Et Moché dit : « Voici la chose (zeh hadavar) que D. a ordonnée et que vous ferez, et la gloire de D. se manifestera à vous. » [ Vayikra-Le Lévitique 9/6 ]

Et Moché et Aharon vinrent à la Tente d’Assignation, et ils sont sortis et ils ont béni le peuple et la gloire de D. fut visible à tout le peuple. [ ibid.  9/23 ]

Lorsqu’ils avaient fini la construction du Tabernacle, le maître Moché leur dit : « Enlevez ce même mauvais penchant de votre cœur (oto yetser hara), et la gloire divine se manifestera à vous ». [ Yalkout Chim’oni ]

On se trouve au huitième jour de l’érection du michkan, du Tabernacle. Chaque jour un des chefs des tribus a apporté des sacrifices pour l’inauguration du sanctuaire. Dans son commentaire sur place Rachi ajoute que le peuple était dans l’attente d’une manifestation divine qui, toutefois, se fit attendre. Moché dit maintenant au peuple de réaliser les sacrifices de ce jour et qu’alors il assisterait à cette manifestation divine si attendue.

Le midrach, s’étonne sur l’utilisation du langage zeh hadavar « voici la chose ». Ce terme est un langage de grande précision et suggère qu’il y aurait encore une chose exacte à accomplir pour permettre l’installation de la manifestation divine. C’est ainsi que le midrach comprend qu’il fallait d’abord enlever « ce même mauvais penchant » ; la présence d’un mauvais penchant bien précis (oto-même) empêcherait jusqu’ici de contempler la gloire de D..

Mais que signifie exactement ce « même » mauvais penchant ? Le problème du mauvais penchant est à priori une constance dans la vie de tous les jours. Le yetser hara est omniprésent et presque omnipuissant, il œuvre sans relâche, à tout instant et à tout endroit. C’est la seule force d’une fidélité infaillible ; tant qu’il y a l’homme, il y a son mauvais penchant. Quelle est donc la spécificité de la problématique de sa présence à ce moment dans l’histoire ?

L’œuvre du tabernacle et les épreuves de la réussite

Nous avons déjà eu l’occasion de relever que la confection du tabernacle (et plus tard du Temple) fut la réalisation la plus plénière et absolue de l’homme dans l’histoire.
D. créa le monde comme demeure de l’homme et maintenant ce fut au tour de l’homme de faire émerger une demeure pour D. dans ce même monde !

L’être humain qui permet à D. de s’installer dans Son propre monde, cela dépasse l’imaginable ! En effet, jamais dans le passé et jamais dans le futur une réalisation de l’homme n’a connu ou ne connaîtra une même charge aussi intense ; cette œuvre fut l’opus magnum ultime de tout temps.

Pour construire une résidence pour D. il ne suffisait certainement pas de posséder le savoir-faire en architecture et la connaissance en bâtiment.
Il fallait que l’endroit soit un sanctuaire, un lieu de suprême sainteté, et que pour cela, d’une part tout le gros œuvre et d’autre part jusqu’au moindre détail, tout soit réalisé lichma, avec une concentration et une intention exclusives pour le Seigneur du monde.

La moindre mauvaise pensée, de même que la moindre absence d’une pensée positive, ne serait-ce que d’un seul des participants à l’œuvre à un seul moment, aurait irrévocablement invalidé la totalité de la création.
La tension et la concentration étaient au maximum et le texte (parachat pekoudé) atteste que l’accomplissement fut parfait, tel que D. l’avait ordonné.

Maintenant tout était fini et le peuple était dans une attente aiguë et tourmentée pour l’appréciation de leur accomplissement. D., allait-il exprimer une approbation quelconque pour leur investissement monumental ou est-ce que cette réalisation resterait, banalement, comme une bâtisse en bois et en or, n’exposant rien d’autre que l’inertie de la matière première ?

L’autre yetser hara (mauvais penchant)

Toute la durée de la construction l’on fut dans un état d’âme parfait ayant réussi à ’écarter toute forme de mauvaise pensée et tout mauvais état d’esprit.
Il leur paraissait bien d’y être parvenu et avoir amené la réalisation même au niveau de sa spiritualité.

Et c’est justement alors que l’autre yetser hara, celui appelé ce « même » mauvais penchant, qui risquait de s’installer.

Lorsque l’homme achève une réussite majeure, il risque d’être emporté et détourné par ce même achèvement ! Et ce détournement se joue à deux niveaux.

D’une part plus l’accomplissement est majestueux et spectaculaire, plus il risque d’être aveuglé par le caractère grandiose de la réalisation.
L’homme souhaite construire la demeure la plus belle pour son créateur, mais, en effet, plus il réalise la plus belle des réalisations architecturales, plus il y  lieu de craindre que la beauté de l’œuvre ne détourne de son sens réel, et que l’on s’arrête davantage sur la beauté exceptionnelle, mais extérieure, de la chose.

La splendeur esthétique est bien en mesure d’éclipser totalement la dimension spirituelle et authentique de l’œuvre.
C’est pourquoi, universellement, les plus belles bâtisses dites religieuses sont souvent réduites à servir principalement comme attractions touristiques !

J’ai vu des synagogues si belles, qu’il me paraît presque impossible d’y prier… !

D’autre part l’homme est emporté par le simple fait d’avoir réussi ses intentions et outre la beauté du bâtiment, il risque d’être détourné par la puissance de la réussite.

La réussite est vécue comme un accomplissement en soi et comme un but tout court. La réussite même fait émerger à ce moment un nouveau mauvais penchant. Ce phénomène est inhérent à toute réalisation par l’être humain.

C’est un des pièges dans lequel l’homme peut tomber : être dépassé par son propre succès. Lorsque la saveur émotionnelle du succès se substitue à la réalité du projet qu’il vient de réaliser.

Le fait d’avoir réussi un défi quelconque rend l’homme tellement imbu de lui-même que par la suite peuvent s’installer une inertie et une démobilisation pour la chose même qu’il vient de créer.

Ainsi un président s’étant investi pendant des années pour la construction d’une nouvelle synagogue peut se sentir si satisfait de l’avoir enfin réalisé, qu’il ne ressent plus le besoin d’y venir prier !

Ce problème est réel dans tous les secteurs de la vie et maintenant, ici, cela touchait à la réalisation majeure de tout temps !

Moché avertit donc le peuple que, malgré un combat réussi tout au long de la construction de l’œuvre, il y a maintenant une nouvelle étape à franchir, à combattre ce « même » mauvais penchant qui vient de s’installer, après quoi, enfin, la gloire divine pourra s’installer.

Les deux bénédictions

 Après que les prêtres aient accompli les sacrifices spécifiques du jour, le peuple se voit accorder une double bénédiction.

Aharon étendit ses mains vers le peuple et le bénit ; et il descendit après avoir offert l’expiatoire, l’holocauste et le rémunératoire. Moché et Aharon entrèrent dans la Tente d’Assignation et bénirent le peuple et la gloire d’Hachem se manifesta au peuple entier. [ Vayikra 9/22-23 ]

Quel peut être le sens de ces deux berakhot ? Comment comprendre qu’après la bénédiction d’Aharon, Moché se joint à son frère pour conférer une deuxième bénédiction ? Nous aurons besoin de comprendre le contenu de ces deux bénédictions respectives.

La première berakha vient d’Aharon seul. Aharon est le cohen, le prêtre, et sa bénédiction est la triple bénédiction classique du prêtre, bircat kohanim. Elle se trouve explicitement dans le livre de Bemidbar :

Qu’Hachem te bénisse et qu’Il te protège.

Qu’Hachem  fasse rayonner Sa face vers toi, et te soit bienveillant.

Qu’Hachem tourne sa face vers toi et t’accorde la paix.

[ Bemidbar-Les Nombres 6/24-27]

Mais, quelle est la deuxième bénédiction formulée ensuite par Moché et Aharon ensemble ? Rachi sur place apporte au nom du midrach Yehi ratson, que ce soit la volonté, que la présence divine (che’hina) se trouve dans l’œuvre de vos mains.

Outre la question déjà posée du double emploi des bénédictions, les commentaires s’étonnent de la formule de cette deuxième berakaha.Habituellement la formule de cette sorte de souhait est : yehi ratson milefanékha, « que ce soit le désir devant Toi, Hachem… ».

Or, ici c’est yehi ratson, « que ce soit le désir » tout court, en omettant la partie « devant Toi, Hachem », comme si on ne s’adressait pas forcément à Hachem !

On doit relever qu’ici l’homme a réalisé le grand projet de faire émerger la demeure pour Hachem, mais, maintenant, est-ce qu’il reste toujours autant motivé pour que cette demeure se remplisse de la gloire divine pour que désormais l’on vive ce monde avec une spiritualité intensifiée ? L’homme n’est-il pas déjà  complètement vidé dans la réalisation de son projet ?

Maintenant il doit trouver une toute nouvelle énergie pour redémarrer et pour continuer. Le souhait ici « pour que ce soit la volonté » ne s’adresse pas à Hachem, mais à l’homme lui-même. Une fois achevé ce monument, que ce soit ainsi que vous renouveliez en permanence la volonté de vivre un nouveau monde doté d’une dimension spirituelle supérieure. (d’après le Ketav Soffer).

La gloire d’Hachem

 La gloire d’Hachem devient visible au peuple. Il s’agit d’une manifestation divine. Quelle est la nature de cette manifestation ? Selon certains commentaires, il s’agit d’une lumière spéciale qui émanait du ciel et qui recouvrait le campement.

Na’hmanide (Beréchit 46/1) explique la manifestation de la gloire divine de la manière suivante : En effet, le peuple état dans un état de spiritualité suprême. Aussi vivait-il maintenant dans une attente et dans une impatience d’expérimenter un retour de leur investissement, une réponse du ciel pour confirmer la validité de leur entreprise.

Na’hmanide nous décrit la situation lorsque le patriarche Avraham à un âge avancé venait d’accomplir l’acte de la circoncision. Là aussi, nous lisons que D. se manifesta à lui. Pourtant on n’y relève aucune parole de la part de D. envers Avraham. La manifestation consistait en ce que la présence divine devint tangible.

A chacun présent dans les pleines de Mamré, la ch’hina, la présence de D., était devenu perceptible Ce fut une expérience du plus haut niveau ; l’homme qui peut, dans une sérénité parfaite, ressentir la présence de D. ! Cette expérience apportait le plus grand apaisement possible : à la fois elle conférait la légitimité aux yeux de tous de l’acte de la circoncision et en même temps elle donnait à ceux présents, quelques instants de complicité avec le créateur !

Et ici, lors de l’inauguration du tabernacle, la gloire fut de la même nature. La puissance fut dans la force du silence absolu qui était chargé de la conscience qu’ici on était en compagnie effective réelle de D..

Ici c’était l’éloquence d’un silence céleste, où on goûtait au dépassement de la parole, tout simplement on était rempli du bonheur du privilège de partager quelques instants avec le maître du monde.

 

La mort de Nadav et Avihou et la deuxième gloire d’Hachem

Dans la suite du déroulement des événements de cette paracha, nous rencontrons un fait dramatique. Dans l’extase générale, Nadav et Avihou, deux des enfants d’Aharon pénètrent dans le Saint des Saints pour y apporter un sacrifice ketoret, d’encense, sacrifice ultime dans la joie ultime.

Ce geste, est formellement réservé au Cohen Gadol, le Grand-prêtre, uniquement le jour de Kippour du Grand Pardon, et revêtu des habits sacerdotaux. Un éclair descend du ciel, s’abbat sur eux et consume leur âme, sans laisser la moindre trace sur leur chair. Après le père Aharon se tait et ici aussi le texte annonce que le kavodd’Hachem, la gloire divine, devient manifeste.

Et Moché dit à Aharon : « C’est cela que D. a parlé pour dire « Parmi mes proches Je serai sanctifié et devant tout le peuple Je serai glorifié » (akabéde), » et Aharon se tut (vayidom). [ ibid. 10/2]

C’est comme si l’annonce de Moché que ce jour-ci la présence de D. sera manifeste présageait aussi cet événement dramatique qui allait suivre. Cependant, ce qui est intriguant c’est qu’ici nous trouvons cette même idée de la présence de la gloire d’Hachem. Nous devons en conclure que, paradoxalement, simultanément au moment de la terrible catastrophe, le peuple connut quelques instants d’une spiritualité si intense que cette expérience fut une forme d’apaisement venant équilibrer, voire rehausser, le drame incroyable.

Nous ne saurions pas forcément l’expliquer. Mais nous avons pu le constater à plus d’une reprise chez des parents frappés par le malheur de perdre un jeune enfant. Nous étions à leurs côtés lors de leur immense douleur, pour observer la force surhumaine avec laquelle ils ont traversé cette épreuve.

Nous avons pu constater l’apaisement dans leur chagrin par le fait que justement maintenant, dans la maison de deuil, ils vivaient intensément ces moments, sachant que maintenant, plus que jamais, D. était avec eux…

Nous nous sommes souvent étonnés de la grande kedoucha, sainteté, que l’on éprouve souvent dans la maison des endeuillés. Comme si c’est justement en ce moment que D. Lui-même descend sur terre pour s’associer à la souffrance de ceux qu’Il a dû éprouver. C’est alors là que la gloire de D. se manifeste.

Le silence d’Aharon

Et Aharon se tut. Vayidom Aharon. A la nouvelle déchirante de la mort de deux de ses enfants, Aharon opte de renoncer au droit fondemental de l’homme d’utiliser la parole.

Or, l’homme a été créé comme être qui s’affirme obligatoirement par la parole. L’animal, dans son silence, se trouve encore avant la parole. Mais le silence d’Aharon fut un silence qui vient après la parole, qui provient du dépassement de la parole.

Le terme vayidom, il se tut, nous renvoit au radical adam, l’homme. Adam est le nom du premier homme et par cela le générique pour l’humanité et pour l’homme par excellence. Seul est un homme véritable, celui qui sait à certains moments se taire.

Non pas un silence de dépit, mais un silence de grandeur et d’affection de celui qui ne veut pas gâcher l’expérience spirituelle qui lui est offerte pour saisir ces moments rares où l’homme peut profiter de la compagnie palpable de son  créateur.

 

Rav Yitshak Jessurun

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