On a déjà rappelé ici même que la révolte de mai 68 avait quelque peu mis à mal les enseignements éthico-religieux de deux  grands maîtres philosophes de l’université française qui avaient réinséré l’idée de Dieu dans leur enseignement. Un étudiant gauchiste allant jusqu’à dire qu’il ne s’asseyait pas sur les bancs de la faculté de philosophie pour écouter les prêches d’un rabbin  et d’un pasteur.

Dans l’excellent recueil publié par Levinas en 1982 sous le titre évocateur  L’au-delà du verset : Lectures et discours talmudiques, on lit aux pages 107 à 122 une excellente leçon (dédiée justement à Paul Ricœur pour ses soixante-cinq ans), intitulée Du langage religieux et de la crainte de Dieu.  Et ce texte, si profond et si séminal, est tout sauf de la littérature d’édification, car Levinas y scrute les replis les plus intimes du langage religieux, notamment lorsqu’il s’adresse à Dieu ou porte sur Lui. En effet, comment tenir un discours philosophique, discursif sur Dieu ? On peut tout juste adresser un discours à Dieu ; cela s’appelle une prière et a donné naissance dans toutes les religions à une liturgie. Mais voilà, tout discours humain s’adressant à la transcendance ou portant sur elle est intrinsèquement inadapté ou manque, au moins partiellement, sa cible.

La tradition talmudique qui s’est donné pour mission d’interpréter de manière intelligible la Révélation et ses documents (en l’occurrence les vingt-quatre livres de la Bible hébraïque) n’a pas été aveugle au sujet des insuffisances du discours humain, notamment appliqué à Dieu, donc, aux limites infranchissables de toute langue. C’est pour cette raison que les érudits des Écritures ont frappé la formule suivante qui circonscrit précisément le domaine de l’exégèse : La Tora s’est exprimée dans le langage des hommes… Et ce canon exégétique est mentionné presque une vingtaine de fois dans le Talmud de Babylone.

Que faut-il en entendre ? Cela : que les inconséquences, les contradictions et les inadéquations de la Tora portant sur Dieu et sur l’essence divine en général ne lui, sont pas imputables mais affectent simplement notre médium linguistique, dont nous sommes tributaires et qui est le seul dont nous disposons. La question a dû se poser et c’est pour cela que la tradition s’est chargé d’y répondre. Cette même tradition a érigé un autre principe exégétique en vue de préserver le contenu positif de la Tora, les commandements, les prescriptions et les interdits, d’un recours excessif à l’interprétation allégorique. Laquelle vidait la Bible de son contenu comme le fit Saint Paul avec sa tendance foncière à l’antinomisme. Le principe s’énonce ainsi : Aucune référence scripturaire, aucun verset biblique ne peut être privé de son sens littéral ou obvie.

La longue citation talmudique adroitement choisie par Levinas dans cet hommage à son collègue Ricœur se trouve à la fois en Berachot 33b et en Meguilla 25a. Elle montre précisément les limites du langage religieux et traite aussi de l’amour et de la crainte de Dieu. Comme d’habitude, le style lapidaire et très ramassé du Talmud nécessite une lecture patiente et attentive. Il s’agit de trois interdits ou de trois usages que les maîtres désapprouvent dans le domaine liturgique. L’homme qui récite ses prières, donc l’orant peut en rajouter, pensant bien agir et trouver l’agrément de Dieu, alors, qu’en réalité, il offense, par son attitude arbitraire, plus ou moins gravement, l’essence divine.

Un verset du Deutéronome (22 ;6) énonce une loi assez incompréhensible : Si, tu rencontres en ton chemin un nid sur un arbre ou à terre, de jeunes oiseaux ou des œufs,  sur lesquels est posée la mère,  tu ne prendras pas la mère avec la couvée ; chasse la mère et prends pour toi les oisillons. Si tu agis ainsi, tu seras heureux et tu verras tes jours se prolonger. Les exégètes se sont largement interrogés sur l’arrière-plan de ce commandement et le Talmud cite une explication qu’il rejette, car elle s’énonce ainsi : Seigneur Dieu, jusqu’où n’atteignent pas tes sentiments miséricordieux… Le Talmud n’hésite pas à dire qu’il faut faire taire un tel commentateur. Pourquoi on le verra plus bas.

La deuxième inconvenance (terme que Levinas semble affectionner tout particulièrement) à éviter consiste à  rappeler le nom divin pour les bienfaits accordés.

Enfin, la troisième interdiction porte sur la répétition d’une formule de reconnaissance et de gratitude,  (modim anahou lakh, modim anahnou lakh) insérée dans le corps de la liturgie quotidienne, appelée les dix-huit bénédictions (Shemoné esré).

Ces trois exemples sélectionnés par le Talmud, mettent en lumière les limites du langage religieux où des demi savants, croyant bien faire, se fourvoient entièrement. Avec sa sagacité habituelle, Levinas résume la problématique qui nous occupe : Qu’est donc la piété par laquelle le parler-à-Dieu ou la prière est possible en vérité ? Voilà, le thème de notre texte si formaliste en apparence.

Dans ce cas, le plus déroutant car il porte sur le nid d’oiseau, on peut penser que les talmudistes n’ont pas voulu opposer le principe sacro-saint de la justice à un sentiment plus trivial, et typiquement humain, celui de la préférence. Ce qui est frappant, c’est le caractère apparemment anodin de ce texte derrière lequel un regard scrutateur et intelligent décèle de graves problématiques. Certes, on pourrait donner une interprétation plus terre à terre : la mère donnera naissance à d’autres oisillons, ce qui démultipliera la faune et donc les ressources de la consommation humaine : s’emparer de la mère, c’est pourvoir à l’immédiat, au court terme, et non au long terme. Mais les talmudistes n’ont que faire de cette explication économico-écologique.

Après le nid d’oiseau, il y a autre chose que Levinas nomme à l’aide d’une belle formule, les impossibles louanges. Ce qui nous ramène au cœur du sujet. La question porte sur l’existence ou la proscription des louanges de Dieu dans le langage religieux en tant que tel. On en a presque le vertige, car comment l’homme pourrait-il communiquer avec Dieu (si tant est que cela soit possible) sans adresser la moindre louange à celui qu’il considère, à tort ou à raison, comme son créateur ? Et rav Hanina partage cet avis et ordonne donc de proscrire.

En voici l’arrière-plan : Deutéronome 10 ; 17 met dans la bouche de Moïse, les attributs divins suivants : le Dieu grand, vaillant et redoutable. Et cette triple formule a été reprise dans les premières lignes des Dix-huit bénédictions déjà citées plus haut. Mais voici que rav Hanina, encore lui, entend prier l’un de ses voisins qui croit servir l’honneur de Dieu en surajoutant à ces trois attributs une multitude d’autres… Le sage attend que son demi-savant de voisin ait fini sa prière. Il ne l’interrompt donc pas, mais lui dit fermement sa façon de penser : il corrige les vues erronées de son voisin par la parabole suivante : pour bien montrer que le langage religieux ne parviendra jamais à transcender certaines limites, il dresse la comparaison suivante : imagine un roi de chair et de sang qu’on louerait pour ses milliers d’écus d’or avec la somme correspondante mais en écus d’argent ! Contrairement à ce que tu penses, tu  n’exaltes pas Dieu avec tes ajouts et tes hyperboles, tu le réduisEt le sage de conclure ainsi : même les trois attributs divins (grand, vaillant, redoutable) n’auraient jamais été repris par la prière s’ils n’avaient pas été prononcés par Moïse, notre maître…

Cela rappelle un passage du Guide des égarés de Maimonide lorsque cet auteur parle des attributs divins ; il reprend la même image talmudique, en passant du métal le plus précieux, l’or, à un autre qui l’est bien moins, c’est-à-dire l’argent. Maimonide désapprouvait cette accumulation de superlatifs, car tous les attributs devaient se confondre avec l’essence divine. Faute de quoi, cela porterait atteinte à l’unité divine absolue. Il avait donc adopté, comme ses partenaires chrétiens, la fameuse via negativa : Dieu est bon, non pas par la bonté, mais en vertu de son essence exclusivement, Dieu est sage, miséricordieux, omniscient, omnipotent, le tout non point par des attributs qui se surajouteraient à son essence mais per se (en soi).

Ce folio talmudique analysé par Levinas arrive à la même conclusion, mais sans transiter par la spéculation philosophique. D’ailleurs, ni dans le corps du texte ni dans les quelques notes en bas de page, Levinas ne mentionne pas Maimonide. Je reprends donc la sage conclusion de Levinas : N’étaient les nécessités de ces institutions, n’était le petit nombre d’hyperboles admises, n’était l’autorité de ces maîtres, les louanges de Dieu comme langage religieux seraient intolérables.

Passons enfin à l’autre texte qui proscrit de rappeler le nom divin pour rendre grâce de ses bienfaits. Rav Hanina, toujours lui, est partisan de l’interdiction, car cela pourrait donner lieu à des vues hétérodoxes : si on remercie Dieu pour le bien, quid du mal ? Irait-on jusqu’à l’attribuer à une autre instance suprême, sombrer dans le dualisme manichéen ? Les sages s’en réfèrent  à deux versets du livre de Job (1 ;21) : Dieu avait donné, Dieu a repris, que le nom de Dieu soit béni… Un autre verset tiré du même livre, est encore plus explicite : nous accepterions de Dieu ce qui est bien et nous n’accepterions pas ce qui est mal ?

Tout en étant conscient des déficiences du langage dans sa relation à Dieu et dans la relation des hommes à Dieu, les sages conçoivent que ce médium serve à définir les deux attitudes religieuses les plus courantes : la crainte ou l’amour de Dieu. C’est un thème majeur de la théologie juive, car il est resté présent à toutes les époques depuis les spéculations talmudiques et se retrouve aussi bien chez Maimonide que chez ses commentateurs. Un sage talmudique, Rabbi Sim’on tient à l’idée que celui qui respecte les interdits, retient sa nature propre s’acquiert autant de récompense que celui qui a accompli un commandement positif. Citons Levinas :  L’humain commence là où cette vitalité en apparence innocente mais virtuellement meurtrière est maîtrisée par des interdits La civilisation authentique… ne consiste-t-elle pas à retenir le souffle de la vie naïve et à rester « pour la postérité et jusqu’à la fin de toutes les générations ? » Car pour notre philosophe, l’éthique n’est pas un simple corollaire du religieux, mais représente l’élément le plus originel de la transcendance.

Selon rav Hanina, c’est la crainte de Dieu qui vaut le plus, nonobstant tout ce que l’on peut dire de l’amour. Mais la crainte, elle-même ne vient pas de Dieu qui en a pourtant besoin ; or, il ne peut la recevoir que de l’homme. Un verset connu d’un traité talmudique, Pirké Abot, véhicule cette pensée de manière fort éloquente : tout dépend du ciel, hormis la crainte du ciel. En bon philosophe qui a lu Kant, Levinas y voit une réaffirmation du principe de l’autonomie du sujet moral qui ne se voit pas imposer la crainte de Dieu, ce qui serait de l’hétéronomie…

C’est peut-être là tout le secret de la relation à Dieu et du discours religieux…

Maurice Ruben HAYOUN

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