C’est un feuilleton digne des meilleurs romans d’espionnage où toutes les manipulations sont possibles. L’assassinat, mercredi 11 janvier, d’un professeur d’université iranien porte à cinq au moins le nombre de scientifiques liés à la recherche nucléaire victimes d’attentats ciblés.

Des opérations au mode opératoire sophistiqué, qui traduit le savoir-faire de leurs instigateurs. Plusieurs de ces spécialistes ont été tués à bord de leur véhicule par l’explosion d’une bombe magnétique posée en pleine course par des hommes en moto. En plein cœur de Téhéran, capitale d’un pays pourtant quadrillé par les forces du régime.

Aux yeux de nombreux experts, la répétition de ce type d’opérations dans un contexte d’escalade des tensions avec la communauté internationale laisse peu de place au doute. Les scientifiques iraniens sont devenus les cibles privilégiées d’une guerre psychologique visant à mettre un terme au programme nucléaire dont l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a pointé en novembre les visées militaires. Cette guerre froide se joue en plein jour, par le jeu des pressions diplomatiques et des sanctions, et dans l’ombre, par les assassinats ciblés et les cyberattaques. « Cet assassinat lâche, dont les auteurs n’oseront jamais (…) en accepter la responsabilité, a été commis comme les autres crimes, avec la planification ou le soutien des services de renseignements de la CIA et du Mossad », les services secrets américains et israéliens, a accusé sans détour le guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Ali Khamenei.

Toutefois, les zones d’ombre sont nombreuses, alors que les rumeurs et contre-rumeurs se multiplient au rythme des démentis et des accusations du régime. A chaque assassinat, la question se pose : la victime tenait-elle un rôle-clé dans le programme nucléaire iranien ? De l’avis de Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite de l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève, « les personnes visées avaient toutes un rôle dans la chaîne qui gère le programme nucléaire. Mais il n’était vraisemblablement pas seulement question du rôle qu’elles y tenaient mais de faire peur à toute une communauté scientifique ».

Reportage de la chaîne de télévision iranienne Press TV sur les assassinats de scientifiques, 28 janvier 2011 (en anglais).

* Début 2007, mort de Ardeshir Hassanpour

La série d’assassinats ciblés pourrait bien avoir commencé en 2007, lorsque le cadavre d’Ardeshir Hassanpour, un scientifique travaillant à la centrale d’Ispahan, est retrouvé. Sa mort est mise sur le compte du Mossad par la société d’analyse stratégique américaine Statfor. Le régime iranien nie, dans un premier temps, toute implication du chercheur dans le programme nucléaire et affirme qu’il a trouvé la mort dans un accident. Six jours après, se souvient Arashe Djannati-Ataï, astrophysicien franco-iranien et chercheur au CNRS, le régime revient sur sa version et reconnaît qu’il a été victime d’un « empoisonnement au gaz ».

* Février 2007, disparition du général Ali-Reza Asgari

Le mystère reste entier sur le sort du général Ali-Reza Asgari, ancien vice-ministre de la défense iranien, dont la trace a été perdue en février 2007 en Turquie. L’homme détenait, selon toute vraisemblance, des informations précieuses sur le programme nucléaire ainsi que sur le destin du pilote israélien, Ron Arad, disparu en mission au Liban en 1986. Deux thèses s’affrontent. Des médias israéliens et occidentaux affirment avoir de sérieuses raisons de supposer que le général a été enlevé par le Mossad ou la CIA. Une piste accréditée par les autorités iraniennes. Mais les médias évoquent aussi une possible défection aux Etats-Unis de M. Asgari, évincé du gouvernement à l’arrivée au pouvoir du président Ahmadinejad en 2005. En décembre 2010, Téhéran annonce que le général Asgari est mort dans une prison israélienne, sans que l’information ne soit confirmée.

* Juin 2009, disparition de Shahram Amiri

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* hahram Amiri : « Je suis en danger » (en anglais).

Shahram Amiri affirme avoir été enlevé en juin 2009 pendant un pèlerinage en Arabie saoudite, puis transféré aux Etats-Unis. Il dit qu’on lui a promis 50 millions de dollars s’il restait aux Etats-Unis et « racontait des mensonges » sur le programme nucléaire. Avant son enlèvement, M. Amiri, physicien nucléaire, avait travaillé à l’université Malek Ashtar, établissement contrôlé par les Gardiens de la révolution. Dans un premier temps, Téhéran refuse de reconnaître sa participation au programme nucléaire et dénonce son « enlèvement ». Depuis les Etats-Unis, M. Amiri réalise deux vidéos, l’une dans laquelle il affirme avoir été kidnappé par la CIA et l’autre dans laquelle il nie tout enlèvement. M. Amiri est finalement retourné à Téhéran en juillet 2010. Washington a toujours démenti l’avoir kidnappé et a affirmé qu’il était venu de son plein gré.

* Janvier 2010, assassinat de Massoud Ali-Mohammadi

Le scientifique Massoud Ali-Mohammadi est assassiné à Téhéran, le 12 janvier 2010, par une bombe actionnée à distance. De nombreuses rumeurs ont entouré sa mort. Dans un premier temps, les autorités iraniennes affirment qu’il ne travaillait pas pour l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (OIEA). Des sources occidentales assurent, pour leur part, qu’il travaillait en étroite collaboration avec Mohsen Fakhrizadeh-Mahabadi et Fereydoun Abbassi-Davani, tous deux visés par des sanctions des Nations unies pour leurs travaux présumés sur la mise au point d’armes nucléaires. Finalement, le régime iranien reconnaît son implication dans le programme nucléaire et met sa mort sur le compte d’Israël et des Etats-Unis.

La communauté scientifique a toutefois « réagi de façon épidermique à cette annonce », explique M. Djannati-Ataï. Ses collègues ont assuré qu’il était spécialisé dans la physique des particules, et non dans l’énergie nucléaire, et menait des travaux purement théoriques. Des affirmations qui ont alimenté une seconde thèse. « Est-ce que le pouvoir iranien ne voulait pas se débarrasser d’une personne gênante et provoquer dans le même temps une solidarité nationale en en faisant un ‘martyr’ ? », s’interroge l’astrophysicien. M. Ali-Mohammadi se serait en effet rapproché des réformateurs, apportant son soutien à l’opposant Mir Hossein Moussavi pendant la « révolution verte ».

* Novembre 2010, attentats contre Majid Shahriari et Fereydoun Abbasi-Davani

En novembre 2010, un double attentat à la voiture piégée tue un scientifique iranien travaillant sur le nucléaire et en blesse un autre. L’attaque est imputée par la République islamique à Israël et à son allié américain. Majid Shahriari, un professeur de physique nucléaire à l’université Shahid Beheshti, est tué dans cette explosion. Aku Akbar Salehi, le responsable de l’OIEA, admet à l’époque que M. Shahriari s’occupait de l’un des plus importants projets nucléaires, sans détailler lequel.

Dans le second attentat, Fereydoun Abbasi-Davani et sa femme sont seulement blessés, ayant réussi à sauter du véhicule au moment où la charge est actionnée. Responsable du département de physique à l’université Imam Hossein et spécialiste de la technologie des lasers au ministère de la défense, M. Abbasi-Davani était personnellement visé par les sanctions de l’ONU. En février 2011, le président Ahmadinejad le nomme vice-président et responsable de l’OIEA.

* Juillet 2011, assassinat de Darioush Rezai

Le 23 juillet 2011, le physicien Darioush Rezai, 35 ans, est tué par balles. La mort du scientifique a donné lieu à des déclarations confuses : les médias iraniens le présentent comme un spécialiste de physique nucléaire travaillant pour l’OIEA et pour le ministère de la défense. Ce qui est immédiatement démenti par les autorités iraniennes qui le décrivent comme un simple étudiant en maîtrise d’électricité. Selon un responsable de l’AIEA, le physicien travaillait sur un détonateur nucléaire. Les autorités iraniennes ont alors condamné l’assassinat, l’imputant une nouvelle fois « aux Américains et au régime sioniste ». Selon le magazine allemand Spiegel, qui cite une source proche des renseignements israéliens, cette action aurait été la première opération dirigée par le nouveau chef du Mossad, Tamir Pardo.

* Novembre 2011, mort d’un général des Gardiens de la révolution dans une explosion

Le 12 novembre 2011, quelques jours après la sortie du rapport de l’AIEA, une violente explosion fait dix-sept morts sur la base militaire Modarres des Gardiens de la révolution à Bidganeh, au sud-ouest de Téhéran. Parmi les victimes se trouve le général de division Hassan Moghaddam, à l’origine du programme iranien de missiles balistiques. Les autorités iraniennes ont réfuté la thèse d’un sabotage par des agents étrangers. Selon elles, il s’agirait d’un accident survenu lors de la manipulation de munitions dans un dépôt. Pour Mohammad-Reza Djalili, la thèse est « étrange » et le refus du gouvernement à communiquer sur l’événement, comme à son habitude, sème le doute. « Nombreux sont ceux qui pensent que ça a décapité et ralenti le programme des missiles iraniens. Ce qui paraît gros pour avoir été un incident. Mais il était impossible pour les autorités iraniennes d’avouer que des agents étrangers aient réussi à toucher ce site car c’est un des cœurs des Gardiens de la révolution », estime le spécialiste de l’Iran.

* Janvier 2012, assassinat de Mostapha Ahmadi Roshan


Reportage de la chaîne iranienne Lenziran sur l’assassinat, le 11 janvier, de Mostapha Ahmadi Roshan.

Mercredi 11 janvier, Mostapha Ahmadi Roshan, 32 ans, est tué par l’explosion d’une bombe magnétique placée sur sa voiture près de l’université Allameh Tabatabai, dans l’est de Téhéran. « L’ingénieur Ahmadi Roshan, qui a obtenu il y a neuf ans une licence en chimie à l’université Sharif, était le vice-directeur pour les affaires commerciales du site de Natanz », précise l’agence de presse iranienne Mehr. Principal site d’enrichissement de l’Iran, Natanz compte plus de 8 000 centrifugeuses. Selon l’agence Fars, citant un de ses collègues, Ahmadi Roshan travaillait sur un projet de membranes polymères utilisées pour la séparation de gaz. Les autorités iraniennes accusent les Etats-Unis et Israël d’être derrière cet « assassinat » et ont appelé à des représailles contre des militaires israéliens.

QUI SE CACHE DERRIÈRE CES ATTENTATS ?

Ahmadi Roshan, professeur d’université iranien, a été tué le 11 janvier par l’explosion d’une bombe placée sur sa voiture, selon le gouverneur adjoint de la province de Téhéran.AFP/-

Pour les autorités iraniennes, il ne fait aucun doute que les Israéliens et les Américains sont les instigateurs de cette guerre de l’ombre visant à entraver leur programme nucléaire. La planification et la sophistication de ces opérations ont amené de nombreux experts à accréditer la thèse de l’implication du Mossad, qui dispose du savoir-faire et des capacités pour mener de telles frappes « chirurgicales ». En outre, « des Israéliens pourraient vouloir frapper plus fort en voyant que les sanctions ne fonctionnent pas sur le régime iranien », estime Thierry Coville, spécialiste de l’Iran au sein de l’Institut de relations internationales et stratégiques. L’annonce de la production d’uranium enrichi par Téhéran dans son nouveau site de Fordo pourrait avoir motivé la nouvelle opération du 11 janvier.

Mais leur implication n’a jamais été avérée : Israël n’a jamais ni assumé ni nié être derrière ces opérations. De leur côté, les Etats-Unis ont contesté avec fermeté toute implication dans l’assassinat de M. Ahmadi Roshan. Cette opération semble même exaspérer l’administration américaine, qui mise sur une solution négociée avec l’Iran sous l’effet des sanctions. Selon le Wall Street Journal, les divergences entre les deux pays sont vives et le président Obama a mis en garde jeudi le premier ministre israélien contre toute action militaire envers l’Iran. Washington craint des représailles de l’Iran contre ses intérêts et notamment pour le sort de l’ancien marine Amir Mirzaï Hekmati, condamné à mort par Téhéran pour espionnage au profit de la CIA.

Image de la télévision iranienne montrant la confession d’Amir Mirzaï Hekmati.Reuters/HANDOUT

Coïncidence ou pas, l’administration américaine a fait fuiter des mémorandums de la CIA, dévoilés le 13 janvier par le magazine américain Foreign Policy, décrivant comment des agents du Mossad se sont fait passer pour des espions américains afin de recruter des membres de l’organisation terroriste pakistanaise Jundallah pour mener leurs opérations contre l’Iran. Dans une note de blog, le journaliste du Figaro Christian Malbrunot évoque une autre piste : Israël entraînerait des Kurdes en Irak pour mener ce type d’opérations. Les maîtres d’œuvre pourraient aussi avoir été recrutés, selon M. Djalili, dans les mouvements qui existent dans le Kurdistan iranien ou le Baloutchistan ou parmi les proches de personnes éliminées par le régime.

« Mon sentiment est qu’évidemment il y a des gens qui ont été ciblés, mais ont-ils été ciblés par la même personne ? », avance Arashe Djannati-Ataï. Le régime iranien n’aurait-il pas, à quelques occasions, profité de cette série d’attentats ciblés pour éliminer des scientifiques gênants, de peur qu’ils n’espionnent pour des agents étrangers ou qu’ils ne passent à l’opposition, comme il a été avancé dans le cas de Massoud Ali-Mohammadi ? Une thèse qui, bien que difficile à étayer, trouve un écho au sein d’une petite frange de la population. Ainsi, explique M. Djalili, « certains pensent que ces assassinats sont organisés par le régime lui-même pour fédérer le pays autour de lui ».

L’IMPACT DES OPÉRATIONS CIBLÉES

Dans un contexte hautement sensible, marqué par le retrait américain d’Irak, les tensions autour du détroit d’Ormuz, le bras-de-fer entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans le Golfe, ainsi que les pressions pour de nouvelles sanctions européennes, « ces actions renforcent la haine et la volonté de vengeance des Iraniens et rendent plus difficile encore une sortie pacifique de la crise », note M. Coville. D’autant qu' »il est aujourd’hui impossible pour le régime de dire ‘on arrête tout' », ajoute-t-il.

Et il n’est pas certain que les opérations ciblées suffisent à entraver le programme nucléaire. « Globalement, cela a un impact en le ralentissant, estime Mohammad-Reza Djalili, mais cela n’entraîne pas sa fin. Combiné aux sanctions internationales, cela fait que le programme nucléaire coûte très cher à l’Iran ». M. Djannati-Ataï rappelle le précédent irakien dans les années quatre-vingt, quand les attentats ciblés contre des scientifiques du programme nucléaire n’avaient pas réussi à freiner son évolution. Conscients de la portée limitée de cette stratégie, les Israéliens continuent ainsi à plaider pour des frappes aériennes sur les installations nucléaires iraniennes.


Funérailles de Mostapha Ahmadi Roshan en Iran (Reuters).

Sur le plan intérieur, cette série d’assassinats est à double tranchant pour le régime. Chaque assassinat est une nouvelle occasion de créer des « martyrs » du terrorisme d’Etat israélien et américain et d’appeler à la solidarité nationale lors de funérailles en grande pompe. Ainsi, pointe M. Djannati-Ataï, la mort du chercheur Ali-Mohammadi, tué à l’apogée de la révolution verte, a été « instrumentalisée par les plus radicaux, ceux qui veulent encore plus de pouvoir en Iran ». « Cela marche dans une certaine mesure, poursuit le chercheur, sauf auprès d’une frange qui, ayant accès à Internet et aux médias étrangers, garde un œil critique ».

Cette série d’assassinats mine aussi la légitimité du pouvoir. « Ces assassinats sont des prouesses, commente M. Djalili. On est dans un pays où l’on n’entre pas facilement et face à un régime qui a la prétention d’être omnipotent sur son territoire. Contrairement au discours lénifiant du régime, cela montre qu’il y a beaucoup de failles dans le contrôle du régime. » Ce qui pourrait expliquer le silence qui a entouré certains incidents, à l’instar de l’explosion de novembre 2011. « Le gouvernement iranien n’en a pas trop fait sur le sujet car il était gêné de montrer qu’il y a de telles failles dans son système de sécurité et qu’il n’est pas capable de protèger ses scientifiques », constate M. Coville. « Cela a des conséquences sur l’opinion publique qui voit, en outre, la situation économique se dégrader de façon dramatique », remarque M. Djalili.

La combinaison de tous ces facteurs pourrait-elle altérer le soutien de la population au programme nucléaire ? Difficile à dire, estime M. Djalili. Pour le moment, la seule opposition à la poursuite du programme et à « la politique dangereuse du pouvoir » est venue d’intellectuels et d’opposants iraniens vivant à l’étranger, à l’instar de cette lettre ouverte signée le 3 décembre (en persan) signée par plus de 140 personnalités et d’une autre signée début 2011 (en anglais).

Hélène Sallon, Le Monde.Fr

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Ratfucker

Dilemme cornélien pour les dignitaires iraniens: soit ils confirment que les scientifiques ont été victimes d’attentats, ce qui signifiie que le Mosad fait ce qu’il veut où il veut , au nez et à la barbe de la terrible Vevak, et aucun scientifique iranien n’est à l’abri – véritable camouflet pour un régime policier. Soit ils soutiennent que les morts sont accidentelles, ce qui avoue l’incompétence des techniciens.