Anticipations littéraires du terrorisme

Rimbaud, Melville, Conrad, Tchékhov, Troyat, Kafka, Camus et Ramuz

MICHEL AROUIMI

Le génie de quelques grands écrivains est d’avoir anticipé dans leurs œuvres les

diverses formes du terrorisme qui assombrit notre actualité. Ce don de divination,

qui n’est pas si inconscient, n’est-il dû qu’à leur vision du cours de l’histoire, et

des mythes qui s’y réfléchissent ? Quoi qu’il en soit, ce don est une arme, offerte à

nos esprits, pour débrouiller le « nœud gordien » que le terrorisme représente

aujourd’hui. Et cette anticipation poétique s’accompagne d’une critique du

progrès de l’Occident, dans ses formes techniques ou sociales : une autre forme de

terrorisme ?

COLLECTION  VERTIGE DE LA LANGUE

Michel Arouimi est maître de conférences habilité en littérature comparée à l’Université

du Littoral. Ses recherches concernent la remise en cause de l’Harmonie dans les œuvres

d’écrivains de diverses époques, dont M. Arouimi scrute les sources et les influences. Une

quinzaine d’ouvrages illustre cette recherche, qui s’est étendue à la culture de masse, le

cinéma comme la chanson de variété.

262 pages – 15×21 cm – 28 €

DATE DE PUBLICATION : 16 MAI 2018

ISBN : 978 2 7056 9489 0

Contributeurs :


Table des matières

Introduction

Rimbaud : des « hordes » rêvées aux migrants d’aujourd’hui

Des migrations énormes

Un Harar en expansion

Le nouveau Barbare

Melville : un heureux échec

L’alchimie avant Rimbaud

Gaza en scène

Conrad : hantise de l’explosion

Conrad après Melville

Un nouveau Billy Budd ?

Prémonition des attentats

Faillite du multiculturalisme

Autoportrait de l’artiste en terroriste

La raison du terrorisme

Violence de la parité

La bombe de Conrad dans le cinéma d’Antonioni

Antonioni lecteur de Conrad

Le crash d’un avion

Le face à face de deux gratte-ciel

La Steppe, ou la totalité faire paysage

Bestiaire du mimétisme

Deux Juifs et deux croix

Le « musulmanisme » de Troyat

Conrad et Tchékhov

La « voyance » de Troyat, comme celle de Rimbaud

La steppe de Troyat

Le Coran chez Troyat

Méthodes du terrorisme

Les Juifs et autres chiens

Kafka, « Juif de service » ou « Chinois » ?

Un sacrifice antéislamique

Le Bagdad de Kafka

Sévices chinois

Une défaite spirituelle : Camus et Ramuz

Le passé de Camus

Le présent de Ramuz qui est le nôtre

L’Abraham coranique

Bâtardise du Coran

L’interprétation coranique du sacrifice d’Abraham

La Sagesse poétisée

Les pierres de Sodome

———————————

 

Michel Arouimi, Anticipations du terrorisme, Paris, Hermann, 2018, 256 p.

 

INTRODUCTION (extraits)

Chez certains poètes, à commencer par Melville et Conrad ou Kafka, les pressentiments du terrorisme de notre siècle accompagnent une réflexion plus consciente sur les dangereux effets de miroir où se perdent les différences individuelles, notamment depuis la Révolution.

La Terreur avait certes des enjeux sociaux, qui semblent ignorés par le terrorisme, en dépit de la société nouvelle qu’il veut instaurer. Les deux fléaux ont en commun le désir de concurrence, l’envie qui a été le nerf de la Terreur, même si ses raisons différent du désir similaire qui s’est emparé d’une fraction du monde musulman, intéressant non pas une classe de privilégiés, mais la civilisation occidentale, ressentie comme un modèle embarrassant. […] Le terrorisme islamique apparaît comme la contrepartie (et non pas comme l’écho) du nivellement de l’être, qui porte en Occident le masque du progrès. Le rapport si peu apparent des deux phénomènes se vérifie dans la vision poétique anticipée dont ils semblent l’un et l’autre être l’objet chez les auteurs réunis dans cet ouvrage.

L’égalitarisme des Lumières trouve son chiffre ultime dans la femme-soldat, équipée d’une mitraillette dans les endroits de nos villes prétendument exposés au terrorisme. Le sacrifice de la féminité n’est pourtant pas si éloigné de la violence des kamikazes dont cette femme guette l’irruption. Conrad a pressenti ce phénomène dans son roman L’Agent secret (1916), dans lequel le thème discret du Moyen-Orient ajoute à l’intérêt de cette révélation. Dans ce roman, la disparition de la féminité de l’héroïne, saisie de pulsions meurtrières, est d’ailleurs liée à la disparition physique de son double fraternel, ce pauvre Stevie déchiqueté par la bombe d’un attentat terroriste, placée entre ses mains par son beau-père. […]

Henri Troyat, qui dans son roman Tant que la terre durera, a repris à Conrad certains détails subtils, mais encore Albert Camus, qui dans sa nouvelle Le Renégat, se rapproche étrangement de Troyat, ces deux auteurs multiplient les allusions au Coran ou à la culture dont il est le fleuron. Maintes sourates du Coran sont animées par un désir de concurrence intéressant les deux Testaments de la Bible. La « sagesse bâtarde » du Coran (selon Rimbaud) exprime l’égarement de cette filiation mal assumée — sinon dans une sourate sublime dont le commentaire figure à la fin de cet ouvrage. Bâtarde, une conscience filiale partagée entre deux traditions préexistantes, elles-mêmes unies par des liens que les musulmans pas plus que les occidentaux n’ont assez médités. Si le Moyen-Orient n’est que l’objet de références énigmatiques dans les œuvres de Melville et de Conrad étudiées dans cet ouvrage, il occupe le premier plan dans certaines nouvelles de Kafka et de Camus. Le relief du Coran dans un roman de Henri Troyat auquel est consacré un chapitre de cet ouvrage, est tout aussi ambigu que le point de vue du romancier sur la condition humaine… Tchékhov, le grand modèle de Troyat qui lui a beaucoup repris dans Tant que la terre durera, avait conscience du désengagement du sacré si inquiétant, auquel il s’efforçait de donner un sens positif. Notre culture hostile à ses propres racines est animée par un désir suicidaire, aussi radical malgré sa différence que les pulsions meurtrières d’un islam corrompu. […]

Dans ce roman de Troyat, le motif de l’explosion doit sans doute quelque chose à L’Agent secret, où ce motif est mieux rattaché au terrorisme par la plume de Conrad. Déjà en 1854, dans sa courte nouvelle L’Heureux échec, la plume de Melville (un modèle de Conrad) associe au mot « explosion » des termes (à commencer le nom de « Gaza ») qui évoquent pour le lecteur moderne les formes les plus voyantes du terrorisme contemporain.

Il est rassurant de penser que le don de double vue, échu à certains poètes, résulte de leurs qualités d’observation, revendiquées par Tchékhov ou Kafka, mais d’abord par Rimbaud, si  méfiant à l’égard des poètes subjectifs. Mais le décryptage du réel ne se limite pas aux événements historiques qui inspirent certains de ses poèmes ; le sens oraculaire de sa voyance poétique se vérifie aujourd’hui, avec les bouleversements qui sont ceux de notre histoire. Dans son poème Michel et Christine, en évoquant « l’Europe ancienne où cent hordes iront », Rimbaud songeait sans doute aux effets de la guerre franco-allemande de 1870. Mais comme chez certains autres auteurs évoqués dans cet ouvrage (souvent imprégnés par  Rimbaud, comme Ramuz), ce vers est un exemple des capacités de « voyance » qui sont le grand trait commun de ces auteurs. Un tel don, dont Troyat se montre parfois conscient, n’est lui-même que la manifestation littéraire d’un mystère plus vaste, où gît la clef inouïe du mal terrestre, exacerbé dans le terrorisme… Melville, avant Ramuz, a jaugé ce mystère dans son ultime récit, avec la simple mention du « rose de l’aube » (dans le brouillon de Melville, ce « rose » surcharge le mot « shekhina », dont j’ai sondé la valeur énigmatique dans Ecrire selon la rose : Hermann, 2016)… Le sens mystique de ce détail capital est moins apparent dans les œuvres si nombreuses où le simple choix de cette couleur rose révèle une intuition de la transcendance, au-delà de l’usure des dogmes, qui est le stimulant de la propagation du terrorisme.

Or le terrorisme, thème déclaré de L’Agent secret de Conrad, est l’objet d’une anticipation énigmatique dans L’Heureux échec de Melville (un grand modèle de Conrad). Mais le lecteur sera surtout sensible à l’intuition, chez Camus, des enjeux culturels du terrorisme, notamment dans sa nouvelle Le Renégat.

CONRAD : UN TERRORISME LONDONIEN

Ce don de double vue de Conrad  ne serait pas si inconscient, d’après une remarque de l’agent secret Verloc au premier secrétaire : « J’ai plusieurs fois  prévenu ce qui aurait pu se passer ».  Ce premier secrétaire fomente lui-même des attentats frappants, « il faut […] qu’ils fassent impression. Qu’ils soient dirigés contre des édifices, par exemple. » Un « fétiche » architectural, qui ne soit « ni la famille royale ni la religion », mais plutôt le siège emblématique de la « science », cet outil du capitalisme conspué par les anarchistes. Malgré la « tête de bois » que lui prête celui qui parle, le « mamamouchi» qui désigne cette cible pourrait nommer celle des attentats du 11 septembre 2001, les tours, incomparables fétiches d’une civilisation capitaliste vouée à la science. Les agents de la destruction du fétiche sont en effet évoqués par ce personnage tantôt comme une armée, « où la parole des chefs était incontestée », tantôt comme « le plus informe ramassis de brigands aux abois qui ait jamais campé dans une gorge montagneuse. » On ne saurait mieux décrire les recrues de Al-Qaïda ou de Daesh. Ce personnage tient d’ailleurs « pour acquise l’existence d’une [telle] organisation, là où elle était rendue impossible par la nature des choses ».

Notre époque montre le bien fondé du délire de ce personnage, porte-parole des intuitions les plus aigües de Conrad, négligées par les critiques de L’Agent secret. Autre argument favorable à cette destruction du « fétiche » scientifique, l’inefficacité des attentats contre d’autres cibles, « contre… mettons une église. » Plutôt qu’à certains drames de la Seconde Guerre mondiale, on songe aujourd’hui à l’égorgement d’un prêtre dans une église normande par un prétendu membre de Daesh, ou à l’attentat plus récent dans une église copte… Des crimes inefficaces, puisqu’ils ne semblent pas bouleverser les mentalités, ni les dispositions de la politique intérieure de la France.

  1. Vladimir prononce encore cette phrase : « Une attaque meurtrière contre un restaurant ou un théâtre aurait pareillement l’inconvénient de susciter l’idée d’une passion autre que la passion politique […] ou d’un acte de vengeance sociale ». Cet inconvénient n’en a pas été un pour les auteurs de l’attentat parisien du 8 novembre 2015, mitraillant les terrasses de cafés, avant de semer la mort dans une salle de spectacle bondée. […]

La « vengeance sociale », méprisée par M. Vladimir, est-elle la vraie motivation des attentats qui ont eu lieu dans la France d’aujourd’hui ? C’est ce que pensent les français émus par ces derniers. Il s’agirait d’une erreur, comme celle du public qui, dans ce passage du roman, ne saisirait pas le sens « purement destructeur » de l’attentat idéal. Cette erreur semble désignée comme telle par le silence du dément incarcéré en 2015 qui a planifié à Paris la « mutilation d’une rue entière, ou d’un théâtre, pleins de gens de son espèce » — un drame dont M. Vladimir affirme l’inefficacité. L’erreur est aujourd’hui de ramener à l’idée d’une banale « haine de classe », l’envie provoquée par le rapport si bancal de deux cultures. La plus défavorisée aujourd’hui sur le plan du rayonnement intellectuel ne pouvant remédier à ce déséquilibre que par l’imitation de la première, dans les prouesses architecturales d’un Dubaï. Non sans rester attachée à ses anciennes coutumes, hostiles à son modèle. Un double-bind fort perturbant pour les  musulmans.

MELVILLE : UN HEUREUX ECHEC

Dans cette nouvelle de 1854, Herman Melville retrace les affres d’un inventeur confronté à l’échec de sa machine inventée, destinée à l’assainissement des marais. Ce personnage aux cheveux gris accompagné de son neveu et son serviteur noir tout aussi grisonnant sont l’objet de comparants bibliques, qui les apparentent à Samson comme aux Philistins de Samuel. La giration des rôles des Philistins et des Hébreux sous la plume de Melville, peut nous apparaître comme une synthèse poétique des problèmes actuels du Moyen-Orient : la lutte d’Israël contre la Palestine, avec ce Samson grisonnant que menacent d’improbables espions. (L’oncle croit apercevoir un espion dans le lointain, mais cette illusion d’optique est crée par un simple arbrisseau.) Mais encore les conflits fratricides qui déchirent le monde musulman, figurés dans le rapport si douloureux des deux grisons et d’abord celui de l’oncle et de son neveu. […] Trois ans après l’écriture de ce récit, Melville partait lui-même pour la terre sainte. Gageons qu’avant ce voyage, il pressentait déjà les drames destinés à éclater un jour, encore en germe dans cette terre !

Au conflit israélo-palestinien, correspond alors la concurrence de l’oncle et du neveu : « Je fus le premier sur les lieux », observe assez tôt le narrateur. Le jeune homme (porte-parole de l’Israël de notre époque ?) évoque ensuite son « mépris de gamin », dissimulé par des remarques révérencieuses dont l’oncle n’est pas si dupe. Ce dernier projette lui-même cette concurrence sur le « garçon » (un simple arbrisseau) qu’il croit voir « là-bas »…

Il est trop risqué d’attribuer aux acteurs de ce récit le rôle précis des Palestiniens ou celui des Israéliens. Cette fiction de Melville ne fait que pressentir ce « nœud  gordien » (expression employée à propos de l’échec mécanique de la fameuse invention), auxquels s’ajoutent les tensions internes qui déchirent les musulmans. Le symbole des serpents de deux espèces qu’abrite le coffre abritant la machine est moins bien adaptable au conflit d’Israël et de la Palestine qu’aux divisions du peuple musulman […].

D’abord comparée à la « grande porte de Gaza », la boîte de l’appareil se « transforme » peu à peu, dans les yeux du narrateur, en une « vétuste boîte oblongue, hermétiquement scellée. » Une bombe, comme le confirment les propos du neveu qui la croit remplie « d’explosifs » ? L’esprit du lecteur, « à contre courant », remonte jusqu’au nom de « Gaza », qui sème dans son imagination les bombes qui dévastent aujourd’hui cet endroit. […]

CAMUS : LE RENEGAT

Le génie « visionnaire » de Camus donne toute sa mesure dans Le Renégat, dont l’action se déroule dans une bourgade du désert nord-africain, dont les habitants rendent un culte à une déité inquiétante, forgée par l’imagination de Camus à partir des cultes antéislamiques.  Vers la fin du récit, quelques phrases peuvent être citées pour balayer tous les arguments de l’Europe d’aujourd’hui pour serrer les migrants contre son flanc. Elles expriment encore la « pathologie irrationnelle » et masochiste dont parle Shmuel Trigano qui se manifeste dans l’engouement de trop d’européens pour la « vérité » dont les musulmans croient être les possesseurs :

« frappez, frappez sur moi d’abord, vous avez la vérité ! Ô mes maîtres, ils vaincront ensuite les soldats, ils vaincront la parole et l’amour, ils remonteront les déserts, passeront les mers, rempliront la lumière d’Europe de leurs voiles noirs, frappez au ventre, oui, frappez aux yeux, sèmeront leur sel sur le continent, toute végétation, toute jeunesse s’éteindra […] sous le soleil cruel de la vraie foi ».

Ce discours ne célèbre rien moins que la violence du djihad, avec les « voiles noirs » qui ne sont pas une métaphore en 2017. Aux objections que fait naître cette crainte, je répondrai que la « parole et l’amour », avec le sens que leur donne notre culture, ne peuvent être qu’anéantis, non par une action violente, mais par l’indifférence des nouveaux immigrés pour notre culture, dévalorisée par ses  représentants eux-mêmes. La leçon de Camus comporte d’ailleurs un sens très général, concernant la violence que s’attire, plus ou moins rapidement, l’offrande de quelque bien à un donataire qui éprouve dans ce don le signe de ses propres manques, ou le poids d’une obligation qu’il se sent peu capable d’assumer.

Les Bonnes de Jean Genet, qui ont magistralement poétisé ce phénomène, ont d’ailleurs été écrites en 1947, à mi-chemin de L’été et de L’Exil, et en même temps que Tant que la terre durera de Troyat. Les analogies de certains détails du Renégat avec les détails similaires de ce roman de Troyat, sont d’ailleurs moins intéressantes que les souvenirs de Rimbaud qui, dans cette nouvelle comme dans ce roman, se justifient par le pressentiment halluciné, dans quelques poèmes en prose de Rimbaud, des problèmes qui nous occupent : un aspect mal connu des dons du Rimbaud « voyant »…

www.editions-hermann.fr

 

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