Claude Lanzmann s’est éteint hier. Celui pour qui « cent vies ne le lasseraient pas » a vécu la sienne. En 2009, il nous livrait ses mémoires.

 Le Lièvre de Patagonie était le produit d’une vie incarnée par l’animal, tantôt agile, rapide et bondissant pour fuir les barbelés d’Auschwitz, tantôt roublard pour jouer avec la vie sous les roues de la voiture de Lanzmann sur les routes argentines d’El Calafate.

La mort de Lanzmann renvoie l’historien et l’enseignant à son héritage. Lanzmann ne fut pas historien de formation mais philosophe. Son legs à travers la monumentalité de ses œuvres a transformé la façon d’entrevoir l’histoire.

Pierre Vidal-Naquet rappelait lors d’un colloque en Sorbonne en 1992 que trois œuvres avaient mieux que toute autre production historienne permis d’appréhender le génocide: celle de Primo Levi, de Raul Hilberg (politologue) et la sienne.

S’attirant les foudres de ses pairs, Vidal-Naquet avait pourtant compris l’importance de l’héritage lanzmannien: celui de la nécessaire interdisciplinarité dans l’appréhension des sciences humaines et sociales.

Lanzmann fut visionnaire lors de ses approches contemplatives, de ses prises de vues des champs de bouleaux de Birkenau où le vide de la nature fait oublier le plein d’inhumanité, où le chant des oiseaux fait évaporer les cris.

Or, le lieu est le même, dans une temporalité différente. Lanzmann a su nous rappeler que l’histoire n’était pas figée dans un carcan poussiéreux où l’historien manie l’archive sans mise en perspective, sans contextualisation.

Il fut visionnaire également dans son rapport à l’archive. Dans un temps marqué par la mémoire de Nuit et brouillard d’Alain Resnais où l’archive se cantonna au rôle maladroit d’illustration, Shoah de Lanzmann est désincarné d’archives, participant de la libération de la parole juive et faisant du témoignage une source de premier plan pour l’historien. L’héritage fut également précieux dans l’appréhension des objets d’étude.

Longtemps synonyme de « pornographie mémorielle » -pour reprendre ses propres termes- l’étude des bourreaux qu’il forgea à populariser par l’interview du SS de Treblinka Franz Suchomel notamment, est aujourd’hui devenue genre historique (Les Täterforschung, ou « étude des bourreaux », se sont imposées comme un pan dynamique de l’historiographie du nazisme et de la Shoah depuis le milieu des années 1990).

Lanzmann, c’est également un nom dans les manuels d’histoire. La refonte des programmes de l’Éducation nationale d’octobre 2011 a placé l’écrivain-réalisateur au premier plan du baccalauréat.

Dans une chronologie allant des premiers temps du résistancialisme à nos jours, les élèves des classes de Terminale générale étudient le rôle de l’historien et des mémoires de la Seconde Guerre mondiale, côtoyant Robert Paxton comme Claude Lanzmann, devenu le temps d’une séquence pédagogique son semblable, malgré une approche méthodologique diamétralement différente. Qu’importe. L’enseignant est là pour penser en termes de ruptures et de permanences, et pour que le paradoxe face sens.

Vidal-Naquet ne s’y était pas trompé, ni l’institution éducative. L’œuvre de Lanzmann est telle qu’elle constitue l’une de ces ruptures nécessaires à la fabrique de l’histoire.

Deux ans avant le procès Barbie et la participation de témoins juifs à la barre, Shoah a propulsé dans les mentalités françaises le caractère global et systématique de l’extermination des Juifs d’Europe, soulevant les compromissions et les participations actives.

Dans une France endolorie par la mémoire du Chagrin et la pitié durant la décennie précédente, Lanzmann a poursuivi le distillat dans l’opinion de la prise de conscience de l’indicible.

Hier, le lièvre s’est métamorphosé en chat, celui aux sept vies. Lanzmann en a vécu une. Les historiens et enseignants doivent désormais vivre les autres, et perpétuer le travail entrepris. Il n’y a pas ici de devoir de mémoire mais l’évidence de celle-là. Comme l’archive écrite subit les aléas du temps, la mémoire et l’oralité se heurtent à la perdition de l’intérêt et au relâchement de la vigilance.

Les historiens et les enseignants sont tributaires de cet héritage, dans un souci perpétuel de transmission.

L’acuité du chat et sa vision intense, ses griffes acérées comme sa capacité à résister aux chutes, autant de caractéristiques propres à Lanzmann qui nourrissent aujourd’hui les rhizomes de la connaissance historique.

À nous, désormais, de faire nôtre ce legs et de le faire fructifier. C’est à ce prix que les vies futures tireront de l’expérience mortelle de la barbarie et du tragique de l’Histoire la garantie d’une existence salutaire. En Patagonie comme ailleurs.

Frédéric Sallée Historien, spécialiste de l’histoire contemporaine

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amsallem

Bravo à Claude Lanzman pour son oeuvre immense contre l’oubli et qu’il repose en paix , un homme bien .