Grätz, Heinrich par Maurice Ruben Hayoun.
Qu’est- ce que le judaïsme ? Cette question apparemment sotte ne devrait pas moins intriguer celui qui fait partie du judaïsme et s’imagine en avoir totalement assimilé le contenu que l’interrogation? Qu’est-ce que la vérité, n’embarrasse celui qui croit la posséder dans son intégralité?
Que ne nous a-t-on pas présenté sous le label judaïsme depuis que ce dernier fait l’objet d’analyse de la pensée discursive ! Que de doctrines fondamentales n’avons nous pas vu émerger ces temps derniers avec la prétention de monopoliser la vérité et de régler une fois pour toutes la norme de la pratique religieuse juive !
Le judaïsme est tantôt l’expression accomplie de la théologie spéculative, une sorte de hégélianisme pré-formé qui traverse tous les aspects dialectiques (Hirsch) et tantôt il est précisément aux antipodes de la pensée a priori, c’est-à-dire une révélation a posteriori de dogmes particuliers qui ne contredisent à la raison qu’en apparence mais qui, en vertu de leur évidence, arrachent la sanction de la pensée spéculative (Steinheim).
Parfois aussi, le judaïsme est considéré comme une institution parfaitement systématique qui recherche la docilité de l’esprit , la soumission sans réserve à l’absolue volonté divine et dont le but avoué est de recommander la religiosité (Ben Usiel).
D’autres veulent y voir l’opposé même de la religion, une sorte de douche froide pour l’esprit humain gagné par l’exaltation religieuse, un sabot d’arrêt sur la voie d’un penchant nettement religieux, une institution recherchant plus l’activité pratique, un » balancier » qui protège de l’étroitesse de tendances opposées (Moses).
Mais on n’en est pas resté là puisque certains considèrent le judaïsme comme une pure religion de l’esprit ayant des visées éthiques et ne dépassant guère le cercle d’un rationalisme quotidien et domestique, tandis que d’autres en font une initiation de mystagogue à une existence contemplative, une religion de l’immortalité préparant à la vie dans l’au-delà.
Toutes ces conceptions du judaïsme ,qui divergent souvent au point de s’opposer ,ne manquent pas d’invoquer pour leur défense des preuves suffisantes puisées au riche réservoir du judaïsme, mais elle doivent dans leur ensemble reposer sur quelque chose de vrai puisqu’elles appuient leurs prétentions par un halo de vérité.
Toutes ces différentes conceptions du judaïsme attestent cependant de la richesse conceptuelle de celui-ci : elles sont toutes vraies si on les considère comme des aspects isolés du principe fondamental du judaïsme mais elles s’avèrent fausses lorsqu’elles se présentent chacune comme l’idée de base ,à l’exclusion de toute autre.
Car dans ce cas précis il demeure toujours un reste plus ou moins grand d’idées juives qui n’acceptent pas un tel dénominateur commun et qu’un tel principe n’explique qu’en partie ou très difficilement.
On a jusqu’à présent emprunté bien des voies afin d’élucider en profondeur l’essence fondamentale du judaïsme.
Tantôt on mettait en avant son caractère dogmatique, métaphysique et idéaliste ,plaçant ce principe au tout premier rang et ramenant tout le reste à une forme subsidiaire où l’idée s’était coulée pour être accessible aux représentations du petit peuple lequel la transforme à sa guise, tantôt c’est le caractère concret et l’essence législative du judaïsme qu’on souligne débouchant ainsi sur une interprétation éthique au sens large du terme.
Pour fonder le caractère spéculatif du judaïsme on se cantonne parfois aux preuves fournies par le cadre biblique mais on peut aussi, pour ce faire, parcourir tout le riche domaine de la littérature juive qui va du midrash à l’exégèse philosophique en oubliant cependant que ces éléments renferment des apports étrangers dont la présence rend malaisée la détermination d’un concept doctrinal purement juif.
Pour renforcer le caractère pratique du judaïsme d’aucuns s’en remettent parfois à la tradition écrite oubliant ainsi tout le reste tandis que d’autres s’en tiennent à sa configuration actuelle qu’ils considèrent comme le reflet naturel d’éléments immanents.
Cette analyse sommaire montre bien que les thèses fondamentales sur le judaïsme doivent nécessairement diverger puisqu’elles partent de points de vues différents.
On est aussi en droit de se poser une autre question : la différence des conceptions tient-elle à la nature de l’objet dont l’essence fondamentale se déroberait à la synthèse logique en raison même de ses multiples facettes ?
Dans ce cas nous perdrions tout espoir d’élucider un jour ce qui anime l’organisme du judaïsme. Mais avant que la pensée ne s’abandonne au désespoir il convient d’explorer d’autres méthodes analytiques permettant d’accéder plus aisément aux profondeurs cachées du principe fondamental du judaïsme.
Il apparaît clairement que toutes les tentatives présentées ici et qui avaient pour but d’élucider l’idée fondamentale du judaïsme pèchent par le défaut suivant : leur analyse n’a pas englobé la totalité du judaïsme mais s’en est toujours tenue à un seul aspect de celui-ci, se méprenant sur les facteurs et ne confondant que trop souvent les causes et les effets.
Or, la totalité du judaïsme n’est reconnaissable qu’en examinant son histoire, c’est par l’Histoire que s’expliquent la totalité de son essence et l’ensemble de ses forces.
Toute idée viable doit se créer un environnement plastique et réussir son passage dans la vie en abandonnant l’état monotone et léthargique de l’idée pour se retrouver dans l’univers contrasté et animé de la réalité. Ainsi l’Histoire n’est pas seulement le reflet de l’idée mais aussi le critère de sa viabilité.
Car l’idée au sens noble du terme doit renfermer une plasticité suffisante ainsi qu’un caractère indestructible prouvant qu’elle peut non seulement supporter les aléas de l’existence mais aussi qu’elle est en mesure de la dominer et de lui imprimer sa marque.
Si une idée a réussi à se réaliser et à se maintenir à travers toutes les métamorphoses de l’Histoire , il est alors permis d’admettre que toutes ses concrétisations ayant franchi le cap de l’existence étaient en elle depuis l’origine. C’est que l’Histoire ne produit que les germes de l’idée tandis que les formes diverses en lesquelles l’histoire se complaît n’en sont que des aspects devenus concrets.
Notre objet ici n’est pas d’expliquer par le menu ces faits d’une science encore jeune, à savoir la philosophie de l’Histoire.
En revanche, on prouvera jusqu’à l’évidence que dans toutes les phases de son développement, même au cours de certaines aberrations apparemment dues au hasard, l’histoire juive présente une idée homogène laquelle constitue réellement l’élucidation d’un concept de base.
Si l’on examine toute l’histoire juive avec ses aspects actif et passif en se servant de grandes catégories, si l’on retient les points nodaux naturels de son développement ,si l’on extrait pour ainsi dire ,de leur écorce ,les pensées motrices, alors on se retrouve en présence des facteurs qu’elle a produits et des germes que l’idée du judaïsme abritait virtuellement en son sein.
Nous allons mettre cette méthode à l’essai et tenter une reconstitution conceptuelle de l’histoire juive.
Dès son entrée dans l’Histoire le judaïsme fait figure de négateur, il nie le paganisme et se présente un peu comme un protestantisme. Cette vérité avait déjà été formulée par Maïmonide qui ne l’a guère approfondie.
Il a saisi le paganisme dans sa nudité extérieure, dans la manifestation concrète de son essence, et l’a opposée au judaïsme dans les mêmes termes, en tant qu’opposition radicale au premier, singulièrement à son culte obscène.
On connaît bien l’idée très superficielle que Maïmonide se faisait des lois sacrificielles juives. Mais même aux fondements des extravagances du paganisme et de ses institutions violentes que la morale ne réprouve que trop souvent gît un principe; toutes les manifestations de l’existence païenne doivent se résumer en une idée de base que le judaïsme eut justement pour vocation de nier.
Le judaïsme devait prouver la nullité du paganisme au regard de la vérité et sa nocivité au plan des relations morales au sein de la société, du moins dans son cercle restreint, et ce non point de manière théorique ou scolaire mais concrètement, de façon plus éclatante et vivante.
Ainsi, l’idée fondamentale du judaïsme est découverte d’emblée si l’on parvient à repérer sans erreur possible ce qui le distingue du paganisme. Rien n’est donc plus aisé que d’indiquer la frontière qui sépare ces deux formes de religion; il n’est guère nécessaire de comparer les dogmes des deux parties, par exemple le yésh mé-‘ayin (l’être à partir du néant) au principe métaphysique des païens ex nihilo nihil (de rien on n’obtient rien), ou d’autres dogmes différents confrontés avec tant de pénétration par Steinheim dans son beau livre Die Offenbarung qui constitue une si grande contribution à la conception philosophique du judaïsme. Dès le premier coup d’oeil apparaît l’énorme constraste entre le paganisme et le judaïsme qui sont aussi opposés que la nature et l’esprit.
Maurice-Ruben Hayoun
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)
Heinrich Graetz La construction de l’histoire juive (Paris, 1992)
traduit de l’allemand par Maurice-Ruben Hayoun.
Concerne Heinrich Grätz: Le père de l’histoire juive (M-R Hayoun)
Bravo pour le style d’ecriture..
Mais j’aurais tant voulu comprendre…