Je commence par prévenir tout préjugé qui verrait dans cette chronique historique le résultat de je ne sais quelle propagande ou panégyrique en faveur de telle ou telle conception.

Il s’agit ici, simplement, de faire une rétrospective sur le statut de Jérusalem dans la tradition juive et donc dans la conscience de ses adeptes.

C’est la décision du président Donald Trump sur ce sujet épineux qui justifie le traitement de cette question qui est d’une sensibilité extrême.

D’un point de vue purement historique, c’est-à-dire à l’écart de toute émotion, de toute référence à des écrits religieux, chargés d’affect, on ne s’explique pas les raisons objectives qui ont mené le peuple juif à mourir et à vivre pour Jérusalem, comme d’autres, il y a tout juste quelques décennies, avaient décidé de mourir pour… Danzig !

Tous les spécialistes considèrent qu’il est difficile, voire quasi impossible de présenter un tableau objectif de l’histoire du peuple hébreu aux temps bibliques. Nous sommes exclusivement dépendants des récits bibliques qui n’adoptent pas une historiographie telle que préconisée par Hérodote et Thucydide, aux alentours du Ve siècle avant notre ère.

Nous avons maintes fois souligné ici même que la Bible adopte une lecture théologique de l’Histoire, ce qui signifie qu’elle enchâsse tous les événements qu’elle retient ,dans un canevas où tout part de Dieu et tout remonte vers lui.

Il est le maître de l’Histoire, le seul être dont il est permis de dire qu’il agit, est un agent, car tous les autres facteurs ou agents ne font que réaliser ses volontés sur cette terre, qu’ils en soient ou non conscients… Avec de telles prémisses vous ne pouvez pas rédiger une Histoire répondant aux critères de l’historiographie classique.

Le meilleur exemple de cette posture idéologique qui fait de Dieu le Maître de tous nos actes nous est offert par le livre des Juges qui adopte ce que les savants allemands ont nommé le pragmatisme à quatre termes : a) Israël est infidèle à son Dieu ; b) Dieu suscite un potentat qui vient le punir pour ses péchés ; c) Israël amorce son repentir et promet de bien se conduire ; d) Dieu envoie un juge, un héros qui libère Israël de son oppresseur… Et le cycle se reproduit tout au long de l’histoire juive.

Le livre de l’Exode présente la sortie d’Egypte sous ce même angle. C’est Dieu qui, à coup de miracles et de plaies, libère son peuple de l’esclavage, le conduit à travers le désert jusqu’au Sinaï où il lui révèle la Torah et l’installe, après maintes péripéties, en sa terre de Promission.

Tel est le schéma classique de l’histoire antique du judaïsme, ce que le père-fondateur de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz (1817-1891) nommera la Construction de l’histoire juive, traduite de l’allemand aux éditions  du Cerf par l’auteur de ces lignes.

Mais Grâtz s’était en fait concentré principalement sur l’histoire intellectuelle car, pour le reste, à savoir les événements politico-militaires, la conception théologique était très fortement implantée.

A partir de quel moment commence-t-on à parler de Jérusalem dans la Bible hébraïque ? On peut en trouver une trace dans le livre de la Genèse où il est question de Salem et d’un curieux prête du Dieu suprême (cohen le-élelyon), appelé Melchitsédék, roi de justice, donc un monarque vertueux.  Beaucoup de spécialistes pensent que Salem désigne aussi Jérusalem.

C’est le roi David, qui a d’ailleurs donné son nom à ce site, la Cité de David, qui confère, le premier, une importance inégalée, voire insurpassable à ce petit village, juché sur un inconfortable et inhospitalier piton rocheux, qui n’était, à l’origine qu’un petit lieu dit de bergers. Mais qui allait devenir le centre de gravité du monde depuis plus de deux millénaires. Non pas une capitale mondiale (car il en existe plusieurs) mais la capitale du monde… qui est unique.

On ne comprend pas très bien comment ce petit village qui ne comptait du temps du roi David (1040-970) que quelques centaines d’âmes, et même du temps de son prestigieux fils, Salomon, tout au plus mille ou deux mille âmes, a pu se propulser à un tel niveau que ni Rome, ni La Mecque, ni aucune autre cité au monde, n’a pu égaler.

Et la connexion entre le roi David et cette ville est encore plus mystérieuse car même si la monarchie davidique avait sans conteste les faveurs du Dieu d’Israël, d’autres rejetons auraient pu être choisis : par exemple, le pieux roi Josias, auteur de la fameuse réforme de 622 avant notre ère, et qui était le seizième monarque de cette même lignée.

Mais l’histoire est ce qu’elle est : quels qu’aient pu être les fautes gravissimes de David,c’est sur lui que la tradition a jeté son dévolu,  en faisant,  au fil de trois millénaires, le père du Messie des juifs et le modèle de tout bon roi de la chrétienté.

Pourtant, ce n’est qu’en 1993 qu’une preuve de son existence a été découverte, dans les débris d’une stèle au nord d’Israël, tout près de la frontière libanaise.

Mais cette figure quasi légendaire semble toujours se dérober au regard des historiens : berger gracile, joueur de flûte, harpiste de talent, redoutable combattant, gendre improbable du roi Saül… ou bien doux psalmiste d’Israël (ne’imzemirot Israël) ? Qui était vraiment David ?

Comment un tel guerrier, amateur de conquêtes féminines, ne reculant devant rien – pas même le meurtre –, a-t-il pu incarner les vertus du roi-Messie aussi bien dans le Talmud que dans les Évangiles?

Mais la tradition juive a pris cette affaire très au sérieux : sur des pages et des pages du Talmud, on explique que Dieu a tout pardonné à David, excepté de s’être rendu coupable, d’avoir commandité le meurtre du mari de Bethsabée, Uri le Hittite.

Mais même cet acte inqualifiable a fait l’objet d’une tentative de sauvetage de David, visant à éloigner de lui l’accusation de meurtre…. Un sage talmudique, nommé rabbi Samuel bar Nahmani (fin du IIIIe siècle de notre ère), nous propose la sinueuse solution suivante : tous les soldats de l’armée de David devaient signer une sorte d’acte de divorce pro forma à leur épouse ,avant d’aller livrer bataille, pour le cas où ils périraient au combat.

Du coup, si Bethsabée était formellement divorcée, l’accusation d’adultère disparaît… Reste cependant, l’accusation de meurtre d’Urie ! Mais le roi d’Israël avait, dans certains cas, droit de vie et de mort sur ses sujets.

Or, c’est David qui a placé Jérusalem au centre de toute l’histoire juive au point que même les prophètes et les psalmistes se reconnaissent dans ce choix de prédilection ; dès lors, Jérusalem, à elle seule, symbolisait à la fois le judaïsme, les juifs et leur Temple.

Lorsque David fait part de son intention de bâtir un beau Temple au Dieu d’Israël, la réaction est un peu dubitative mais une chose ne l’a jamais été, c’est le choix du site : jamais aucune ville de Juda ou d’Israël n’a pu faire concurrence à Jérusalem.

La question ne s’est jamais posée : le Temple de Jérusalem sera finalement érigé par le fils de David,Salomon (970-930), qui n’avait pas de sang sur les mains, en tout cas bien moins que son père… Mais là encore, on trouve dans le livre des Chroniques des regrets que ce rare privilège n’ait pas échu à son père.

Pour ce qui est de l’amour de Jérusalem, il faut distinguer entre deux périodes : préexilique ou postexilique. Alors que l’on dit généralement loin des yeux, loin du cœur, pour les relations du peuple d’Israël et de Jérusalem, ce fut nettement le contraire. Plus les juifs étaient tenus éloignés de leur berceau et plus fortement s’exprimait la nostalgie de leur sanctuaire.

Scrutez un instant la liturgie juive, tant des jours ouvrables, du sabbat que des fêtes et des solennités : Jérusalem est omniprésente, les vœux des juifs du monde entier portent sur cette cité vers laquelle sont dirigées toutes les prières. Israël est promu au rang de gardien des lieux saints.

De quoi parlent les tout premiers versets du livre d’Isaïe (VIIIe siècle avant notre ère) ? De Jérusalem, jadis berceau de la justice et de l’équité… Même l’action de grâces après les repas se languit de Jérusalem et du Mont Sion. Au fond, les maîtres de la tradition juive ont placé Jérusalem au cœur même de la spiritualité de leur religion.

Au fond, l’amour d’Israël pour Jérusalem remonte à trois millénaires et sa fidélité à au moins  à deux millénaires… Mais cela n’a pas suffi à ramener la paix dans la région, même si la prophétie de Jérémie (ch. 31) a fini par se réaliser : les fils sont revenus dans leur territoire (wéchavoubanimligevoulam)

Certes, tous les lecteurs de par le monde ne seront pas d’accord avec cette analyse historique. Et nous pouvons les comprendre. Mais reprenons, pour finir, la réponse humoristique d’un grand historien français du XIXe siècle Salomon Reinach : s’il fallait rendre Jérusalem à quelqu’un, ce serait aux Jébuséens…

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Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

 

 

 

 

 

 


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Étirév

Bonjour,
L’auteur dit : « D’un point de vue purement historique, c’est-à-dire à l’écart de toute émotion, de toute référence à des écrits religieux, chargés d’affect, on ne s’explique pas les raisons objectives qui ont mené le peuple juif à mourir et à vivre pour Jérusalem, comme d’autres, il y a tout juste quelques décennies, avaient décidé de mourir pour… Danzig ! »
Peut-être un début de réponse dans l’article de mon blog intitulé « De l’Israélisme au Judaïsme », que je transmets, en toute humilité, ci-dessous :
https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/histoire-des-israelites.html
Cordialement.