Le 31 mai 1938, Max Warburg abandonne la direction de sa banque à deux successeurs nommés par les nazis. Quatre mois plus tard, forcé de vendre la première banque privée d’Allemagne, il quitte l’Allemagne pour toujours. Un banquier juif croit possible un
compromis avec Hitler.
1932-1938.

Par Marc-André Chargueraud.

Sa banque est évaluée par les experts de la Cité de Londres à RM 40 000 000 sur lesquels, par le jeu de minoritaires, d’impôts, de confiscations et de taux de change aberrants, les nazis ne lui laissent que RM 155 000 -1-.

Pourquoi un homme très informé, patron d’un établissement vieux de 140 ans, a-t-il accepté d’endurer pendant cinq années les persécutions les plus cruelles et les plus humiliantes des nazis à l’encontre de la communauté juive dont il est un des principaux piliers ? Par son attitude n’a-t-il pas encouragé certains de ses coreligionnaires à rester en Allemagne ?

Dans un premier temps, l’anticommunisme a conduit certains Juifs à soutenir une partie limitée de la plateforme du régime national-socialiste. Fin mars 1933, alors qu’Hitler vient d’accéder au pouvoir, la figure emblématique de la communauté juive allemande, le rabbin Leo Baeck, déclare en public : « Le bolchevisme étant un mouvement athée est l’ennemi le plus violent et le plus acharné du judaïsme (…) Un Juif qui se fait bolcheviste est un renégat. L’idéal et la nostalgie des Juifs allemands est bien la rénovation de l’Allemagne » -2-. Le professeur Khün lui fait écho. Hébraïste de talent et autorité dans le domaine du judaïsme, il admet au début 1933 que « son approbation des recommandations des nationaux-socialistes pour une réforme sociale et de leur déclaration de guerre au communisme l’aurait encouragé à adhérer au parti, bien qu’il ne puisse accepter ni leurs théories raciales, ni leurs conceptions antisémites »-3-.

Max Warburg est proche des dirigeants de grandes sociétés qui, au départ par anticommunisme, ont fait confiance et même financé Hitler pour qu’il restaure l’ordre et la paix sociale. Ce sont les plus importants clients de sa banque. Ses associés et lui-même siègent dans 198 conseils d’administration. C’est dans ce contexte qu’il déclare en 1932 : « La fièvre nazie s’estompera avec le retour de la prospérité ; l’intolérance n’est qu’une phase passagère » -4-. Le 19 mars 1933, il écrit à son cousin Jimmy à New York qu’ « il est dommage que ce mouvement (nazi), qui est porteur de tant de bien, soit encombré de tant d’ordures et que son antisémitisme rende toute association avec lui impossible. -5-»

Le boycott des magasins juifs, première grande mesure antisémite du gouvernement, se prépare. Eric Warburg câble de Hambourg le 29 mars 1933 à son cousin Felix à New York que le boycott prendra place le 1er avril si « les informations d’atrocités et la propagande hostile dans la presse étrangère et les meetings de masse (…) ne cessent pas immédiatement ». Félix lit ce câble au président de l’American Jewish Committee (AJC), Cyrus Adler, qui publie une circulaire dans laquelle il rejette tout boycott des produits allemands et qualifie « d’irresponsables » ceux qui soutiennent de tels boycotts -6-.

De son côté, la communauté juive de Berlin écrit le 30 mars à l’AJC : « Une campagne de propagande se poursuit outre-mer contre l’Allemagne (…) La diffusion de fausses nouvelles ne peut qu’avoir des effets néfastes, car elle ternit la réputation de l’Allemagne, notre terre natale, et met en danger les relations des Juifs allemands avec leurs concitoyens. Veuillez faire en sorte, et de manière urgente, que s’arrête toute propagande sur les atrocités et le boycottage » -7-.

Patienter, trouver un compromis. Dans son souci constant de s’intégrer dans la vie allemande, la communauté juive a toujours préféré la diplomatie et la négociation à la confrontation publique. Quel autre choix avait-elle ? Pour Léo Baeck « dans les années trente, les Juifs d’Allemagne ne pouvaient évidemment pas comprendre quelle était leur réelle alternative. Ils pensaient que c’était la mort s’ils choisissaient la révolution ou la vie s’ils patientaient et laissaient le temps à la situation de s’améliorer sous les nazis » -8-. « Oui à l’espoir que notre coexistence avec le peuple allemand se montrera plus forte que tous les préjugés », s’exclame Bruno Weil, vice-président de l’Union centrale des citoyens de confession juive -9-.

Le régime nazi donne des signes d’une ouverture possible. En juillet 1933, une importante chaîne de grands magasins appartenant à Hermann Tietz, un Juif, est menacée de faillite. Sa liquidation mettrait 14.000 personnes au chômage et risquerait de mettre en danger d’autres sociétés. Hitler la sauve en approuvant un prêt de RM 14,5 millions par une banque contrôlée par l’Etat -10-. Le chancelier, comme le Dr. Hjalmar Schacht, gouverneur de la Reichsbank et ministre de l’économie, tolèrent les grandes entreprises et banques juives car elles sont encore essentielles à leurs plans économiques. Ils ont besoin des financements étrangers, de matières premières et d’exportations qui génèrent des devises pour leur programme de réarmement. Interrogé par Schacht en juillet 1934, Hitler précise : « Sur le plan économique les Juifs peuvent continuer à travailler comme ils l’ont fait jusqu’à présent » -11-. Il a sûrement ajouté mentalement « pour le moment ».

Comment s’étonner, dans ces conditions, que Max Warburg ait été persuadé qu’il ne serait pas la cible des nazis, lui qui fut « un patriote allemand pendant la première guerre mondiale, un ami du Kaiser, l’homme qui refusa de signer les clauses financières de l’infâme traité de Versailles, le roi non couronné de la finance de Hambourg, proche de Schacht, le président de la Reichsbank qui devait devenir rapidement ministre de l’économie. Un homme qui était allemand avant d’être juif » -12-.

La situation devient critique avec la promulgation des lois raciales le 15 septembre 1935 à Nuremberg. Un véritable pogrom à froid. Elles enlèvent aux Juifs la pleine citoyenneté allemande, le droit de vote, la position de fonctionnaire ; les relations et le mariage avec des non juifs sont interdits.

Une déclaration du 25 septembre de la Reichsvertretung der Juden, l’organisation faîtière juive en Allemagne, montre dans quel esprit elle juge ces lois. « Les lois adoptées à Nuremberg ont affecté les Juifs d’Allemagne de la manière la plus sévère. Néanmoins elles ont créé une base tolérable sur laquelle peut être bâtie une relation acceptable entre les Allemands et les personnes juives. La Reichsvertretung est prête à contribuer dans ce sens avec toute son énergie » -13-. Comme les Juifs n’ont d’autre choix que de subir ces nouvelles lois, ils cherchent à en tirer le meilleur parti. C’est la seule voie possible. Elle correspond à la tradition juive.

Max Warburg pense comme « beaucoup de Juifs allemands, maintenant que leur statut est normalisé, que la situation devrait se stabiliser et s’améliorer » -14-. A une réunion organisée par le B’nai B’rith de Hambourg en 1936, Max Warburg confirme cet optimisme mesuré. Il déclare aux cent participants sa confiance dans la survie des Juifs à l’orage s’ils restent dans le pays -15-. Il fallait du courage pour s’opposer publiquement à la politique nazie qui prônait le départ de tous les Juifs au nom « du sang et de l’honneur allemand » -16-.

Cinq mois avant son départ, dix mois avant la Nuit de cristal au cours de laquelle un pogrom physique violent remplace les pogroms administratifs à froid, la journée du 9 janvier 1938 est l’expression symbolique ultime de Max Warburg dans sa conviction qu’il existe une place pour les Juifs au sein du peuple allemand. Il inaugure un nouveau centre culturel de la communauté juive de Hambourg. Un important complexe qui comprend un théâtre, un restaurant, une salle de conférence de 200 places. Conçu, construit et financé avec son concours actif alors que les nazis au pouvoir multiplient les persécutions dans le but de rendre le Reich Judenfrei (sans Juifs). Sa déclaration ce jour-là semble décalée avec une situation désespérée. Il dit bravement : « Nous sommes responsables pour l’esprit et l’âme de notre peuple. Ils ne seront pas broyés par la misère et les anxiétés journalières. -17- »

Leo Baeck explique rétrospectivement ce que certains qualifieront de la part de Warburg d’entêtement, d’un refus de faire face aux réalités. Il écrit : « C’était toujours le même problème que rencontraient les Juifs depuis la prise de pouvoir de Hitler : ils ne pouvaient pas s’imaginer ce qui allait se passer. Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’ils seraient dépouillés de leur citoyenneté avant que cela n’arrive. Ils ne pouvaient pas s’imaginer que les lieux de leur culte seraient détruits avant que cela n’arrive. Ils ne pouvaient s’imaginer qu’on leur enlèverait leurs maisons et leurs familles avant que cela n’arrive. Et ils n’ont jamais pu s’imaginer qu’ils seraient massacrés systématiquement » -18-.

C’est ce qu’exprime en quelques mots Gisela, la fille de Max : « Nous avons toujours cru avoir touché le fond » et chaque fois « les nazis inventaient avec ingéniosité quelque chose d’autre » -19-.

Par Marc-André Chargueraud.

Notes :

1- CHERNOW Ron, The Warburgs, Random House, New York, 1994, p. 467, 468 et 470.

2- FEDIER François, Martin Heidegger, Ecrits politiques, 1933-1939, Gallimard, Paris, 1995, p. 15. Léo Baeck qui devient en septembre 1933 Président de la Représentation pour le Reich des Juifs allemands.

3- GUTTRIDGE Richard, Open thy Mouth for the Dumb, The German Evangelical Church and the Jews, 1979-1950, Basic Blackwell, New York, 1976, p. 71

4- CHERNOW op. cit. p. 266.

5-IBID. p. 371.

6- IBID. p. 373. Félix est président de l’American Jewish Joint Distribution Committee.

7- DAWIDOWICZ Lucy, La guerre contre les Juifs, 1933-1945, Hachette, Paris, 1975, p. 95.

8- BAKER Léonard, Days of Sorrow and Pain, Leo Baeck and the Berlin Jews, MacMillan, New York, 1978, p.152.

9- DAWIDOWICZ, op. cit. p. 281.

10- SCHLEUNES Karl A. The Twisted Road to Auschwitz, Nazi Policy towards German Jews, 1933-1939, University Of Illinois Press, Urbana, 1970, p. 93. Un cas parmi d’autres.

11- CHERNOW, op. cit. p. 434.

12- SCHLEUNES, op. cit. p. 142.

13- STRAUSS Herbert, Dir. Jewish Immigrants from the Nazi Period in the USA, K.G.Saur, New York, 1992, p. 155.

14- LIPSTADT Deborah, Beyond Belief, The American Press and the Coming Holocaust, MacMillan, New York, 1986, p. 57.

15- CHERNOW, op. cit. p. 441.

16- Nom d’une des trois lois raciales de septembre 1935.

17- CHERNOW, op. cit. p. 459.

18- BAKER, op. cit. p. 273.

19- CHERNOW, op. cit. p. 370.

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yapasbon

Les leçons sont évidemment à tirer de la situation des Juifs d’Allemagne de cette époque, eux qui croyaient dur comme fer que l’Allemagne était celle des lumières etc. Idem pour la France d’ailleurs qui, après avoir été le « champion » de l’émancipation des Juifs en Europe (révolution française, puis Napoléon accordant les droits aux Juifs dans tout son empire faisant fi des réticendes des autres têtes couronnées) a aussi été presque 100 ans après le pays de l’Affaire Dreyfus et d’une vague antisémite sans précédent en Europe (occidentale) à cette époque. Ceux qui se font des idées sur le succès d’une assimilation des Juifs dans n’importe quel pays sont de doux rêveurs qui mettent leur descendance en danger à terme. Je ne peux que leur suggérer de lire et relire le simple livre de Théodore Herzl (l’état juif), écrit par un Juif qui lui-même venait d’une famille embourgeoisée et assimilée de Vienne, et qui un jour s’est réveillé justement après la dégradation de Dreyfus (alors que toute la France d’alors, Juifs compris, le croyait coupable). Herzl a notamment écrit: « Les antisémites ne nous laisseront pas en paix. Pour un temps ils s’artrangent pour nous tolérer, et ensuite leur hostilité reprend encore et encore. »
Rentrez donc au pays. Il n’y a vraiment pas de raison de rester dans cette Europe qui crache sur les Juifs et Israël, avec des formes modernes d’antisémitisme déguisé.

meller1

je suis d accord avec toi M.Lest une ordure antisemiteLa famille de mon pere a fuit l Allemagne en 39 Malheureusement son pere a ete denonce par des francais et fusille Deux cousines de mon pere ont fait leurs allya et leurs soeurs restait en Allemagne a ete assassine

benjamin

il faut ajouter a cette histoire tragi comique par certains aspects que ce banquier etait antisioniste il n a pas vu lui si intelligent… que seul l ideal sioniste pouvait sauver les juifs d europe .imaginons un instant israel cree en …. 1928 .hitler aurait hesitè a deux fois avant de s attaquer aux juifs …c est sur et certain . les 3 millions de juifs polonais aidès par israel auraient pu mobiliser contre les tueurs une force de maquisards de plus de 100 000 hommes…et l Histoire aurait pu etre changèè .helas cela ne s est pas produit …

Armand Maruani

{ {{ » Dans un premier temps, l’anticommunisme a conduit certains Juifs à soutenir une partie limitée de la plateforme du régime national-socialiste. « }} }

{{Cela devrait faire réfléchir les Juifs adorateurs de MLP et du FN .}}

{{C’est fou l’amnésie qui les frappe .}}