Diego Velázquez, Jacob recevant la tunique de Joseph, huile sur toile, 1630, musée du monastère de l’Escurial.

Le Professeur Maurice-Ruben HAYOUN est un auteur prolifique et des plus ouverts sur son temps. Il peut aussi bien nous parler d’Emmanuel Levinas, du Golem de Gustav Meyrink comme nous donner son sentiment sur la politique intérieure et internationale, ou évoquer ses séjours en Israël ou New-York.

Ici même, sur JForum, il nous a ainsi livré de très beaux textes.

Autre exemple de sa capacité d’adaptation, son immersion dans « L’histoire biblique de Joseph et ses frères », qu’il nous relatera en plusieurs parties.

En voici le quatrième et dernier épisode (après Joseph et ses frères I ©par Maurice-Ruben HAYOUN),Joseph et ses frères II ©par Maurice-Ruben HAYOUN)et Joseph et ses frères III ©par Maurice-Ruben HAYOUN)


L’histoire biblique de Joseph et ses frères©
(chapitre 37 à 50 du livre de la Genèse)

Essai de  critique d’un récit merveilleux…

Quatrième partie

Joseph est lui aussi au commencement d’un long processus, un processus de purification. Il fait lui aussi son mea culpa : mes frères, leur amour fraternel, leur attention, leur dignité, leur grandeur, leur valeur, toutes choses qu’il avait volontairement mises de côté ont semé la division au sein de la fratrie.

En disant qu’il est parti à la recherche de ses frères, Joseph demande l’absolution, reconnaît son inconduite et réaffirme que le lien familial transcende tout le reste, y compris son égo démesuré. Dans son bref échange avec l’inconnu, il aurait pu éviter ce terme de frère et dire tout autre chose : par exemple, des bergers du clan de Jacob, il aurait pu donner des noms, et d’ailleurs comment l’inconnu a-t-il pu donner la bonne réponse à Joseph qu’il ne connaissait pas et dont, en principe, il ignorait le nom de famille ou la filiation ?

Que je sache, Joseph n’a pas dit qui il était ; je suis Joseph, le fils de Jacob, petit-fils du patriarche Isaac, etc… Il a donné un seul détail, mes frères, c’est désormais ce qui compte le plus pour lui.

Quel chemin parcouru ! Joseph a compris son erreur mais il faut désormais qu’il incorpore sa nouvelle attitude et qu’il concrétise sa nouvelle résolution. Il a rejeté loin de lui l’orgueil et l’arrogance.

Désormais, l’heure est à la restauration du lien fraternel. Il faut maintenant un certain temps et des sacrifices pour que les choses se décantent et que ses frères, blessés dans leur amour propre, ravalés au rang de simples figurants, fassent eux aussi un pas dans sa direction. Dans le cas de Joseph, la fraternité est un combat au terme duquel elle sera reconquise.

Joseph ne cherche pas seulement à localiser ses frères, à savoir spatialement, géographiquement, où ils se trouvent. Il se met en marche vers eux, il veut les rencontrer dans leur cœur et dans leur esprit. Il veut que les grands frères fassent preuve de compréhension vis-à-vis de lui, leur jeune frère.Joseph’s brothers

Le pardon doit exister dans une fratrie. Une fratrie sans pardon des offenses n’en est pas une. La fratrie permet d’affronter ensemble les épreuves de la vie. Car, au fond, constatant qu’il s’était fourvoyé, Joseph aurait pu choisir de s’en tenir là et de rentrer bredouille chez son père en expliquant qu’il ignorait où se trouvaient ses frères. Le fait qu’il ait eu cette rencontre providentielle d’un homme qui les avait croisés et entendu dire leur nouveau lieu de campement ou de transhumance le pousse à aller jusqu’au bout.

Cet aspect est généralement omis par les commentateurs anciens et modernes. Joseph arrive, il se donne du mal, lui qui se croyait supérieur à tous les autres, il fait de gros efforts pour accéder à ses frères. La décision du patriarche comprend certainement un arrière-plan dont le texte biblique a voulu faire l’économie afin d’alléger le poids de ce récit. Jacob a dû attirer l’attention de son jeune fils sur tout ce qu’il a fait, ses rêves, ses airs supérieurs, son mépris des autres, son orgueil, son arrogance…

Il lui a peut-être expliqué qu’une occasion s’offrait à lui de rompre avec ce passé si désagréable. Ses frères seraient peut-être enchantés de  voir qu’il venait enfin à eux, faisait le premier pas et qu’au terme d’échanges fraternels tout rentrerait dans l’ordre. On connaît la suite. Mais il est plus que probable que de telles considérations ont effleuré l’esprit d’un père aimant et soucieux d’apaiser les tensions au sein de la famille.

Pour le moment, on n’en est pas encore là. Car sitôt entré dans le champ visuel de ses frères, ceux-ci n’obéissent qu’à un réflexe épidermique, ils n’ont qu’une envie : se venger d’un intrus, d’un gêneur, qui perturbe une relation avantageuse avec leur père que Joseph a accaparée.

Le maître des songes* est désormais entre leurs mains, le père est bien loin dans sa tente ; il ne pourra pas intervenir, ne pourra pas sauver Joseph de ses agresseurs. Bref, l’occasion rêvée de se débarrasser d’un gêneur qui, circonstance aggravante, entendait les dominer et les assujettir. Les versets parlant de la vue de Joseph par ses frères, encore assez loin de leur campement, caractérisent bien l’ambiance qui règne : Joseph se jette dans la gueule du loup.

C’est le moment d’annihiler ses rêves de puissance et de domination. Il faut en finir avec celui qui rêve de devenir le roi, de les soumettre à son bon vouloir, alors qu’il est le plus jeune. C’est l’occasion rêvée (sans mauvais jeu de mot) de se débarrasser de ce gamin qui les tient pour quantité négligeable. L’heure de la vengeance a enfin sonné.

Le patriarche Jacob avait lui aussi méconnu la réalité ; mais il faut bien dire, à sa décharge, qu’aucun verset de tous ces chapitres (de 37 à 50) ne laissait augurer pareil dénouement : attenter à la vie de Joseph par ses propres frères.

La haine à l’égard de Joseph était vive mais elle n’était pas générale. Au moins deux d’entre eux, et non des moindres, puisqu’il s’agit de Ruben, l’aîné, et de Juda qui incarne à lui seul toute la religion d’Israël, s’interposent et temporisent. Gagnés par des scrupules, voire par des remords (on ne se livre pas à des effusions de sang entre frères, on ne s’entre-tue pas…) ils cherchent à gagner du temps.

Mais une chose est claire : à part ces deux là, l’écrasante majorité des autres sont pour la mise à mort de Joseph. Et même s’ils renoncent à l’exécution de leur funeste projet, symboliquement ils tuent leur frère Joseph puisque c’est dans le sang d’une bête de leur troupeau qu’ils plongent sa tunique, laquelle sera exhibée sous les peux de leur père afin de prouver que Joseph n’était vraiment plus de ce monde…

Cette tunique, véritable corpus delicti, est la première chose dont ses frères se saisissent et en dépouillent Joseph. Au fond, tout est parti de là, cette tunique ornée a cristallisé la haine qui dégénère en envie de meurtre. Nous y reviendrons.

La démarche des deux grands frères Ruben et Juda n’est pas dénuée de sincérité. La preuve en est le désarroi éprouvé par Ruben qui revient, conformément à son plan, vers la citerne et qui la trouve vide. Joseph a disparu. Son idée était de laisser passer l’orage et de ramener l’adolescent chez son père. Juda avait lui aussi tenté de dévier une mise à mort violente en proposant de vendre Joseph à des négociants qui en feraient ce que bon leur semblerait. Joseph serait alors exilé dans une lointaine contrée et l’objectif serait doublement atteint : on se débarrasserait d’un gêneur sans se rendre coupable d’une effusion de sang. La tradition juive ultérieure s’arrêtera longuement sur cette démarche de Juda…

Constatant la disparition de son frère, Ruben pousse un cri de douleur et se demande ce qu’il va devenir, ce qu’il va dire à son père et quelle sera la réaction de ce dernier… Ruben ignore qu’une caravane l’a précédé et que les Madianites ont récupéré son frère qu’ils vont vendre en Egypte au marché des esclaves.. Il sera acheté par un certain Potiphar, haut fonctionnaire égyptien au service du pharaon, en qualité de chef des gardes.

Joseph l’a échappé belle. Il serait mort de faim et de soif sous une chaleur accablante dans cette citerne vide, en plein désert, n’étai l’intervention providentielle de cette caravane. Grâce à elle, Joseph se rapproche de son glorieux destin. Ses frères pensaient que même vivant, mais exilé dans une lointaine contrée il ne pourrait jamais réaliser son rêve de puissance et de domination ; ils se trompaient lourdement, bien au contraire ils l’aidaient, sans le savoir, à réaliser ses objectifs ; la suite de l’histoire montrera qu’il y aura une future rencontre mais cette fois ci, c’est Joseph qui sera en position de force et ses frères dans une situation d’extrême faiblesse.

Ce retournement de situation, ce rebondissement des plus improbables est l’œuvre d’un acteur majeur, omniprésent, certes anonyme et invisible mais très efficace : chaque fois que le destin de Joseph semble scellé, il intervient pour changer la donne et sauver son protégé. C’est Dieu.

N’oublions pas que la Bible ne pratique pas l’historiographie à la manière d’Hérodote et de Thucydide ; elle procède constamment à une lecture théologique de l’Histoire dont Dieu est le maître absolu. C’est lui qui anime le parcours de Joseph, un parcours en apparence cahotif mais où tout est savamment calculé et adroitement présenté par le rédacteur.

Dieu instrumentalise qui il veut ; rien ne peut s’opposer à sa volonté éternelle, selon les rédacteurs de ce long passage : même les frères sont instrumentalisés à leur insu, car s’ils avaient eu vent de ce qui allait arriver, ils se seraient sûrement abstenus de fomenter des plans pour éliminer Joseph.

Dieu a instrumentalisé Jacob (qui envoie son fils chez ses frères), il a instrumentalisé les frères qui déclenchent le processus sans aboutir au résultat escompté, il a aussi utilisé les Madianite, les Ismaélites grâce auxquels il arrivera en Egypte, il a utilisé Potiphar ainsi que son épouse, grâce à laquelle il atterrit en prison où il va rencontrer les deux serviteurs déchus de Pharaon, Dieu s’est servi d’eux comme il s’est servi du pharaon en personne grâce à différents rêves que seul Joseph saura interpréter de manière satisfaisante… Etant entendu que l’auteur des rêves n’est autre que Dieu.

Cette omniprésence/absence (Dieu intervient en faveur de Joseph, mais ne lui parle guère directement) rappelle un autre livre biblique qui, lui, brille par son absence totale de référence explicite à Dieu. C’est le rouleau d’Esther : pourtant, le sauvetage de la communauté juive de l’extermination, prévue par Hamane, est l’œuvre de la Providence.

Les  rédacteurs des deux livres, tant la Genèse que le rouleau d’Esther adoptent, pour ainsi dire, la même cadence, le même tempo : au moment où tout semble scellé, où le destin des juifs de l’empire perse, d’une part, et celui de Joseph, d’autre part, inspirent les plus vives inquiétudes, un rebondissement se produit qui annule le funeste décret.

Cet arrière-plan théologique ne parvient pas éclipser les médiocres calculs des frères qui, sous la conduite de Juda, mettent au point leur propre version de la disparition de Joseph destiné à leur père. Mais, en réalité, ils ignorent absolument tout du sort réservé à Joseph. Pour eux, il a disparu purement et simplement, il n’est pas visible et tous ignorent ce qu’il en est advenu. Mais la thèse de la bête sauvage qui tue Joseph est retenue. Et comme il vaut toujours mieux avoir des preuves matérielles de ce que l’on avance, on trempe la trop fameuse tunique ornée** dans le sang d’un animal qu’on vient de sacrifier et on l’exhibe sous les yeux du vieillard éploré qui reconnaît bien là le vêtement qu’il avait lui-même offert à son cher fils.Jacob holding Joseph’s coat

On a déjà souligné plus haut le rapport symbolique à cette tunique et la fureur meurtrière qu’elle a éveillée chez les autres frères, augmentant leur frustration et décuplant leur désir de se venger et de se débarrasser d’un enfant qui troublait gravement leur rapport au chef du clan. En immolant l’animal et en plongeant la tunique de Joseph dans son sang, c’est un meurtre symbolique que l’on commet : la tunique, c’est Joseph lui-même. En l’imbibant de sang, c’est au sang de Joseph que l’on pense.

Curieusement, dans toute cette affaire, dès son arrivée au campement de ses frères, le texte biblique ne donne  plus jamais la parole à Joseph ; depuis son échange avec le mystérieux inconnu qui le renseigne sur le lieu où se trouvent ceux qu’ils recherchent, plus un mot, pas un seul. Est-ce vraisemblable qu’un adolescent qui va être mis à mort par ses propres frères, ne dise rien ? Qu’il ne prie pas qu’on épargne sa vie, qu’on lui fasse grâce ? Joseph a dû en appeler à un minimum de pitié dictée par la fraternité et c’est peut-être ses suppliques qui expliquent que Ruben et Juda aient imaginé préserver sa vie par un subterfuge : laissez-le vivre, ne faisons pas couler le sang d’un des nôtres, de toute façon il ne survivra pas dans cet environnement hostile et nous, nous n’aurons pas sa mort sur la conscience… La crainte d’une réaction violente, incontrôlée du père a dû jouer un certain rôle. Anticipons quelque peu : lorsque Juda et ses frères verront l’étau égyptien se resserre autour d’eux, Juda observera que c’est l’odieux traitement réservé à leur jeune frère Joseph qui leur vaut tous ces graves ennuis. Juda dit explicitement non : et nous n’avons pas prêté l’oreille aux suppliques de notre jeune frère… Toujours cette fraternité qui a fait défaut, provoquant le drame.

Si Joseph persiste dans son mutisme selon le récit biblique, le patriarche Jacob, lui, traduit en termes clairs les explications de ses fils :  mon fils Joseph a été déchiqueté, une bête sauvage l’a dévoré… La tradition juive est connue pour ses innombrables commentaires des textes sacrés et dans l’expression une bête sauvage (hayya ra’a), elle veut découvrir, par le biais de l’allégorisme psychologique, la haine, la jalousie, l’envie, le désir de vengeance, l’immoralité qui ne recule devant rien.

La bête sauvage, c’est la bête immonde qui souille l’âme humaine. D’autres exégètes ont assimilé la bête sauvage à la femme de Potiphar qui a failli compromettre de manière définitive l’existence même de Joseph…

On a parlé au commencement d’un récit romanesque qui vire malheureusement au drame, ce qui lui confère une certaine gravité et renforce son aspect parfois solennel, surtout lorsque le lecteur décèle ce qu’il faut bien assimiler à une intervention surnaturelle, ou divine. Après la commission de leur crime, les frères devenus des conjurés tentent d’apaiser la douleur de leur père. Et celui-ci, comme ce sera le cas pour la matriarche Rachel au chapitre XXXI du livre de Jérémie, refuse de se laisser consoler et parle même de rejoindre son fils dans la mort. Dans les commentaires consacrés à ce chapitre du livre de la Genèse, la tradition orale assure que la peine était si forte qu’elle a même privé le patriarche de son inspiration prophétique habituelle ; en effet, les visions nocturnes, les songes constituaient un canal fiable pour le dévoilement de l’avenir aux patriarches par Dieu. N’était l’indicible douleur, le patriarche aurait été en mesure de faire litière de la version de ses fils et découvrir la vérité.

Après la description du caractère de Joseph que nous avons lue et la mention répétée de la haine dont il faisait l’objet de la part de ses frères, la Bible insère un chapitre (38) qui, en apparence, n’a rien à voir avec notre sujet, à savoir Joseph : c’est l’épisode peu reluisant de Juda et de sa belle-fille Tamar.

Est-ce la verve littéraire du rédacteur qui l’a incité à faire ce qui ressemble bien à une interpolation ou poursuivait-il une autre idée, en lien avec notre histoire ? Je penche vers la seconde solution car le génie littéraire du rédacteur, le soin avec lequel il ménage les transitions d’un objet à l’autre, prouve qu’il tient fermement sa plume. Je ne vois qu’une solution : ce chapitre vise à rabaisser Juda, membre éminent de la fratrie, en comparaison d’un Joseph qui tout en étant conscient de sa beauté et de son charme, ne commet pas l’adultère avec l’épouse de son maître, en dépit des sollicitations répétées de cette dernière. Et plus Juda décroît et plus Joseph brille…

Le jeune Joseph résiste victorieusement aux avances d’une femme mariée (alors que c’est un tout jeune homme et qu’il n’a pas de femme), tandis que son frère aîné, Juda, certes veuf, mais déjà père de trois fils (Er, Onan et Shéla) se vautre dans la luxure avec sa propre belle-fille, déguisée en courtisane. Bien pire encore : cette prostituée occasionnelle, Tamar, sa belle-fille, tombe enceinte de ses œuvres et donne naissance à deux jumeaux que la Bible, très pointilleuse au sujet des unions illicites, affuble de prénoms peu flatteurs (Péréts et Zérah), qui évoquent tous deux l’idée de violence, d’hybris .

Tout au long de ce chapitre, Juda nous est présenté comme une personnalité complexe. On se souvient qu’il avait tenté de gagner du temps afin de sauver le jeune Joseph des mains de ses frères. On nous apprend à présent qu’il a pris ses distances, qu’il a (provisoirement ?) quitté le clan, peut-être rongé par le remords ; d’ailleurs, lorsque Joseph exercera des pressions sur ses frères, Juda sera le seul à leur rappeler que ce qui leur arrive ne peut être qu’une punition pour l’élimination de Joseph…

Les événements sont séparés par treize ans puisqu’on nous dit que Joseph a été vendu par ses frères à l’âge de 17 ans et qu’il a passé treize ans dans la vallée du Nil. Est-ce le veuvage de Juda, sa situation d’homme seul qui l’a incité à recourir aux services d’une telle prostituée ? L’homme est moins simple qu’il n’y paraît. Il y a en lui un fond de sincérité et d’honnêteté : lorsque la vérité éclatera au grand jour et que Tamar dévoilera qui est la cause efficiente de sa maternité alors qu’elle était censée être veuve, Juda qui ne se doute encore de rien, ordonnera qu’elle soit brûlée vive; mais lorsque la jeune femme exhibera le sceau, la canne et le cordon de son beau-père, ce dernier ne niera pas les faits. Il dira même, elle a plus raison, elle est plus juste que moi (tsadka mimméni)…

Tamar explique pour quelle raison elle a eu recours à se sinistre stratagème : elle était l’épouse de Er, le fils aîné de Juda mais ce dernier mourut prématurément sans laisser de descendance. Suivant la loi du lévirat (beau-frère en latin) le frère survivant doit épouser sa belle-sœur veuve afin de donner un héritier au défunt. C’est Onan qui fut chargé de l’affaire mais il refusa de donner un descendant à son frère mort et émit sa semence sur le sol. Cette inconduite grave, ce égoïsme lui coûtèrent la vie.

Juda renvoya donc sa bru dans la maison paternelle lui promettant de lui donner son troisième fils Shéla dès qu’il serait en âge de prendre femme. Mais Juda eut peur de perdre son troisième fils et négligea Tamar. Cette dernière finit par apprendre que Shéla avait grandi et que son père se trouvait dans la région pour suivre de près la tonte de ses brebis. D’où son accoutrement de prostituée afin de se rappeler au souvenir de son beau-père en lui tendant le piège que l’on sait. Elle exige même des gages avant de s’offrir à lui qu’elle saura transformer en pièces à conviction lorsqu’on voudra la brûler vive…

Lorsque le chapitre achève le récit de cet épisode qui ternit un peu le caractère de Juda, il est spécifié que cet éminent fils de Jacob n’approcha plus jamais son ancienne belle-fille.

L’aveu de Juda plaide en sa faveur car il aurait pu chercher à se disculper. Une telle attitude aurait gravement compromis la suite du récit au cours duquel Juda va jouer un rôle éminent, toujours face à Joseph dont il ignore tout de son identité réelle, tout comme il avait tout ignoré de l’identité de la fausse prostituée.

Juda est pris entre le mensonge et la vérité. On a l’impression qu’il est à la dérive depuis l’épisode de la mystérieuse disparition de Joseph.

Alors que Juda erre, en proie à des remords de plus en plus forts, on peut parler du triomphe de Joseph en Egypte puisque lui-même, après s’être fait connaître de ses frères, leur demande de rejoindre  leur père pour lui faire part de sa propre gloire en Egypte : c’est Joseph lui-même qui témoigne de la réalisation de ses propres prophéties : tout le clan va bientôt accourir en Egypte et pourra voir en Joseph leur généreux bienfaiteur puisqu’il les installera dans le pays de Gessen (Goshen et pourvoira aux besoins de chaque membre du clan.

Pour bien montrer que Joseph est vraiment devenu le bras droit, le plus proche conseiller du pharaon, un verset stipule ceci : il (pharaon) lui (à Joseph) abandonna tout… sauf la nourriture qu’il prenait, ce que signifie que le seul domaine vraiment réservé du monarque égyptien était son épouse, le terme hébraïque léhém signifie parfois dans la Bible les relations conjugales.  D’autres versets stipulent la phrase suivante du pharaon que nul ne pourra bouger le doigt ou le pied sans l’assentiment de Joseph, ce qui revient à dire, en langage d’aujourd’hui, que l’ancien esclave hébreu était désormais investi des pleins pouvoirs.

J’écrivais dès le début de ce texte que ce récit était merveilleux, entendant par là que le rapport de tout ceci n’était pas vraiment réaliste et relevait d’un autre ordre que des lois du réel. En effet, est-il concevable qu’un pays comme l’Egypte pharaonique, puisse hégémonique du Proche Orient ancien n’ait disposé d’aucun sage, capable d’interpréter correctement le rêve du pharaon ?

Cela rappelle un autre récit légendaire qui se passe, cette fois-ci, en Babylonie, et que nous lisons dans le livre de Daniel : le roi babylonien décrète la mise à mort de tous les sages de son empire car aucun ne fut en mesure d’interpréter son rêve comme il l’aurait souhaité. En fait, il voulait que les sages devinent son rêve avant même qu’il ne le leur expose… Seul le judéen Daniel subit l’épreuve avec succès. On sent sous la plume du rédacteur de ce récit sur Joseph un brin de fierté nationale, qu’elle soit ou non justifiée : Joseph, issu du clan de Jacob, le grand patriarche d’Israël a surclassé tous les savants de son temps.

Quand bien même on laisserait cette invraisemblance de côté, n’en trouverions nous pas une autre, encore plus frappante ? Et notamment celle-ci : comme la classe dirigeante égyptienne, l’élite du palais de Pharaon a-t-elle pu accepter la nomination d’un étranger, qui plus est, un ancien détenu, à de si hautes fonctions qui lui revenaient traditionnellement ? La Bible se contente de prendre note de l’assentiment des membres de la cour du pharaon. Elle dit qu’après la panégyrique de Joseph de la bouche même du monarque, la cause fut entendue (wa-yttav ha davar be ‘éné par’o u-be-éné avadaw…) Ce n’est pas seulement merveilleux mais bien miraculeux.

Pour finir, disons encore un mot de cette fameuse tunique réservée à Joseph. Elle a joué, nous nous répétons, un rôle de premier ordre dans toute cette aventure, c’est autour d’elle que s’est cristallisée la haine des frères. On peut y voir quantité de symboles et d’allusions. Par exemple, ceci : Joseph symbolise le peuple élu d’Israël tandis que ses frères représentent les peuples qui se montrent haineux à son égard et le jalousent en raison de son élection mais aussi de ses talents si enviables. Ne pouvant le surpasser ni même l’égaler, ils cherchent à le faire disparaître. Voici les cinq étapes au cours desquelles la tunique de Joseph est au cœur de l’intrigue :

  • La tunique ornée est dévolue à Joseph tandis que tous ses autres frères doivent se contenter d’un vêtement plus ordinaire.Joseph with coat of many colors
  • La première chose dont ses frères s’emparent dès qu’ils se saisissent de lui n’est autre que cette tunique fatale comme si elle représentait tout ce qui l’élevait au-dessus de ses frères.Joseph’s brothers
  • Les frères plongent la tunique dans le sang d’un animal égorgé, perpétrant ainsi un meurtre symbolique puisque le sang qui souille la tunique est censé renvoyer au sang de leur propre frère auquel, à la dernière minute, ils hésitent à appliquer la peine capitale.Joseph’s brothers with Joseph’s coat
  • La femme de Potiphar lui arrache cette tunique comme si elle avait tenté de se débattre pour échapper aux assauts de Joseph…
  • Enfin, la tunique est remplacé par les vêtements princiers que Pharaon offre à son futur protégé lors de leur première rencontre.

Mais cette belle histoire qui a fait couler tant d’encre et intrigué les esprits les plus fins comporte encore bien des sujets sur lesquels je reviendrai.

Dans le texte hébraïque, cette expression peut avoir deux sens : soit péjoratif, un homme qui vit dans le rêve et fuit la réalité à laquelle il ne peut ni ne veut se confronter, soit laudatif ; un homme qui a une certaine expertise en matière d’interprétation des rêves. Mais pour les frères de Joseph, c’est le premier sens qui s’impose.

**Ketonét passim, mais nul ne connaît le sens exact de ce second terme. Certains traduisent tunique ornée, d’autres tuniques à manches ; quelques commentateurs médiévaux pensent qu’il s’agit là d’un terme qui résume par des abréviations les principales étages de l’existence de Joseph : Potiphar, Soharim (négociants), Isma’élim (Ismaélites) et enfin Mitrayim (Egypte). Ce qui renforce la thèse de l’omniprésence de la Providence laquelle aurait tout prévu…

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage : Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

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