Tzvetan Todorov a été l’un des rares intellectuels à s’opposer à la guerre en Libye. Dans « les Ennemis intimes de la démocratie », à paraître le 23 janvier, il expose les raisons philosophiques de son opposition au droit d’ingérence.La guerre de Libye a détruit trente années de clivages au sein de l’intelligentsia française. Le consensus a été total : le raid sur Benghazi devait prétendument racheter les lâchetés de Munich et de Kigali. Brusquement, Hubert Védrine était d’accord avec André Glucksmann et Jean-Pierre Chevènement, avec Pierre Lellouche : il fallait envoyer notre armée de l’autre côté de la Méditerranée pour empêcher un tyran de massacrer son peuple, « protéger les populations civiles libyennes » et, au passage, implanter dans le désert la démocratie. Qui pouvait se mettre en travers d’un objectif aussi noble ?


(Tzvetan Todorov – Wikimedia – Ji-Elle – cc)

Qui ? Avec l’ancien président de Médecins sans frontières Rony Brauman, Tzvetan Todorov a été l’un des seuls à semer le doute sur l’efficacité de l’opération. Neuf mois plus tard, le philosophe n’a pas changé d’avis et a même élargi sa réflexion. Venu en France à l’âge de 24 ans pour échapper aux pratiques liberticides de sa Bulgarie natale, il constate aujourd’hui que le néolibéralisme a plus de points communs que prévu avec le communisme (réel, en tout cas, mais en existe-t-il un autre ?) : comme lui, le néolibéralisme est plus vulnérable vis-à-vis de ses ennemis intérieurs que des menaces extérieures, qui n’existent plus ou presque plus.

MESSIANISME POLITIQUE

Qui sont donc ces ennemis intimes de la démocratie pointés par Todorov ?

Le premier est le « messianisme politique » qui prendrait sa source en Occident chez un prêcheur du Ve siècle, Pélage, considéré comme un hérétique par l’Eglise de son temps. L’erreur de celui-là ? Penser que Dieu ne forge pas la destinée tout entière des hommes et que tout ce qui arrive sur Terre résulte aussi de leur volonté et de leur action.

Pélage serait ainsi l’ancêtre de Descartes et des philosophes des Lumières qui inspireront, bien des siècles plus tard, la Révolution française. On sait de quelle façon celle-là chercha à s’exporter, via les guerres napoléoniennes, et Todorov rappelle utilement une phrase de Saint-Just aux connotations très actuelles : « Le peuple français vote la liberté du monde.» De là à penser qu’elle est au bout des baïonnettes…

« Les grands traits du messianisme politique, écrit Todorov, se mettent en place : programme généreux, répartition asymétrique des rôles, sujet actif d’un côté, bénéficiaire passif de l’autre — dont on ne demande pas l’avis —, moyens militaires mis au service du projet. »

Le projet communiste reprend le flambeau, il devient au XXe siècle l’incarnation du progrès humain en marche, le sens de l’histoire. La mort de Staline entame son déclin, achevé avec la chute du mur de Berlin. Dès lors, la victoire de la démocratie libérale inspire un nouveau paradigme dont Todorov nous montre à quel point il est en continuité avec les logiques impériales-révolutionnaires et communistes. Désormais, la démocratie entend imposer ses lumières au monde entier, y compris par la force. Au fond, le Kouchner qui invente le droit d’ingérence est moins différent qu’on ne l’imagine du Kouchner jeune rédacteur en chef du journal communiste Clarté. Les deux croient que des hommes peuvent, par leur action, précipiter la marche de l’humanité vers le bien.

L’unanimité accompagnant l’intervention en Libye a reposé sur l’idée que l’assistance à un peuple en danger était plus légitime que le « droit d’ingérence ». Or, Todorov juge qu’elle est de même nature dès lors que la protection du peuple libyen n’implique plus seulement une aide humanitaire, mais un appui militaire. En l’occurrence, Todorov pointe des motivations loin d’être toujours humanistes : « Remplacer un chef d’Etat en exercice au profit d’un autre, plus bienveillant à l’égard de l’Occident, ou plus docile. »

L’auteur passe ensuite en revue d’autres ennemis intimes de la démocratie : la tyrannie de l’individu et du marché, que le néolibéralisme institue en valeurs supérieures à la liberté politique des peuples. L’homme du néolibéralisme est un être asocial, « essentiellement solitaire ».

Par ailleurs, il y a longtemps que les principes fondateurs du libéralisme originel sont bafoués dans nos sociétés, notamment la nécessité des contre-pouvoirs. Todorov n’a aucune difficulté à montrer comment le système néolibéral les détruit consciencieusement ; le contre-pouvoir, que devraient constituer les médias, est rongé par l’argent et les liens incestueux qui unissent politiques et patrons de média (le scandale Murdoch au Royaume-Uni, par exemple) ; celui que devraient être les syndicats a été annihilé par la nouvelle organisation du travail et le management déshumanisé apparu dans les années 90. Au total, le néolibéralisme finit par stimuler, en réaction, la prospérité de mouvements populistes qui s’érigent au nom de la liberté des peuples et de la défense des identités nationales.

On referme le livre de Todorov convaincu mais un peu désemparé. Qu’on ne compte pas sur lui, en effet, pour nous délivrer une feuille de route démocratique qui tomberait dans l’ornière du messianisme qu’il a dévoilé. Le pessimisme de Tzvetan Todorov est intelligent, comme s’il avait pris à la lettre la formule de Gramsci (« Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté »), mais il flirte parfois avec le « néantisme » qu’il dénonce dans son essai. Qui inventera un jour une raison de croire à une émancipation véritable de l’humanité, loin des impostures communistes et néolibérales ?

Les Ennemis intimes de la démocratie, de Tzvetan Todorov, Robert Laffont, 260 p., 20 €.

Philippe Cohen – Marianne Article original

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EXTRAIT DU LIVRE

On ne peut imposer le bien par la force, par Tzvetan Todorov

« Auparavant, l’équilibre entre les deux superpuissances — un équilibre de la terreur — assurait la relative stabilité du monde ; chacune des deux pouvait  » faire le ménage  » dans sa sphère d’influence et dominer ses satellites, mais chacune exerçait aussi pour l’autre le rôle de frein.
Depuis que subsiste une seule superpuissance, le danger de la démesure est apparu sous une nouvelle forme, car plus rien ne s’oppose à l’extension de son action. Les Etats-Unis sont tentés de devenir le gendarme planétaire, d’imposer leur volonté par la force — présentée, faut-il s’en étonner, sous les couleurs du bien.
Les partisans de cette stratégie se recrutent dans tout le spectre politique actuel, à gauche comme à droite. L’intervention au Kosovo s’est produite sous la présidence de Bill Clinton, celle en Irak, sous celle de George W. Bush ; les guerres en Afghanistan et en Libye sont menées par Barack Obama — les intérêts supérieurs de l’Etat semblent l’emporter, chaque fois, sur les opinions ou intentions particulières du président américain.

Au cours de l’histoire, de nombreuses interventions militaires se sont réclamées de cette posture quasi morale, mais elles semblent caractériser plus particulièrement le messianisme politique occidental. Le schéma est le même : au moment de l’action, on annonce ses visées universelles et morales — il s’agit d’améliorer le sort de l’humanité, ou d’une de ses parties, ce qui provoque un mouvement d’enthousiasme et, par là, facilite la réalisation du projet. … »>Article original

Quelque temps plus tard (un an, un siècle), on s’aperçoit que l’objectif prétendument universel n’en était pas un, qu’il correspondait plutôt aux intérêts particuliers de ceux qui l’avaient formulé. On se jure alors qu’on ne se laissera plus prendre au piège ; sauf si les circonstances nouvelles sont vraiment exceptionnelles…

L’effet concret de ces entreprises est globalement négatif. Au-delà des cas particuliers, on peut indiquer à cela deux raisons structurelles. La première est que la violence des moyens annule la noblesse des fins. Il n’existe pas de bombes humanitaires ni de guerres miséricordieuses, les populations qui les subissent comptent les cadavres et ignorent les objectifs sublimes (Dignité ! Liberté ! Droits de l’homme ! Civilisation !).
Les partisans de ces interventions ont la surprise de découvrir qu’elles produisent des effets contraires aux buts visés. Leur échec provient de ce qu’ils ont choisi d’agir ou bien à partir de leurs seules convictions, sans se préoccuper des conséquences de leurs actes, ou bien à partir du seul besoin d’obtenir un succès immédiat, sans se soucier du cadre moral et légal dans lequel s’inscrivent ces actes. … »>Article original

La seconde raison est que, puisqu’il faut imposer aux autres le bien par la force, au lieu de seulement le leur proposer, on postule au départ qu’ils sont incapables de se diriger eux-mêmes et que, pour être libérés, ils doivent d’abord se soumettre. Or, poser ainsi l’inégalité entre eux et nous, c’est aller à l’encontre du premier principe de la justice et de la morale, et de ce qu’on était censé incarner. Le résultat de cette contradiction interne est que l’on compromet durablement les valeurs démocratiques que l’on prétendait servir, puisqu’elles apparaissent à leurs supposés bénéficiaires comme un masque pour des motivations autres — politiques, économiques, idéologiques. … »>Article original

Dans un cas extrême, comme le génocide qui se déroulerait chez l’un de nos voisins, une intervention militaire non sollicitée est concevable, mais il faut se souvenir que, précisément parce que l’évocation d’un génocide provoque des réactions fortes, celle-ci peut être utilisée comme moyen de manipulation, permettant d’atteindre d’autres objectifs. Alors qu’on en a beaucoup parlé, il n’y a pas eu de génocide au Kosovo en 1999, pas plus qu’il n’y en a eu au Darfour en 2009.

On assiste, ces dernières années, à une banalisation suspecte de ce terme : à en juger par la fréquence avec laquelle il est invoqué, on pourrait croire que, dans l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu une période aussi riche en génocides que celle qui suit la fin de la guerre froide ! Indéniablement, il existe des guerres légitimes : celles d’autodéfense (c’était le cas de la Seconde Guerre mondiale pour les Alliés ou de l’intervention américaine en Afghanistan, en 2001), celles qui empêchent un génocide ou un massacre (l’intervention vietnamienne qui a interrompu le génocide cambodgien en 1978-1979 en serait l’un des rares exemples). Ne sont en revanche pas légitimes les guerres qui s’inscrivent dans un projet messianique et dont la justification est d’imposer à un autre pays un ordre social supérieur ou d’y faire régner les droits humains.

Tout comme elle ne doit pas être réduite à l’application de principes moraux, la politique internationale ne peut être soumise aux règles du droit. La raison en est simple : pour devenir effective, la justice a besoin d’une force d’exécution, or celle-ci appartient aux Etats. Tant qu’il n’existera pas un gouvernement mondial — perspective peu attirante ! —, la justice universelle risque de rester une façade au service des plus forts. Depuis 2002, il existe une Cour pénale internationale, dont le siège est à La Haye. Est-ce réellement une avancée dans la voie de la justice universelle ?

Il est permis de ne pas acquiescer avec enthousiasme. En effet, le procureur de cette cour dépend directement du Conseil de sécurité de l’ONU, où les cinq membres permanents disposent d’un droit de veto. La justice internationale reflète cette inégalité de départ. Aucune accusation ne peut, par principe, être portée contre l’un de ces pays, ni contre les alliés qu’il souhaite protéger. Ainsi, les bombardements d’Israël sur Gaza, de la Russie sur la Géorgie ou des Etats-Unis sur l’Irak ne seront jamais condamnés par la Cour pénale internationale. Les seules personnalités qui, jusqu’à présent, ont été mises en accusation proviennent des pays africains : l’Ouganda, le Congo, la République centrafricaine, le Soudan. … »>Article original

Alors que les avions français et britanniques bombardaient Tripoli, le procureur de cette cour a réclamé la poursuite du dirigeant libyen Kadhafi et de quelques-uns parmi ses proches pour crimes contre l’humanité. … »>Article original Cette décision ne ressemble-t-elle pas à une transformation de la justice en auxiliaire de l’Otan, comme cela s’était déjà produit en 1999, lors de la guerre contre la Serbie ?
Au même moment a été annoncée l’arrestation du général serbe Ratko Mladic, tenu pour responsable des massacres de Srebrenica, en Bosnie, en 1994, ainsi que son transfert à la Cour pénale internationale de La Haye. Ces événements ont été salués ici ou là comme le signe d’une avancée significative de la justice internationale et comme la preuve que, progressivement, la force est partout soumise au droit.
Désormais, affirme-t-on à cette occasion, tous les chefs d’Etat et hauts responsables devront trembler de peur quand ils commettront des actes ignobles, car ils auront un jour des comptes à rendre. Mais cette image est une illusion. Seuls sont menacés les dirigeants des Etats faibles et manquant de protecteurs puissants, tels la plupart des pays africains. A moins d’une guerre titanesque, aucun président ni chef de guerre américain, britannique, français, russe, chinois, indien, etc, ne sera jamais tenu pour pénalement responsable de ses actes.

Le droit international reste soumis à la force, pourvu que celle-ci soit vraiment forte. La morale et la justice mises au service de la politique des Etats desservent la morale et la justice, les transformant en simples instruments entre les mains des puissants et les faisant apparaître comme un voile hypocrite jeté sur la défense de leurs intérêts. Le messianisme, cette politique menée au nom du bien et du juste, dessert l’un comme l’autre. Rien ne semble mieux illustrer la célèbre formule de Pascal : «Qui veut faire l’ange fait la bête. »

NDLR – Nous ne partageons pas toutes les prises de positions, notamment à l’égard d’Israël. Nous avons respecté l’article et l’analyse qui y est faite. Ces idées participent au débat nécessaire.

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