’hui, près de sept décennies après ce tragique exode, ce véritable exil, même s’il aboutit, pour la plupart, d’un retour au pays, d’une réintégration, le gouvernement israélien a compris l’intérêt qu’il y a pour lui, à cette prise en compte de cette mémoire enfouie qu’il convient désormais de valoriser, même au plan international dans sa lutte contre les demandes des Palestiniens qui ne parlent pas seulement d’un droit au retour pour les Arabes de la Palestine mandataire, mais aussi de dédommagements en raison de préjudices subi, qu’ils soient réels ou imaginaires.

On assiste donc à un véritable battage médiatique en faveur de cette mémoire oubliée, enfouie volontairement sous l’influence d’une certaine idéologie ashkénaze, sécrétée par un sionisme européen dominateur et exclusiviste ;le réveil de cette mémoire oubliée, niée, combattue, donne toute sa mesure alors qu’il n’existe que depuis trois ou quatre ans.

C’est un progrès incontestable. Il y a maintes explications à cela, même si, je dois le signaler, je n’ai, personnellement, jamais cru à cette division artificielle du peuple juif, dictée par les séquelles de son exil dans tous les recoins du globe terrestre. Le peuple d’Israël est toujours resté uni autour de l’essentiel : le Dieu d’Israël, la Torah d’Israël et la terre d’Israël… C’est le Zohar qui a, dès le XIIIe siècle, immortalisé cette formule : qudshaberikh hu, oraytawe-Israelkullahad…

A mes yeux de philosophe, l’unité du peuple d’Israël est d’intention première comme dirait Leibniz ou Spinoza, lequel avait prévu le retour du peuple juif sur la terre ancestrale, même s’il avait remplacé la promesse messianique par la stèle funéraire d’une éthique universelle concernant tous les hommes : la spécificité juive était dissoute dans les idéaux vagues de l’humanité universelle.

Mais essayons de poser la question et de traiter le sujet tel que l’auteur de ces lignes l’a lui-même vécu. Pourquoi l’histoire de ces juifs du monde arabo-musulman a-t-elle pris les contours qu’on lui connaît, aujourd’hui, où les choses ont évolué positivement et où l’Etat juif est plus fort que jamais, où plus de trente membres de la Knesset sont, Ô miracle, issus de parents marocains et où, depuis l’arrivée de Menahem Begin au pouvoir, les juifs issus de pays arabes sont entrés au gouvernement… Il y a quelques décennies, cela était absolument inimaginable.

Mais revenons en arrière et scrutons ce passé, parfois douloureux, voire incompréhensible.

Lorsque l’état d’Israël naît en 1948, la Shoah a littéralement exterminé les Juifs d’Europe, un continent, ne l’oublions pas, qui avait depuis près d’un siècle et demi, colonisé les pays d’Afrique et du Moyen Orient.

Les communautés juives qui eurent le malheur de s’y trouver et d’y vivre, furent effectivement touchées par un vaste déclin du pourtour du bassin méditerranéen, et furent paralysées par la décadence de leur milieu ambiant. Même au plan intellectuel et spirituel, les grandes enjambées de la philosophie maïmonidienne et d’une mystique zoharique et lourianique, jadis brillantissimes par leur originalité et leur fécondité, face à un hassidisme ashkénaze encore dans les limbes, les penseurs juifs de ces pays arabo-musulmans sombrèrent à leur tout dans le rabâchage de commentaires stériles.

Certes, on rédigea le ShulhanAroukh dans un environnement séfarade (encore qu’il ne faille pas confondre juifs arabes et juifs séfarades) et le monde ashkénaze a suivi, notamment en la personne du grand sage de Cracovie rabbi Moshé Isserlés (le fameux RaMa), mais on amorçait le déclin.

On se contentait de commenter l’héritage du passé au lieu de quitter les entiers battus et de dégager des perspectives nouvelles. La fécondité avait hélas été suivie par des siècles de sécheresse, de sclérose instinctuelle, même si certains îlots de poésie, de philosophie et de mysticisme faisaient timidement leur apparition.

Face à ce monde arabe dominé par un empire ottoman, lui-même gangréné par un déclin général ( aux plans économique, militaire et culturel) et par une corruption endémique (la civilisation du bakchich)  l’Europe chrétienne, débordante de sève, de vitalité et d’énergie, étendit sa domination et affirma sa suprématie ur le reste du monde.

Seul l’extrême Orient échappait encore à ses convoitises, encore que la politique de la canonnière se retrouve à la fin du XIXe siècle, jusque et y compris dans un discours de l’empereur allemand Guillaume II, saluant le départ de son propre frère vers de nouvelles conquêtes, en ces termes : … et si un autochtone ose jeter sur toi un regard de travers, rentre lui dedans le bras armé : fahredrein mit gepanzerter Faust) !Cela se passe de commentaires : l’Europe, ivre de puissance et d’arrogance, se voyait comme la maîtresse du monde, prêter à imposer au reste de l’humanité les valeurs de sa mission civilisatrice autoproclamée.

Jusqu’à l’époque de l’Emancipation, les juifs d’Europe étaient maltraités pour de multiples raisons que l’espace ici imparti m’empêche de développer plus avant.

Mais, alors que les poètes et penseurs du Moyen Age, évoluant dans un environnement arabe, avaient proclamé leur amour de Sion et leur attachement à la patrie ancestrale perdue et occupée par des envahisseurs, au XIXe siècle ce furent les juifs d’Europe centrale et orientale, mais aussi d’Allemagne, qui prirent le relais et fondèrent avec Théodore Herzl, le sionisme politique qui aboutit de fait à la création d’un véritable état hic et nunc. Les juifs des pays n’avaient plus la main, confrontés à un statut dégradant de dha,mmis et envahis par une misère à peine imaginable.

Eu égard aux menaces pesant sur ces pauvres hères, abandonnés , livrés à eux-mêmes, l’immigration en Israël était la bienvenue. Mais voilà, sur les centaines de milliers de juifs d’Afrique du nord et du proche Orient, les éléments les mieux formés et les plus aguerris se détournèrent de cette voie et préfèrent la France, l’Angleterre, le Canada, les USA etc… où la vie était plus douce et plus confortable. Les études supérieures étaient pratiquement gratuites et non réservées à une certaine élite comme dans l’Etat hébreu.

Ce fut un bien et un mal à la fois : un mal car ces populations furent soumises à une discrimination à peine dissimulée du fait de leur absence de formation et de culture, les exposant ainsi à un déclassement avilissant, un bien, car ceux dont les enfants naquirent en Europe et dans d’autres pays riches, furent de brillantes études et accédèrent à une vie bourgeoise et confortable.

Mais il y avait un hic : lorsque cette nouvelle génération,  formée en Europe et aux USA, bardée de diplômes et disposant de grandes ressources  financières rendaient visite à leurs familles ou à leurs proches ayant émigré en Israël,  elle constata un déplorable écart entre elles mêmes et leurs familles.

Le diagnostic était irréfutable, c’était un défaut d’intégration, une volonté de mettre de côté des gens qui rappelaient par leur langue, leur comportement, leur cuisine, leur caractère, voire même leur physique, l’ennemie juré : la nation arabe dans son ensemble qui ne jurait que d’une chose : détruire Israël. On en était arrivé à une situation des plus paradoxales : des Juifs victimes des préjugés d’autres… juifs ! Heureusement, cette époque est révolue.

Je tiens à le souligner et à le répéter : cette époque là est révolue, aujourd’hui les choses vont nettement mieux : quand on pense que le généralissime de Tsahal est d’origine marocaine, que le nouveau président du partis travailliste, bastion imprenable des ashkénazes, l’est aussi, on a l’impression de vivre  l’époque messianique ou presque…

Le passé est mort et enterré, mais souvenons nous, par exemple, des déclarations blessantes de Golda Méir, paix à son âme, sur les juifs des grottes, qui ignoraient même l’usage de draps de lits et autres gracieusetés… Certes, je ne limite pas le bilan de la grandiose action politique de cette grande dame à cela, mais tout de même ! Et cela se passait au début des années soixante-dix…

Je ne cacherai pas, pour finir, que le réveil de cette mémoire oubliée ou enfouie me touche personnellement. Pourquoi donc n’ai-je jamais envisagé une quelconque aliya et me suis je spécialisé en littérature et en philosophie allemandes, sans, bien sûr, négliger la philosophie juive du Moyen Age (Maimonide et ses commentateurs), au lieu de cultiver les lettres judéo-arabes à plus large échelle, puisque, on se le rappelle, Maïmonide et ses prédécesseurs étaient bien des intellectuels judéo-arabes ?

Le regretté HaïmZafrani, un grand savant et un intellectuel de grande culture, un homme doté de manières exquises, me le glissa un jour, mais sans trop insister. De fait, ce qui se déroulait sous mes yeux était à l’opposé des mœurs européennes. Né à Agadir au bord de l’Atlantique sud, je n’eu aucun contact avec le monde judéo-marocaintraditionnel, je n’en eux pas le temps puisque moins de dix ans après ma naissance, un violent tremblement de terre me chassa de ma ville natale. Il n’y avait à Agadir ni Mellah ni quartier juif bien défini.

Arrivé en France, je fus conquis par la science allemande du judaïsme, par cette superbe brochette de grands savants qui m’apprenaient enfin à dresser un mur infranchissable entre le folklore et l’histoire, entre les traditions locales et la Tradition historique, attestée par des documents indiscutables.

Pour le jeune homme que j’était, ce fut, sans exagération, une révolution copernicienne. J’étais littéralement fasciné par cette science allemande qui m’enseignait à découvrir scientifiquement (j y insiste) mon propre passé. Il faut dire que dans les années soixante-dix une certaine engeance de pseudo-penseurs et de spécialistes autoproclamés pullulaient à Paris et entendaient régaler de leurs fadaises les premiers venus.Il fallait absolument éviter de se pendre dans leurs filets.

Enfin, le renouveau de la philosophie juive à l’époque moderne était incarné par des juifs germaniques. Moses Mendelssohn (1729-1786) n’est né ni à Meknès ni même à Fès, la ville natale de ma chère mère… Même Emmanuel Lévinas est un sous produit de cette pensée judéo-alllemande. Sans la pensée fécondante de Franz Rosenzweig, il n’aurait jamais eu cette aura internationale.

Or de Mendelssohn à Martin Buber (mort en 1965 à Jérusalem) tous les penseurs juif qui ont marqué leur temps portent des noms allemands ou plus généralement ashkénazes…

Aujourd’hui, les perspectives sont autres ; les différences s’estompent, les passions sont retombées et la problématique n’est plus la même. L’Etat d’Israël n’est pas la panacée mais  il représente tout de même la summum bonumde notre temps. Songeons un instant à toutes ces générations qui ont, de leurs vœux ardents, imploré sa renaissance. C’est un privilège de vivre l’poque que nous vivons.

En son sein, dans son cadre institutionnel, les mémoires juives pansent leurs blessures pour vivre enfin un avenir de paix, tant interne qu’externe.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

Nous vous informons que le professeur Maurice-Ruben Hayoun, dont les chroniques sur JFORUM font notre plaisir, va tenir prochainement un cycle de conférences à la Mairie du 16ème arrondissement de Paris, sur le thème « L’Europe, plus une culture qu’un continent – Aux racines de la culture européenne.

Ce nouveau cycle de conférences se penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent.

Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie du 16ème arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Le programme est le suivant :

Jeudi 19 octobre – 19h : Religion et philosophie selon le Traité décisif d’Averroès

Jeudi 23 novembre – 19h : L’allégorie philosophique d’Ibn Tufayl, Vivant fils de l’éveillé (Hayy ibn Yaqzan)

Jeudi 14 décembre – 19h : Qui était Maître Eckhard?

ENTREE LIBRE – Dans les salons de la Mairie

Mairie du 16e Arrondissement : 71, avenue Henri Martin

 

 

 

 

 

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