Pessah et Pâques chrétiennes.

Deux approches différentes d’un même événement fondateur

A l’approche des célébrations pascales, tant chez les Juifs que chez les Chrétiens, il n’est pas inutile de dire un mot de la divergence d’interprétation de cette fête chez les uns et chez les autres.

Le récit vétérotestamentaire de l’Exode est univoque mais les adeptes de l’Eglise primitive, tout juifs qu’ils étaient, l’ont interprété dans un autre sens, celui de la Résurrection tout en s’appuyant sur des versets prophétiques. Donc en restant dans le cadre biblique et juif, à la fois, quoique non rabbinique.

L’Exode, d’une part, tel que le relate la Bible hébraïque, et la Résurrection de Jésus, telle qu’elle se lit dans les Evangiles, d’autre part, sont des événements majeurs de l’Histoire sainte.

En termes de sociologie religieuse, on pourrait, avec tout le respect nécessaire à l’adresse des fidèles des deux religions, parler de «mythes fondateurs» qui gisent à la base même de la foi.

Comme le recommandait Ernest Renan dans son Histoire des origines du christianisme, il ne sert à rien de bannir la légende puisqu’elle est la forme que revêt nécessairement la foi de l’humanité.

Alors que la fête juive de Pâque, Pessah, renvoie à un épisode biblique unique, la sortie d’Egypte, la tradition juive et la tradition chrétienne en font des lectures très différentes.

Chacune voit dans cette célébration pascale un épisode crucial de son vécu religieux..

Résumons brièvement les récits bibliques tels qu’ils se lisent dans le second livre de Moïse qui a d’ailleurs donné son nom à cet Exode d’Egypte: après sa révélation à Abraham, Dieu lui promet une innombrable descendance qui sera réduite à l’esclavage en Egypte mais qui ressortira renforcée de l’épreuve.

Aguerris par une épuisante traversée du désert, ces enfants d’Israël hériteront de la Terre promise où ils pourront couler des jours heureux…
Cette vision idyllique de l’histoire de l’Israël ancien est conforme à la vocation de la Bible qui n’est pas un livre d’histoire mais défend plutôt une conception théologique du devenir historique.

Après tout, Goethe lui-même nommait l’Histoire, ce gigantesque atelier du divin… Cela s’appelle une téléologie, du terme grec telos qui renvoie dans le contexte judéo-chrétien à un dessein divin, conçu avant même la création de l’univers.

A quelle fin la Providence divine a-t-elle choisi de précipiter les Hébreux dans le creuset égyptien pour les en extraire après quelques siècles de souffrances, on ne le saura jamais.

Mais si nous adoptons une approche anthropologique et sociologique, l’explication suivante s’impose à l’esprit: l’Egypte ancienne, bien que dépourvue de toute tradition esclavagiste antérieure, est considérée ici comme la quintessence de l’impureté, une sorte de laminoir impitoyable, un creuset apte à contribuer à la fondation de l’ancien l’Israël ; le moule implacablement sélectif de l’esclavage fera émerger une nation nouvelle, épurée, sortie renforcée de l’épreuve et qui s’est donnée une langue, forgé une destinée et construit une vision de l’univers.

Le cadre de l’histoire sainte est désormais tracé : un peuple, Israël, une foi, le monothéisme, et une patrie, la Terre promise.

La pédagogie du livre de l’Exode consiste dans l’émergence d’une conscience nationale chez un peuple d’anciens esclaves, soudés par la souffrance.

Souvenons nous de l’épisode égyptien du clan du patriarche Jacob : malgré une égyptophilie remarquable du livre de la Genèse, l’Exode qui suit ce livre immédiatement rectifie le tire et prend ses distances avec ce qui précède. Un bref verset, bref mais crucial change entièrement la donne : un nouveau roi qui ne connaissait pas Joseph monte sur le trône d’Egypte.

L’alliance est définitivement rompue, donnant libre cours à l’égyptophobie…

Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’existence d’un exode progressif sans reprendre en tout point les récits bibliques. L’intention fondamentale des rédacteurs bibliques est transparente : faire de l’Exode l’événement national fondamental du peuple d’Israël, sa première apparition sur la scène de l’histoire universelle.

En somme, un peuple ayant chèrement acquis sa liberté et qui, désormais, se pose en s’opposant à tout ce qui l’entoure. La brillante civilisation égyptienne qui divine ses héros ne fait plus l’affaire : le Dieu unique, créateur des cieux et de la terre, impose à son monde un ordre éthique universel que son peuple sera appelé à instaurer.

On voit ici aussi la tension polaire existant entre la mémoire du peuple qui interprète de manière spécifique les événements fondateurs de son histoire, et l’Histoire universelle proprement dite, censée garder trace de ce qui s’est vraiment passé… Nous sommes en présence de la sempiternelle opposition entre la mémoire et l’Histoire.

Or ce filtre de la conscience religieuse se confond avec le regard que nous portons sur les faits : il fonde une identité qui forme à son tour une opinion. Marguerite Yourcenar écrivait en substance dans les Mémoires d’Hadrien que le passé est le souvenir que les événements anciens laissent dans notre mémoire.

Comme chacun sait, le nom de la fête de Pessah, proviendrait, selon l’étymologie biblique qui est populaire et non savante, d’un verbe signifiant passer, surmonter, enjamber. Dieu a enjambé les demeures des fils d’Israël afin de leur épargner les plaies qui se sont abattues sur les Égyptiens.

Au plan symbolique que je veux privilégier, ce serait donc un rite de passage d’un état à un autre, de l’esclavage à la liberté, en l’occurrence. D’où la traduction anglaise de Pâque par pass over (Passover).

Le texte biblique (Genèse 12s) parle du sacrifice pascal offert à Dieu. La tradition juive a donc mis cette fête du sacrifice en relation avec la sortie d’Egypte, afin de lui fournir un enracinement de premier ordre dans l’histoire d’Israël.

On peut discerner derrière ce rite la pratique d’un peuple de pasteurs qui marquent l’avènement du printemps par un grand rassemblement autour d’un repas professionnel, sacralisé par la suite en repas communiel…

Dès lors, la tradition juive ultérieure a fait de la sortie d’Egypte l’acte de naissance du peuple d’Israël en tant que tel, un peuple qui brisa les chaînes de l’esclavage, se fraya un chemin vers son Dieu à travers un lieu aussi inhospitalier que le désert et finit par recevoir le Décalogue dont il fit don à l’humanité.

Après la Passion (terme que Levinas écrit toujours avec une majuscule dans son recueil, Difficile liberté), l’Eglise primitive, qui ne comptait alors en son sein que des juifs profondément enracinés dans la tradition ancestrale, revisita son histoire dans laquelle elle projeta son vécu religieux immédiat.

Or, ce qu’elle venait de vivre, à savoir la crucifixion, c’est-à-dire un véritable drame, ne pouvait sonner le glas de son espérance : si les sources juives anciennes avaient relié le sacrifice pascal à la sortie d’Egypte eu égard au caractère fondateur de cet événement, les judéo-chrétiens, c’est-à-dire l’Eglise encore juive, pouvait, elle aussi, décider de puiser dans son nouveau terreau un autre événement, tout aussi important aux yeux du judaïsme ancien, la Résurrection.

Ces hommes ne pouvaient se résoudre à la disparition de leur rêve. Vu la proximité de la fête de Pâque et la terrible déception qui s’était abattue sur les Apôtres et les disciples, la fête prenait une autre dimension et devenait celle de la Résurrection et Jésus, l’agneau pascal, l’objet même du sacrifice.

Ce qui est frappant, ce n’est pas tant la profonde divergence des interprétations d’un même événement ou d’une même solennité par deux traditions devenues différentes, que le fait suivant : les adeptes de l’Eglise naissante ont puisé, encore et toujours, dans le terreau du judaïsme, le leur, celui qui les a toujours nourris, pour procéder à cette substitution.

Il existe dans le livre du prophète Osée un passage très expressif qui contient tous les ingrédients de la Résurrection, telle que les Evangiles la conçoivent au sujet de Jésus. Osée (6 ;2) exhorte au retour vers Dieu et s’écrie : «Il nous fera revivre après deux jours ; au troisième jour il nous ressuscitera et nous revivrons devant lui…»

Comme la communauté de Jérusalem baignait dans un environnement exclusivement juif et que des hommes tels que Jacques étaient de fins lettrés, est-il concevable que ces juifs profondément religieux aient ignoré un tel verset prophétique ? Or le verset d’Osée commence par évoquer les blessures subies et que Dieu vient justement guérir…

Tout ceci montre bien que cette idée de Résurrection a germé dans un terreau juif dont Jésus est le produit ; mais nous voyons aussi ce qui sépare l’histoire de la mémoire : là où les juifs, demeurés fidèles à l’enseignement de la synagogue ne retenaient de la Pâque que la sortie d’Egypte, en somme la fête de la liberté et l’abolition de l’esclavage, d’autres juifs, désireux de renouveler leur religion par l’intermédiaire de Jésus, jugent que sa crucifixion a nécessairement un sens, qu’elle avait été voulue par Dieu afin de rédimer une humanité pécheresse… C’est un total déplacement de sens, un changement absolu de perspective.

Dans le sillage de Philo d’Alexandrie, l’exégèse patristique est allée dans la même direction en allégorisant la prescription majeure de la fête pascale : la consommation de pain azyme qu’elle interprète comme une exhortation à la modestie et à l’humilité.

Alors que le pain levé, couramment consommé, évoque un cœur humain gonflé d’orgueil. Quant à l’Egypte ancienne transformée en berceau de l’esclavage, Philon d’Alexandrie nous invite à n’y voir que l’allégorie d’un espace dénué de spiritualité et d’amour du prochain.

Car, au fond, n’est-ce pas là le véritable enseignement de cette double célébration de la Pâque ? Même un pasteur luthérien comme J. G. Herder relevait que «notre humanité n’est qu’un état transitoire, le bouton d’une fleur qui doit éclore et aboutir à une sorte d’humanité divine…»

Tel devrait être l’enseignement éthique de la commémoration de la Pâque, juive et chrétienne : l’abolition de toutes formes d’esclavage, le bannissement de la souffrance et la foi en un avenir meilleur, c’est-à-dire une sorte de résurrection.

Herder écrivait aussi que le plus beau rêve de la vie future est que nous jouirons, un jour, dans une humanité fraternelle, du commerce de tous les sages, de tous les justes… Quand on veut préserver son être de l’oubli éternel, on recourt à la résurrection.

Et Ernest Renan lui fit écho en expliquant que la résurrection pourrait être entendue comme la poursuite de la vie dans le cœur de ceux qui vous aiment.

Reprenant les résultats de la critique biblique de son temps, Martin Buber voit dans la fête de Pessah le regroupement de deux solennités, issues de la vie des bergers à la venue du printemps : le sacrifice pascal, d’une part, la consommation des azymes, de l’autre, ont fusionné, en raison de leur proximité temporelle.

Mais le courant religieux qui a façonné le judaïsme biblique a dépassé le cadre naturel, paysan, de cette fête de bergers pour en faire un commandement de Divin.

C’est pour cette raison que l’Exode répète au moins deux fois que le sacrifice de l’agneau pascal est attribué à et voulu par Dieu, et que la veillée pas cale est destinée à Dieu. Sous entend: à part personne d’autre.

Ce n’est plus la festivité d’un groupe de bergers célébrant une fête de la nature. L’ordre divin, religieux et éthique, surclasse l’ordre naturel, païen. La nature et les hommes sont subordonnés à Dieu, un libérateur et qui brise les chaînes de l’esclavage.

Mais je voudrais laisser le dernier mot à ce grand philosophe allemand, Franz Rosenzweig, mort en 1929 et auteur de l’Etoile de la rédemption où il écrivait en conclusion ceci :
Devant Dieu, tous deux, Juif et Chrétien, sont par conséquent des ouvriers travaillant à la même œuvre. Il ne peut se priver d’aucun des deux. Entre eux, il a de tout temps posé une inimitié et néanmoins, il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite.

Tel est le vrai message de Pessah ; l’invention de la liberté

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

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Caroline

C’est la tout le problème de ces érudits qui utilisent leur verbe et leur culture pour faire une démonstration désacralisée à partir d’un contenu sacré. La tonalité et finalité semblent davantage mondaines que servant l’ideal De vérité et de pureté.

Claire

Quel mélange ! Seduction de la connaissance qui conduit à l incrédulité. …. je crois en Dieu plus qu en des discours philosophiques, inventions du cerveau humain. Pourquoi vouloir toujours opposer ce que Dieu a uni et faire substituer l un à l autre ? Pomme de discorde au lieu d Amour divin ! Dommage car il y a certaines assertions en accord avec La Parole et l histoire. C est bien ainsi le problème, un peu de poison dans le verre … Ah ! Rare devient l amour de la Vérité pure, ainsi que nous en avons été prévenus. Remettons l Eternel, puissant, créateur, maître, véritable, bien au dessus de nos minables « je, il, pense que …. ». Humilité, obéissance et foi.

Ephraïm

@Claire : Votre réaction à l’article est extraordinairement juste et « meuble » d’une façon parfaite la mienne , plus succinte ci-dessous qui vous a précédée .

Ephraïm

Il suffit de lire le Pentateuque pour constater que l’instigateur de tout évènement , qui ordonne et qui fixe tout acte à accomplir est Dieu lui-même , il semblerait que l’éminent professeur auteur de l’article semble réfuter cette réalité pour ravaler le Dieu d’Israël au rang d’une présence purement virtuelle servant de prétexte à l’Histoire biblique, ce qui dans ce cas n’est ni plus ni moins qu’une hérésie pure et simple !
Ephraïm , Jérusalem .