Comment les erreurs des renseignements israéliens ont débouché sur le rôle de « l’avocat du Diable »

L’incapacité d’Israël à anticiper sur les plans de l’ennemi avant la Guerre de Yom Kippour en 1973 a débouché sur la création d’un Dixième Homme, une façon de s’assurer que les évaluations contraires à ce que tout le monde croit puissent au moins être entendues.

Israeli troops take cover from Syrian warplanes on Oct. 8, 1973, on the Golan Heights, two days into the Yom Kippur War. One chapter of Why Dissent Matters looks at why Israel was caught off guard.
Les troupes israéliennes se mettent à l’abri des avions syriens le 8 Oct. 1973, sur les hauteurs du Golan, deux jours après le déclenchement de la guerre de Yom Kippur. Un chapitre du livre  : « Pourquoi l’avis du dissident importe » examine en détail pourquoi Israël a été pris au dépourvu.   (ZE’EV SPECTOR / GETTY IMAGES FILE PHOTO)  
Par extraits de 
Sun., May 21, 2017

La Guerre de Yom Kippour 1973, connue dans le monde arabe comme la Guerre du Ramadan, a démontré les risques encourus par Israël lorsle pays sous-estime les dangers qui pèsent sur la sécurité nationale, peu importe à quel point ils peuvent paraître modiques voire insignifiants. Il s’agit de l’erreur classique des renseignements survenue dans l’histoire d’Israël et c’est arrivé parce l’appareil de l’armée était captivé et prisonnier par ce qu’on appelait alors le Concept des Intentions Arabes – une vision du monde préconçue qui ne se préoccupait pas de la possibilité d’une offensive à grande échelle. Dans un extrait :  Why Dissent Matters, (Pourquoi l’avis du dissident importe) William Kaplan examine une idée centrale qui est le résultat de l’enquête menée après-guerre, le Dixième Homme.

Le Dixième Homme, c’est l’Avocat du Diable. S’il y a dix personnes dans une pièce et que neuf sont d’accord entre eux, le rôle du dixième homme est de persister dans ses divergences  et de mettre le doigt sur les failles, quelle que soit la décision à laquelle aboutit le groupe.

Tuer le messager est auto-destructeur. L’AMAN, le directoire des renseignements militaires des forces israéliennes (Tsahal) devait changer de façon de traiter les problèmes et à la suite de la Commission Agranat, il a créé deux nouveaux outils  : la position du Dixième Homme, auquel on fait aussi référence sous le nom de Département de Révision, et l’option d’écrire des mémos des « opinions divergentes ».

« Sa mission était de générer des estimations des renseignements qui vont à l’encontre des évaluations du Département de Recherches… Cette approche était importante parce qu’elle permettait qu’un certain nombre d’intentions possibles de l’ennemi soient prises en considération, y compris et surtout celles réputées « les moins probables que les autres ».

Après tout, le contraire pouvait toujours être vrai. Si un tel système avait été mis en place en octobre 1973, l’AMAN aurait produit deux évaluations : la première indiquant sur la base de preuves écrasantes que le Concept était obsolète et que la guerre était sur le point d’être déclenchée, et le second que le Concept restait valide. Confronté à ces évaluations alternatives, le cercle dirigeant d’Israël aurait presque certainement rappelé les réservistes, même s’il avait décidé pour des raisons politiques, de laisser l’Egypte et la Syrie mener leurs attaques.

Le job du dixième homme consiste à défier le sens commun, les idées reçues. Le but d’observer les choses de façon créative, indépendante et d’une perspective fraîche, afin de s’attaquer activement au statut-quo et de le ré-envisager de fond en comble. Les analystes dans le rôle du Dixième Homme cherchent des informations et des arguments qui contredisent celles construites par les différents départements d’analyse et de production de la communauté des renseignements. Une seule anomalie est suffisante pour réfuter une thèse entière, ou au moins pour justifier un ré-examen ».

 Le Dixième Homme observe aussi de près des sujets qui n’ont pas, mais peut-être auraient dû, suscité l’attention et il fournit une caisse de résonance à des analystes de niveau hiérarchique inférieur qui souhaiteraient soulever des questions qui, sinon, ne seraient pas envisagés aux niveaux supérieurs dans la chaîne de commandement.

La mission du Dixième Homme est d’explorer les hypothèses alternatives et les scénarios du pire, et il peut le faire sans crainte d’ombrage porté à sa carrière. Est-ce que la même donnée utilisée pour soutenir une conclusion peut aussi être utilisée pour en conforter une autre? Appliquer ce simple test aux évaluations accumulées par les renseignements en septembre et octobre 1973 aurait immédiatement conduit à remettre les évaluations des renseignements en rivalité.

Le Dixième Homme bénéficie d’un statu élevé au sein de l’AMAN : il est libre d’obtenir n’importe quelle donnée de renseignements dont il a besoin et de critiquer les visions existantes. On n’a pas le droit d’ignorer ses rapports : on doit les prendre en considération. Les rapports du Dixième Homme atterrissent directement sur le bureau du Directeur des renseignements militaires. -la position que détenait Eliyahu Zeira – autant que vers tous les décideurs majeurs, dont le Premier Ministre et le Ministre de la Défense.

Eliyahu Zeira, Chef de L’AMAN en 1973. 

L’idée du Dixième Homme n’est pas la panacée. Beaucoup de professionnels des renseignements chevronnés pensent qu’elle est ridicule. De façon plus importante, on la perçoit comme improductive, parce que cela ne marche pas. C’est ce qu’a conclu l’éminent historien Walter Laqueur. Le Dixième Homme serait sans « succès manifeste ».

Dans le monde des renseignements, ses détracteurs la critiquent comme du pseudo-renseignement, en commençant par des conclusions acquises d’avance, disant que le contraire de quelque chose est exact, au lieu de suivre l’administration de preuves sans se préoccuper de là où elle se dirige. Il y a aussi quelques bonnes raisons de croire que  « l’usage routinier de ce mécanisme le ritualise et que les résultats restent ignorés. Benny Gantz, l’ancien chef d’Etat-Major de Tsahal faisait observé : « Nous avons besoin d’une structure organisationnelle qui encourage tous les grades à être critiques, à jeter le doute, à ré-examiner les hypothèses fondamentales, à sortir du cadre ».

Il y a ceux qui prétendent que ces opinions contraires « n’ont jamais modifié les évaluations des renseignements », alors que ceux qui ont sont partisans disent que de tels avis sont « un outil éducatif extrêmement important ». Persuader des professionnels d’assumer le rôle de critique permanent présente aussi certaines difficultés pratiques pour le recrutement et le maintien d’avance comme acteur d’une équipe et les mauvais coucheurs sont isolés et ostracisés.

Le pluralisme dans le processus de décision n’est pas, en soi, une garantie contre le fait de pouvoir avoir tort, mais c’est l’approche juste et elle transcende tout temps et tout espace particulier. Israël n’est pas seul à être confronté à des menaces contre sa sécurité nationale : les défis sont internationaux.

L’ennemi lancera une guerre terrestre, une guerre aérienne, une guerre nucléaire ; il emploiera des gaz chimiques ; il s’engagera dans un acte unique de terrorisme ou des actes multiples. Il frappera à l’rieur ou à l’étranger. Nous ne pouvons,en réalité, écarter aucune hypothèse a priori, au moins, sans disposer de preuves de ses capacités et une bonne compréhension de ses intentions et motivations.

Golda Méir, la Première Ministre d’Israël, n’a pas eu recours à l’armée quand, instinctivement elle savait mieux que quiconque et comprenait qu’elle devait le faire. L’AMAN était un bras de l’armée. Il est justifié de dire que, dans un pays comme Israël, le recueil de renseignements et leur évaluation sont les deux revers de la même pièce de monnaie.

Mais, en général, l’armée, où la hiérarchie, la discipline et l’obéissance gouvernent, n’est probablement pas la meilleure institution pour évaluer des renseignements. Les soldats perçoivent les menaces et veulent les détruire. C’est suffisant, puisque c’est leur travail. Mais les décisions de politique publique sont plus compliquées et nuancées et elles ont besoin d’envisager tous les angles possibles. En octobre 1973, l’information était bonne, mais elle était faiblement évaluée. Chaïm Bar Lev – celui qui a donné son nom à la ligne de fortification – avait résumé la situation en ces termes : « L’erreur repose dans l’évaluation des données de renseignements et non dans l’absence d’information exacte et fiable ».

Evidemment, prendre du recul après-coup donne toujours des résultats parfaits. Et ce serait au-delà de la naïveté de croire qu’on dispose toujours de temps suffisant pour  minutieusement chaque option en plein milieu d’une crise. En général, les gens s’efforcent vraiment de toutes leurs forces que leur décision soit juste et ils méritent une certaine indulgence quand ils ont tort. Mais, encore, qu’est-ce qui serait pire que de ne pas avoir compris la situation en n’ayant même pas envisagé les preuves véritablement disponibles?

En définitive, les Israéliens se sont trompés tous seuls : leur adhésion au Concept, leur foi dans leur supériorité militaire, leur incapacité à envisager une campagne militaire limitée axée sur un objectif politique, leur racisme et bien d’autres facteurs les ont conduits sur la voie du désastre et de la possibilité bien réelle d’un effondrement national. Ils ne se sont pas mis dans les chaussures de leurs ennemis quand ils auraient dû examiner toute chose selon la perspective du type d’en-face.

« Le « Concept » n’était pas l’invention d’un fou génial… » a plus tard rappelé Moshe Dayan, le Ministre de la Défense d’Israël au cours de la Guerre du Kippour, « … Mais il avait surgi d’une information vraiment cruciale que nous pensions être la meilleure que nous puissions acquérir ». Cela pouvait bien être vrai une fois, mais le Concept n’aurait jamais dû être gravé dans le marbre.

Quarante ans après La Gaffe, surnom sur la façon dont les Israéliens ont immédiatement commencé à faire référence à l’échec à anticiper et à se préparer correctement à « l’attaque-surprise », on a demandé à Zeira ce qui était allé de travers. Il a alors fourni un certain nombre d’explications, certaines intéressées et auto-justificatrices, d’autres non, dont deux qui auraient été sages, si elles n’avaient pas été si prévisibles : « La première erreur était que nous n’avons pas compris que le principal problème des Egyptiens était la honte… Si j’avais compris ce point-là, j’aurais compris qu’ils cherchaient désespérément une victoire, aussi modique soit-elle ».

La seconde erreur était relative à la première : « Nous ne disposions pas d’un mécanisme permettant de sonder l’âme [l’état d’esprit] du peuple égyptien ». Mais, tout comme la concentration de forces ennemies en train de se mettre en ordre de bataille, ces deux explications étaient perceptibles au vu et au de tous.

Le Premier Ministre fondateur d’Israël, David Ben Gourion, avait identifié les menaces réelles contre la sécurité d’Israël, bien des années plus tôt. Faisant référence au prédécesseur du Président égyptien Anouar el Sadate, Gamal Abdel Nasser et à la défaite arabe de 1948, Ben Gourion disait : « Nasser souffre  blessure psychologique ; il est humilié et il ne fera pas la paix avant d’avoir pansé sa blessure,en d’autres termes avant de marquer une victoire contre Israël ». Une Dixième Homme aurait facilement pu souligner ce point de vue.

A la veille de l’attaque des Egyptiens et des Syriens, Zeira a conseillé au Premier Ministre de ne pas s’inquiéter de l’évacuation du personnel russe d’Egypte et de Syrie. Si les Soviétiques s’en allaient parce qu’ils avaient peur de la guerre prochaine, « c’est qu’ils ne connaissent pas très bien les Arabes »,avait-il alors dit à Meir.

En fait, c’est Zeira qui n’y connaissait rien. Les Israéliens souffraient d’occultation qui invalidait complètement leurs évaluations des renseignements et leur pouvoir de prendre les bonnes décisions. Non seulement ils ne voyaient même  pas ce qu’ils regardaient, mais les hypothèses qui les gouvernaient concernant leurs propres ennemis étaient juste fausses, soit parce qu’elles se fondaient sur un racisme méprisant, sur le mythe, sur le fantasme de toute-puissance ou sur des vœux pieux.

Quand Israël rejetait les initiatives de paix réalistes de l’Egypte, quand l’Egypte acquérait des avions de combat avancés, des SCUDs et des missiles sol-air, quand Sadate surprenait ses ennemis et avançait un plan valable, il prenait Israël et ses cercles dirigeants politiques et militaires par surprise, même si toute action qu’il entreprenait se faisait au vu et au su de tous et en plein jour.

Il s’est même avéré, bien que l’information ait été censurée pendant de nombreuses années, que Tsahal avait en réalité, obtenu les plans de bataille de l’offensive syrienne en avril 1973 ( avec une mise à jour offerte par la CIA en fin septembre),  mais que l’armée a refusé de croire en leur faisabilité. Les renseignements étaient complètement exacts, en termes de ressources humaines, de localisation, d’approche et de stratégie.

Ce type même d’auto-aveuglement volontaire ne s’est pas produit uniquement dans le cas d’Israël et de ses dirigeants (de farouches individualistes endurcis par l’atmosphère des combats). « Nuques raides, la source de l’auto-illusion » écrivait la célèbre historienne Barbara Tuchman « c’est un facteur qui joue remarquablement un grand rôle dans les affaires de gouvernement. Il consiste à évaluer une situation en termes d’idées préconçues ou fixistes tout en ignorant et en rejetant tous les signaux contraires. C’est agir selon sa volonté tout en ne s’autorisant pas à être démenti par les faits ».

Why Dissent Matters: Because Some People See Things the Rest of Us Miss par William Kaplan (McGill-Queen’s University Press) Disponible en librairies au Canada le 27mai. Extrait pour clarification.

thestar.com

Adaptation : Marc Brzustowski

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