Le judaïsme antique est devenu au fil des siècles un judaïsme talmudique, c’est-à-dire rabbinique, et cette épithète n’était pas dénuée d’une connotation péjorative, voire empreinte d’une violente hostilité de la part des autres confessions monothéistes, notamment du christianisme.

Mais l’islam n’était pas en reste puisque certains de ses théologiens considéraient que Dieu voulait châtier le peuple d’Israël et que, pour ce faire, il les avait accablés d’interdits…

L’expression littérature rabbinique a aussi, cependant, son équivalent en hébreu moderne, sifrout HaZaL (la littérature des Sages de pieuse mémoire).

Mais pour les juifs, elle est consubstantielle au texte de la Tora, ce n’est pas un produit importé de l’ extérieur : Tora et Talmud avancent, aux yeux du judaïsme rabbinique, la main dans la main. L’exégèse talmudique n’est pas considérée comme quelque chose d’arbitraire, mais comme une méthode légitime appliquée à la Tora. Il existe entre les deux une connaturalité.

Au fur et à mesure que l’hostilité entre juifs et chrétiens allait en s’aggravant, tout ce qui touchait aux rabbins, au Talmud, et donc à la tradition orale, faisait l’objet d’un rejet total de la part des théologiens de l’église.

Depuis la clôture du Talmud de Babylone (500 de notre ère) jusqu’au livre antisémite de August Rohling (1839-1931), Der Talmudjude (Le Juif talmudique)( 1871), lequel connaîtra de très nombreuses rééditions durant la période nazie, voire même un résumé en français (1888) avant d’être traduit intégralement (1889), le terme rabbinique devient l’équivalent de la littérature talmudique, une sorte d’excroissance artificielle, illégitime, une insupportable survivance du passé. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le courageux article du jeune Léopold Zunz, De la littérature rabbinique (1818) pour s’en convaincre.

Ce texte fut rédigé peu de temps avant le naufrage de l’association Culturverein, pourtant destinée à faire revivre le judaïsme dans la société allemande du début du XIXe siècle ; mais la pression extérieure et l’antisémitisme ambiant étaient trop forts et ce beau projet de renaissance de la culture juive finit dans la confusion la plus totale : son président, Edouard Gans, spécialiste de la philosophie de Hegel, finit par quitter le navire et se convertit au catholicisme afin d’obtenir enfin le poste de professeur des universités qu’il convoitait depuis des années mais qu’on lui refusait en raison de son appartenance religieuse.

Heinrich Heine mais aussi Lazarus Bendavid dont il est question dans cet ouvrage en raison de son article critique sur La loi écrite et la loi orale dans le judaïsme (1822/23), appartenaient à cette même association. Ce texte très fouillé mais un peu tendancieux de Bendavid fut justement publié dans le périodique de cet éphémère Culturverein (Zeitschrfit für die Wissenschaft des Judentums).

L’Europe chrétienne n’a donc pratiquement jamais porté d’appréciation objective sur la littérature talmudique que même un savant orientaliste de la taille d’Ernest Renan qualifiait de méchant ouvrage, ne comprenant pas (sic) qu’un tel livre ait pu être contemporain des Évangiles, parés des plus grandes vertus d’amour et de bonté, même si une telle magnanimité ne s’est jamais manifestée à l’égard de ce Talmud… Heinrich Grätz, le père-fondateur de l’historiographie juive moderne dénonce dans son Histoire des juifs (en onze volumes) cette si injuste stigmatisation du Talmud de la part de l’Occident chrétien depuis ses origines (der zu Unrecht so angefeindete Talmud : le Talmud si injustement attaqué).

En promouvant la Tora orale au rang de source légitime et fiable de la pratique religieuse, le judaïsme rabbinique n’a-t-il pas quelque peu compromis le statut de la Tora écrite, considérée comme la seule et unique source de la religion juive ?

Une certaine tension polaire a existé entre ces deux mamelles de la tradition. Est-ce que la tradition orale, émanation de l’intellect humain même si elle prétend avoir été remise à Moïse en même temps que la Tora écrite, ne risquait pas d’entrer en concurrence avec la Tora écrite, issue de la Révélation divine ?

C’est peut-être pour cette raison que le Talmud stipule que ce que nous avons reçu par oral il ne nous est pas permis de le transmettre par écrit. Mais comme nous l’avons écrit dans le passage précédent, publié ici même, les sages ont porté atteinte à ce que l’on peut considérer comme un interdit d’écriture (Schreibverbot) en donnant leur aval (forcé) à cette mise par écrit de la Tora orale. Pourquoi ont-il adopté une telle mesure ?

Ils ont préféré annuler une seule loi, permettant ainsi de préserver toutes les autres qui sont selon rabbi Simlaï au nombre de 613 (TaRYaG mitswot). En raison des graves vicissitudes de l’histoire juive, de la destruction du temple de Jérusalem en l’an 70 et de l’exil des habitants de Terre sainte sur toute la surface du globe, l’ensemble de l’héritage religieux était menacé de disparition.

Les talmudistes, hommes à poigne, animés d’une vision éprouvée du monde, ont compris que leur pays cessait d’exister au plan politique ; c’est dans ce sens qu’il faut comprendre le récit semi légendaire de la fuite de rabbi Yohanan ben Zakkaï d’une Jérusalem assiégée par les Romains et sa rencontre avec Vespasien ; le judaïsme cesse d’être une communauté nationale pour se restreindre à une simple communauté religieuse.

Est ce que ce sage a fait preuve de lucidité politique ou a t il, au contraire, fait bon marché de la souveraineté politique judéenne, le débat n’a pas encore été tranché de manière décisive.

Mais avec la disparition du Temple et de la dynastie davidique, c’était la Tora avec ses enseignements qui allait constituer le lien, le ciment unificateur des juifs en exil. La survie de ce judaïsme rabbinique était à ce prix.

Et il a survécu, certes, mais dans quel état ? Cette question sera débattue plus loin. On peut se demander à quoi aurait ressemblé le judaïsme de nos jours, si la catastrophe de l’an 70 n’avait pas eu lieu…

Est-ce que l’autorité talmudique, en d’autres termes de la Tora orale s’est imposée sans heurt ni problème ? Assurément non ! Et nous le savons à partir de témoignages contenus dans le Talmud lui-même.

Je ne citerai que deux anecdotes qui illustrent bien cette affirmation redoublée de la légitimité de l’interprétation des sages. Ces deux légendes (Aggadot) nous apprennent que les talmudistes tenaient fermement la barre et que leur conduite de la pratique religieuse a parfois suscité des remous plus ou moins graves.

On nous présente une séance de travail à l’académie talmudique où les joutes oratoires sont incessantes tant le peuple d’Israël veille à épuiser toutes les ressources exégétiques de la Tora écrite.

Des sages confrontent leurs arguments respectifs et l’un d’eux, sommé de s’expliquer et de fournir des preuves de ce qu’il avance, s’écrie, poussé dans ses derniers retranchements : ce que j’avance est une loi que Moïse a reçue au Mont Sinaï…(halakha le-Moshé Mi-Sinaï).

La légende poursuit en indiquant que Moïse qui suit les débats depuis sa demeure céleste, s’en étonne et dit : Mais je n’ai jamais dit cela… Pourquoi les talmudistes ont ils inventé cette histoire ?

Pour montrer tout simplement que ce sont eux qui ont le dernier mot et que même Moïse n’a plus vraiment son mot à dire, même quand il se voit attribuer des doctrines qu’il n’a jamais enseignées…

L’objectif est clair et s’adresse à ceux, à l’intérieur comme à l’extérieur, qui contestent la légitimité des interprétations talmudiques basées sur une tradition que Moïse aurait reçu lors de la Révélation, même lorsque ce dernier s’en défend…

Mais les talmudistes ne s’arrêtent pas là : il en remontrent même à Dieu en personne. Une autre légende talmudique met en scène Dieu lui-même, censé être à l’origine du don de la Tora sur le Mont Sinaï ; lui aussi est censé assister à des débats autour de la Tora.

Mais lui-même se voit remis à sa place. Et comme il est beau joueur, il se contente de voir dans cette affirmation des talmudistes une marque d’attachement à sa Tora. Comme un père s’attendrit même lorsque ses enfants ne suivent pas ses conseils, il s’écrie : mes fils m’ont vaincu, mes fils m’ont vaincu (nitzhouni banaï, nitzhouni banaï…).

Pour compléter ce tableau concernant l’affirmation de soi et la légitimité auto-octroyée des sages, il faut ajouter un autre exemple où une voix céleste (bat kol) prétend se mêler d’un débat et déclare d’autorité : la halakha est en accord avec ce que dit rabbi un tel ou rabbi un tel. Le Talmud s’insurge contre ce qu’il tient pour une ingérence et rétorque en citant un verset biblique, censé mettre fin au débat : la Tora n’est pas au ciel (ki lo ba-shamayim hi).

On cite aussi un autre verset, tiré des Psaumes et qui dit ceci : les cieux, les cieux sont à Dieu mais la terre il l’a donnée aux fils de l’homme… En d’autres termes, les affaires de ce monde se discutent et se règlent dans ce monde, donc ici-bas et pas ailleurs.

Si on analyse ces différentes remarques de manière critique, on relève que chaque fois qu’on conteste l’autorité des talmudistes ou qu’on cherche à miner la légitimité de leurs décisions, ils réaffirment leur droit avec force.

Le problème est que cette réitération de la légitimité rabbinique à interpréter comme il se doit les termes de la Tora écrite n’a pas suffi à éteindre les remous de la contestation ; la seconde moitié du XIXe siècle allemand a connu une floraison impressionnante de rabbins libéraux et réformés qui ont battu en brèche toute approche talmudique du judaïsme. Nous y reviendrons.

Et leur cible de prédilection a toujours été la Tora orale et la littérature talmudique qui en est l émanation. Un rabbin érudit comme Abraham Geiger (ob. 1872) et, dans un genre un peu différent, comme Samuel Holdheim (1806-1860) ont consacré le meilleur de leurs jours et de leurs veilles à fortifier ce judaïsme libéral et à affaiblir les sources talmudiques du judaïsme orthodoxe.

Il faut se souvenir de la phrase (erronée) de Heine qui prétendait que Moïse Mendelssohn avait «jeté le Talmud par dessus bord» pour se rendre compte que les sources juives anciennes (Talmud et Midrash) n’étaient pas prêts de sortir du creuset de la critique dans lequel on les avait précipités.

Alexandre Altmann, le savant professeur de l’université Brandeis qui a tant étudié le nouveau style de prédication des rabbins libéraux du XIXe siècle allemand, a retrouvé quelques brouillons de sermons de Zunz.

Cet homme, probablement le plus grand érudit du judaïsme de tous les temps après Moritz Steinschneider, écartait soigneusement toutes les citations talmudiques de son prêche pour n’en garder que le message éthique ou spirituel, tant cette tradition orale faisait l’objet d’un rejet presque total. (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

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