Emmanuel Levinas et le christianisme par Georges Hansel – Professeur émérite à l’Université de RouenLa pensée d’Emmanuel Levinas s’est développée sur plus d’un demi-siècle. Le christianisme n’est certes pas le thème majeur de ses écrits mais il y est substantiellement évoqué à chaque étape. Le sens du christianisme comme composante de la civilisation européenne, les convergences et divergences entre judaïsme et christianisme, en particulier concernant la compréhension du texte biblique, la signification philosophique ultime qu’il convient d’accorder au christianisme, font l’objet d’analyses explicites et vont constituer la trame de cette étude. Outre ces trois directions, je rappellerai également certaines interventions de Levinas sur des problèmes d’actualité dans les relations entre Juifs et Chrétiens.

Mais il faut d’emblée souligner un point. Levinas ne revient jamais sur les détails du passé historique sinon une seule fois, très tardivement, en 1987, lorsqu’il évoque le climat dans lequel s’est déroulé son enfance mais que la lecture de Franz Rosenzweig l’a conduit à dépasser1:

Je voudrais, en toute simplicité, raconter comment, au cours de ces années, mon attitude personnelle à l’égard du christianisme a subi un certain changement, précisément grâce à la lecture de Franz Rosenzweig…

Dans mon enfance – il y a trois quarts de siècle -, le christianisme me parlait comme un monde tout à fait fermé, dont, en tant que Juif, on n’avait rien de bon à attendre. Les premières pages de l’histoire du christianisme que j’ai pu lire racontaient l’Inquisition. Déjà à huit ou neuf ans j’apprenais la souffrance des marranes en Espagne. Un peu plus tard, ce fut la décisive lecture de l’histoire des croisades. J’ai vécu enfant dans un pays où il n’y avait aucun contact social entre juifs et chrétiens. Je suis né en Lituanie, beau pays avec de belles forêts et des braves gens très catholiques, mais où on ne se fréquentait pas entre juifs et chrétiens, si ce n’est sous quelques prétextes purement économiques.

J’en vins plus tard à lire l’Evangile. Je pense que cette lecture, qui ne me contrariait plus, marque une antithèse. La représentation et la doctrine de l’humain que j’y trouvais me semblaient toujours proches. Je suis tombé sur le chapitre 25 de Matthieu où des gens se trouvent bien étonnés d’entendre qu’ils ont abandonné ou persécuté le bon Dieu et où il leur est répondu que, lorsqu’ils renvoyaient les pauvres qui frappaient à leurs portes, c’est en réalité le bon Dieu en personne qu’ils mettaient dehors.

Levinas n’ignore donc pas le passé mais ne le rappelle jamais, sinon en termes très généraux, et avec le souhait manifeste d’ouvrir la voie à un autre avenir. Il n’évoque jamais les thèmes récurrents de l’antisémitisme chrétien, les accusations de déicide, de profanation d’hostie, de meurtre rituel, de boire le sang des chrétiens. Il ne s’agit pas d’oubli, car selon son expression, personne d’entre nous ne peut guérir les stigmates de tant de brûlures, ni pardonner ni absoudre à la place de ceux qui sont morts . Mais d’un autre côté, dans les nouvelles relations entre Juifs et chrétiens, Comment ne pas saisir une main tendue avec tant de confiance, de sincérité et de chaleur ? Levinas rend certes hommage à maintes reprises à l’oeuvre historique de Jules Isaac, dont l’intransigeance sans compromis devant la vérité et en même temps les vertus de conciliation scellent l’amitié judéo-chrétienne . Mais il se place explicitement sur un autre plan, celui d’un retour vers les sources juives considérées comme taries par le christianisme. Ainsi dans un article intitulé Par delà le dialogue2 et consacré précisément aux Amitiés judéo-chrétienne, Levinas écrit:

Sans doute aussi le fait que l’hitlérisme fut possible dans une Europe évangélisée depuis quinze siècles, n’a pas fermé les yeux des Juifs sur la charité et l’abnégation dont les Chrétiens firent preuve à l’époque où, au milieu des chemises brunes, la soutane noire promettait soutien, réconfort ou au moins compréhension…

Comment ne pas saisir une main tendue avec tant de confiance, de sincérité et de chaleur ?

Au lendemain des exterminations hitlériennes qui ont pu se produire dans une Europe évangélisée depuis plus de quinze siècles, le judaïsme se tourna vers ces sources. C’est le christianisme qui l’avait jusqu’alors habitué, en Occident, à considérer ces sources comme taries ou submergées par des eaux plus vives. Se retrouver juif après les massacres nazis, signifiait donc prendre à nouveau position à l’égard du christianisme, sur un autre plan encore que celui où se plaça souverainement Jules Isaac.

De même, on ne trouvera pas dans les écrits de Levinas de discussion et encore moins de polémique théologique. Il y a d’ailleurs à cela une raison toute simple. La théologie en tant que telle, même la théologie dogmatique juive, est complètement absente de ses oeuvres. S’il lui arrive d’en évoquer des thèmes, c’est toujours après les avoir intégrés et transfigurés dans une interprétation philosophique. Il y a toutefois une exception, la prétention de l’Eglise d’être héritière d’Israël, ce que l’on appelle souvent la théologie de la substitution , et que Levinas récuse nettement :

Il se trouve ainsi que la voix d’Israël n’est entendue dans le monde, en mettant les choses au mieux, que comme la voix d’un précurseur, comme la voix de l’Ancien Testament que nous autres juifs, selon un mot de Buber, n’avons aucune raison de considérer ni comme testament, ni comme ancien et que nous ne situons pas dans la perspective du Nouveau. …
Notre sympathie pour le christianisme est entière, mais elle reste d’amitié et de fraternité. Elle ne peut pas devenir paternelle. Nous ne pouvons pas reconnaître un enfant qui n’est pas le nôtre. Contre ses prétentions à l’héritage, contre son impatience d’héritier, vivants et sains, nous protestons.3

Mais pour le reste, la réflexion de Levinas sur le christianisme reste intimement liée au développement de sa propre pensée philosophique et c’est ce que je vais analyser désormais. En schématisant à l’extrême, on peut considérer que la pensée de Levinas se forme en trois phases :

1) Ses premiers écrits d’avant-guerre, que l’on pourrait appeler écrits de jeunesse , s’ils ne témoignaient déjà d’une maîtrise philosophique accomplie associée à la merveille de l’expression.

2) Une deuxième période commence après la guerre de 39-45 et aboutit en 1961 à son premier ouvrage majeur, Totalité et Infini , un livre dans lequel la philosophie de Levinas trouve une première figure achevée et systématique.

3) La troisième période est marquée par son deuxième ouvrage fondamental paru en 1974, Autrement qu’être ou au delà de l’essence et un florilège d’écrits, articles ou livres, qui l’entourent.

Les différentes étapes de cet itinéraire sont ponctuées par des textes relatifs au christianisme et la conjonction des idées qui s’y expriment permet de dessiner un panorama à la fois riche et cohérent de la pensée de Levinas à cet égard.

Rappelons que Levinas arrive à Strasbourg à l’âge de dix-huit ans pour s’engager dans des études de philosophie. Venant de Lituanie, il apprend le français en lisant Corneille, Racine et Georges Sand. Il suit l’enseignement de maîtres prestigieux, Carteron, Blondel, Pradines et particulièrement Bergson. En 1928, il découvre le mouvement phénoménologique avec Husserl et Heidegger et s’y rattache résolument. Levinas mène la vie d’un Juif assimilé, uniquement soucieux de participer à une recherche philosophique vivante, mais qui reste détachée de tout contexte historique. Seulement voilà! Dans ce ciel serein, le diable s’est mis de la partie. En fait ce fut pire que le diable, ce fut le Mal, le Mal tout court, ce fut Hitler et Levinas ne s’y est pas trompé.

Christianisme et liberté

En 1934, Levinas publie dans la revue Esprit un article intitulé Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme . Dans cet article, Levinas montre que l’hitlérisme n’est pas une banale folie mais recèle une pensée qui met en cause de manière absolue le fondement même de la civilisation européenne. Quel est le fondement de la civilisation européenne dans ses diverses manifestations ? C’est l’idée de liberté prise dans toute sa dimension.

Les libertés politiques n’épuisent pas le contenu de l’esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l’homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L’homme se renouvelle éternellement devant l’Univers. A parler absolument, il n’a pas d’histoire.

Levinas détaille les diverses figures de l’idée de liberté. Il présente successivement la liberté morale promue par le judaïsme, la liberté procédant de la grâce dans le christianisme, la liberté de la raison familière à la pensée des philosophes du XVIIIe siècle et enfin la libération politique et sociale, finalité du marxisme. Je me limite ici au développement consacré au christianisme. Levinas commence par opposer la fatalité grecque au salut que le Christianisme apporte présenté comme victoire sur le temps, comme la possibilité d’un renouvellement qui garantit que le présent n’est pas asservi au passé.

Le sentiment cuisant de l’impuissance naturelle de l’homme devant le temps, fait tout le tragique de la Moïra, de la fatalité grecque, toute l’acuité de l’idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l’étreinte d’un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit ; et par l’Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l’écoulement des instants accomplit, …, d’un passé toujours en cause, toujours remis en question.

On voit comment Levinas se place en dehors de toute pensée dogmatique. Comme je le montrerai par la suite, Levinas ne goûte guère le sacré et les sacrements, les mystères et tout ce qui échappe à la raison. Mais tout en récusant ce qu’il appelle souvent le numineux , il sait comme nul autre transcender le rite pour en extraire une idée philosophique de portée universelle.

Ce n’est pas tout. Cette liberté à l’égard du temps se déploie dans une conception de l’homme qui, bien qu’abstraite, va pénétrer et transformer sa vie la plus concrète. L’âme humaine est transcendante, ce qui signifie, d’une part, pouvoir concret de se détacher des vicissitudes de l’histoire et d’autre part, surtout, dignité égale de toutes les âmes par delà leur condition sociale :

Cette liberté infinie à l’égard de tout attachement par laquelle, en somme, aucun attachement n’est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l’âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l’individu, elle a l’austère pureté d’un souffle transcendant. A travers les vicissitudes de l’histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l’âme comme une nature nouménale, à l’abri des atteintes d’un monde où cependant l’homme concret est installé. Le paradoxe n’est qu’apparent. Le détachement de l’âme n’est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s’abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d’une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de « constitution psychologique ». Elle est due au pouvoir donné à l’âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l’a liée, de tout ce qui l’a engagée – pour retrouver sa virginité première.

Il faut remarquer comment Levinas s’attache à dégager une signification résolument humaine, indépendante de tout crédo théologique particulier. Telle est la manière de Levinas que l’on retrouve dans tous ses écrits. En l’occurrence, face à l’hitlérisme, vient au jour une parenté fondamentale entre les différentes formes de promotion de l’idée de liberté, judaïsme, christianisme, libéralisme et même marxisme. En particulier, la parenté entre judaïsme et christianisme apparaît clairement lorsque Levinas décrit ce qui fait l’essence de l’hitlérisme :

L’importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l’esprit occidental n’a jamais voulu se contenter, est à la base d’une nouvelle conception de l’homme. Le biologique avec tout ce qu’il comporte de fatalité devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l’hérédité et du passé auxquels le corps sert d’énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d’un Moi souverainement libre… Il en est constitué. L’essence de l’homme n’est plus dans la liberté, mais dans une espèce d’enchaînement. Etre véritablement soi-même, ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c’est surtout accepter cet enchaînement.

Et Levinas conclut:

Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s’oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n’est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C’est l’humanité même de l’homme.

Je ne peux m’empêcher de rappeler, pour le mettre en regard de cette analyse de Levinas, ce que disait à l’époque Paul Ricoeur, dont l’autorité morale et religieuse dont il jouit actuellement est largement usurpée. Voici comment, en mars 1939 (!), il justifiait la conciliation avec Hitler. Après avoir défini les démocraties comme des ploutocraties, il écrivait :

Cette raison me paraît plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation : je crois que les idées allemandes de dynamisme, d’énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit4.
Sans commentaire.

Christianisme et judaïsme

J’en viens maintenant à deuxième période de la pensée de Levinas, celle où s’est véritablement constituée sa philosophie propre, période qui commence après la guerre et aboutit en 1961 à son ouvrage Totalité et Infini . Le rapport de Levinas au christianisme va se trouver enrichi par de nouveaux thèmes intimement reliés à ce développement philosophique. Je vais donc rappeler quelques éléments de base de sa pensée, comment il les applique au judaïsme et ce qui en résulte pour son rapport au christianisme.

Le moteur de la pensée de Levinas est sa conception de la morale, de l’éthique, qui, au moins dans sa profondeur philosophique et par l’étendue des analyses, est tout à fait nouvelle. On la cernera mieux en la mettant en regard des conceptions classiques.

Habituellement la morale s’identifie à une recherche de perfection. Cette recherche peut prendre de multiples formes. Etablissement d’une harmonie ou d’un juste milieu dans le comportement, maîtrise des pulsions, obéissance de l’homme à une loi que sa propre raison lui impose, accès à la contemplation ou, au contraire, impératif d’action et de réalisation, en sont quelques modèles. Leur point commun est d’avoir pour moteur le sujet lui-même. Je dois viser à telle ou telle perfection et par là accomplir ma véritable nature. Même la morale existentialiste qui rejette la notion de nature humaine maintient l’exigence d’authenticité et la réalisation de soi par soi.

Levinas se démarque de ces schémas. L’impulsion éthique ne vient plus de moi. Elle procède de la révélation d’autrui, de l’autre homme.

En premier lieu, face à autrui, la liberté ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l’impuissance mais dans celui de la justice et de l’injustice. Ma liberté se découvre comme possiblement injuste et même plus, comme essentiellement injuste de par son expansion même.

Deuxième moment, face à autrui, la liberté ne se découvre pas seulement comme injuste. Elle se trouve investie d’obligations. Autrui se révèle dans la personne de celui qui est nu, dans celle de l’étranger sans assise, du pauvre, de la veuve et de l’orphelin. L’appel des prophètes d’Israël, prolongé par les exigences des talmudistes, devient philosophie première au point de constituer le noyau de la vie de l’esprit. La relation à autrui se transcrit en accroissement à l’infini des obligations à son égard.

Le caractère philosophiquement premier de l’éthique dans la pensée de Levinas va se traduire immédiatement dans son approche du judaïsme et par voie de conséquence du christianisme. Pour le judaïsme, le rapport au divin ne saurait être considéré en soi et dissocié de l’éthique, c’est-à-dire du rapport à l’autre homme. Le rapport au divin coïncide avec la réalisation de la justice sociale :

Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la justice sociale, voilà tout l’esprit de la bible juive. Moïse et les prophètes ne se soucient pas de l’immortalité de l’âme, mais du pauvre, de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Le rapport avec l’homme où s’accomplit le contact avec le divin n’est pas une espèce d’amitié spirituelle, mais celle qui se manifeste, s’éprouve et s’accomplit dans une économie juste et dont chaque homme est pleinement responsable.5

Ou encore, dit nettement, avec peut-être une allusion kantienne :

L’ordre éthique n’est pas une préparation, mais l’accession même à la Divinité. Tout le reste est chimère.6

Le rite a une fonction qui reste à définir, mais elle n’est pas mystique. Le mal ne saurait être effacé par un rite et dans ce que dit Levinas à ce sujet perce déjà une critique implicite du christianisme, du moins dans certains de ses aspects. Commentant un texte traditionnel, Levinas écrit:

La responsabilité personnelle de l’homme à l’égard de l’homme est telle que Dieu ne peut l’annuler….
La faute commise à l’égard de Dieu relève du pardon divin, la faute qui offense l’homme ne relève pas de Dieu. Le texte énonce ainsi la valeur et la pleine autonomie de l’offensé humain, comme il affirme la responsabilité qu’encourt celui qui touche à l’homme. Le mal n’est pas un principe mystique que l’on peut effacer par un rite, il est une offense que l’homme fait à l’homme. Personne, et pas même Dieu, ne peut se substituer à la victime. Le monde où le pardon est tout-puissant devient inhumain.

Cette doctrine sévère ne mène point à l’inhumanité du désespoir. Dieu est patient, c’est-à-dire laisse du temps, attend le retour de l’homme, sa séparation ou sa régénération. Le judaïsme croit à cette régénération de l’homme sans l’intervention de facteurs extra-humains autres que la conscience du Bien et la Loi. « Tout est entre les mains de Dieu, sauf la crainte même de Dieu. » Les possibilités de l’effort humain sont illimitées. Il y a enfin le secours d’une société juste dont l’injuste peut bénéficier. Mais rien ne ressemble dans ce secours à la communion de saints.7

Le rite n’a pas de valeur mystique. Selon les formules de Levinas, c’est une « sévère discipline qui tend vers la justice »; ou encore « Celui-là seul peut reconnaître le visage d’autrui qui a su imposer une règle sévère à sa propre nature. A aucun moment, elle ne prend la valeur d’un sacrement »; ou encore « Aucune puissance intrinsèque n’est accordée au geste rituel ». Les énoncés de ce genre sont légions dans les écrits de Levinas. Parfois il s’y ajoute une pointe d’humour :

Est-il dès lors possible qu’un renouveau juif se fasse sous le signe de l’Irrationnel, du Numineux, du Sacramental ? Voilà en effet les catégories religieuses qu’on se cherche. Il nous faut une sainte Thérèse à nous ! Peut-on encore être Juif sans Kierkegaard ? Heureusement qu’il y eut le hassidisme et qu’il y eut la cabbale ! Qu’on se rassure : on peut être Juif sans les saints. Hassidisme et cabbale n’ont droit de cité dans l’âme juive que si elle est pleine de science talmudique. Science talmudique – déroulement de l’ordre éthique jusqu’au salut de l’âme individuelle.8

Levinas va-t-il par là être conduit à un rejet sans nuance du christianisme ? Ce serait mal le connaître. Ses prises de position sont nettes, il peut même avoir la dent dure, mais il sait toujours introduire des distinctions et sauver ce qui peut l’être. Ces distinctions ne relativisent pas son propos, elles ne lui enlèvent pas sa radicalité mais ouvrent la voie à une fraternité possible. Levinas est ainsi amené à distinguer deux formes de christianisme, un christianisme social et un christianisme dogmatique. Il salue les progrès du premier et regrette les retours du second lorsqu’ils se produisent. Un article intitulé Ethique et esprit publié en 1952 en réaction à l’Encyclique humani generis de 1950 illustre ce double caractère d’ouverture et de réserve. Voici d’abord la mise en regard des deux formes de christianisme9:

On pouvait avoir l’impression, en suivant les publications qui définissent l’idéologie du christianisme social et les revues telles que Esprit , que le christianisme, même catholique, s’orienterait vers une interprétation moins réaliste des formules dogmatiques qui soutenaient la vie religieuse des fidèles. D’après le magistral exposé donné récemment par M. André Siegfried10 – dans certaines églises protestantes la religion ne se confond-elle pas entièrement avec la morale et l’action sociale ? Impression purement illusoire pour le catholicisme. La récente promulgation d’un dogme nouveau montre combien est fidèle l’attachement de l’Eglise à une notion de l’esprit qui n’est pas exclusive de l’affirmation réaliste de faits irrationnels, tirant leur signification des expériences intimes, impénétrables du dehors. Aussi ne nous permettrons-nous pas d’en discuter.

Nous voudrions toutefois souligner que pour les catholiques eux-mêmes d’autres significations du spirituel sont possibles. En effet, dans une étude sur le catholicisme, menée avec une rare hauteur de vues et animée de toute l’expérience moderne, M. le Professeur Latreille, tout en montrant la présence vigilante de l’Eglise aux discussions des problèmes matériels et intellectuels de l’actualité, reconnaît aussi l’existence de « deux types de catholicisme européens, très différents, parfois vigoureusement opposés »

L’un méditerranéen « … proche encore du vieil idéal de chrétienté, où une pratique populaire étendue, un attachement aux dévotions extérieures, collectives, traditionnelles, entretiennent l’horreur de toute dissidence religieuse, de toute concession au libéralisme et à l’indifférentisme de l’Etat… » et qui « … ferait volontiers grief au second… » – au catholicisme septentrional – «de ses témérités, le soupçonnerait de sacrifier l’intégrité de la doctrine par des concessions à un modernisme irrecevable, voire même par un irénisme, par une volonté de transaction avec les autres confessions qui méconnaîtrait les caractères et les droits de la véritable Eglise ». Et Monsieur Latreille ajoute : « Dans les toutes dernières années, il semble que la tendance intransigeante ait réussi à déterminer, de la part de la papauté, un raidissement à l’égard des théologiens suspects de favoriser par leur enseignement des tendances redoutées et peut- être aussi à l’endroit d’entreprises apostoliques d’une forme réputée trop hardie. (Encyclique humani generis, août 1950.) »

Lévinas est donc toujours réceptif à toute possibilité de rapprochement judéo-chrétien. Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, il y a une limite infranchissable. Dès qu’apparaît ce qui s’apparente à une théologie de la substitution, il se rebiffe. Dans ce cas, il peut même employer les procédés de la polémique, y compris la dérision. Dans les années cinquante, dans plusieurs articles, Paul Claudel en a fait les frais et cela sous diverses facettes, qui, par delà la contingence de la rédaction, ont un caractère général.

En premier lieu l’exégèse. Dans son livre Emmaüs , Paul Claudel a donné de nombreuses interprétations chrétiennes de l’Ancien Testament. Alors Levinas s’insurge. D’abord Claudel ne connaît pas l’hébreu et à plus forte raison la grammaire.

Aux mystères des religions accéderait-on sans philologie ? … Dans Emmaüs, Claudel apporte une exégèse personnelle de l’Ancien Testament. S’appuyant principalement sur la Vulgate, il se laisse guider par le savant Raban Maur de Mayence, nourri au IXe siècle de Saintes Ecritures, de Pères d’Eglise et de grec. Ignorant l’hébreu.

L’histoire des croyances humaines passionne les hommes de toutes croyances. Les oeuvres littéraires qui les illustrent et les commentent nourrissent notre intelligence, charment notre sensibilité, suscitent la reconnais- sance et l’admiration pour le talent et le savoir de leurs auteurs. Nous autres Juifs du XXe siècle ne manquons ni de goûts scientifiques ni de goûts littéraires. Mais l’Ancien Testament est une vieille chose à nous : depuis plus de deux millénaires nous le lisons dans le texte…. Les situations nous en sont familières et mieux que quiconque nous en connaissons les difficultés, les obscurités, les contradictions et les allusions. Alors, nous n’y pouvons rien : la prétention de livrer le sens profond d’un texte dans l’ignorance de son sens exact, nous apparaît comme une singulière licence poétique. Même si le génie devait être dispensé de grammaire.11

Il y a plus. Ce sont les procédés même de l’exégèse de Claudel qui sont contestables. La pensée chrétienne mérite le respect et en particulier la Passion qui, nous dit Levinas, contient le sens ultime de l’humain. Mais cela défie la logique de voir partout dans la Bible des préfigurations d’événements futurs.

Avec tout le respect dû à la pensée chrétienne, nous croyons avoir saisi le principe profond qui dirige cette exégèse : La Passion contient le sens ultime de l’humain ; des événements qui constituent ce drame émane toute intelligibilité. Mais faut-il que cette dignité s’attache à tous les accessoires de l’action ?

Que l’Arche de Noé ne vaille que par le bois qui préfigure la future Croix, que les puits creusés par Isaac préparent la rencontre de la Samaritaine et de Jésus, que la lèpre de Myriam symbolise la blancheur de Marie et le buisson ardent, la couronne d’épines – tout cela nous amène, tout de même, à un stade de logique qui dépasse la logique ou qui la précède. …

Jusque là, la critique de Levinas reste formelle. Elle va maintenant aborder le fond des choses. Ces préfigurations mystérieuses altèrent le sens même de la Bible en se maintenant sur le plan du miracle, du mythologique et du sacré. Le lieu de l’esprit pour Levinas est la vie humaine elle-même, les relations humaines elles-mêmes, alors que le système des préfigurations transforme l’homme en acteur d’une pièce de théâtre, d’un destin où il n’est plus qu’une image.

Si tous les personnages purs de l’Ancien Testament annoncent le Messie, tous les indignes, ses bourreaux, et toutes les femmes, sa Mère, le Livre des Livres, obsédé par un thème unique, répétant invariablement les mêmes gestes stéréotypés, ne perd-il pas de sa vie vivante ? La dignité spirituelle de ces hommes et de ces femmes leur vient-elle d’une référence à un drame situé sur un plan miraculeux, dans un au-delà mythologique et sacré, plutôt que du sens que cette vie – qui est conscience – se donne à elle-même? Le Dieu monothéiste hante-t-il les chemins de l’inconscient ? Abraham recevant les trois visiteurs reçoit-il le Seigneur à cause de la Trinité que les trois visiteurs préfigurent ou à cause de son hospitalité d’Abraham ?

L’Histoire Sainte n’est pas l’interprétation d’une pièce à thèse, fût-elle transcendante, mais l’articulation par la liberté humaine d’une vie réelle. Sommes-nous sur scène ou sommes-nous dans le monde ? Obéir à Dieu, est-ce recevoir de lui un rôle ou recevoir un ordre ? Nous nous méfions du théâtre, de la pétrification de nos visages, de la figure que notre personne épouse. Nous nous méfions de la poésie qui déjà scande et ensorcelle nos gestes, de tout ce qui, dans notre vie lucide, se joue malgré nous. C’est pour cela qu’en fin de compte l’exégèse claudelienne nous déroute. L’homme comme personne, comme agent de l’histoire, lui semble moins réel que l’homme-figure, que l’homme-statue. La liberté de l’homme conscient s’enveloppe d’une espèce de fatum sublime et sacramental où, au lieu d’être, l’homme figure.

Et pour finir, la préfiguration aboutit à l’inacceptable, à l’accusation de déicide et à la justification d’Auschwitz. Alors Levinas retourne le procédé et l’humour devient grinçant. Ces justifications, nous les connaissons bien, ce sont celles des faux amis de Job.

A nous – et cela nos amis chrétiens le comprendront- ils ? – le livre de Claudel laisse l’impression d’un effrayant dépaysement : comme si nos grands-parents, nos pères et mères, nos soeurs et frères étaient affublés d’habits exotiques, parlaient une langue à accents inconnus. Inconnus et hostiles. Ethniquement, racialement transfigurés, à chaque pas ils nous renient. Peuple déicide, nous le sommes plus que jamais dans Emmaüs…. Caïn ne préfigure-t-il pas le Peuple Juif et Abel l’Agneau Immolé ? Explication courtoise de tous nos malheurs depuis l’exil, Auschwitz y compris. Eliphaz de Theman l’avait déjà fournie à Job avec toute sa componction et tout son tact. Préfiguration que nous acceptons.

Autre point essentiel dans la position de Levinas, la défense de la Loi et tout spécialement du Talmud. Levinas n’a rencontré le Talmud qu’après le seconde guerre mondiale mais à partir de là, il s’en est fait le défenseur intransigeant. Le judaïsme ne se limite pas aux appels généreux mais généraux des Prophètes. Le plus souvent, cette défense du Talmud est opérée par Levinas à l’intérieur d’une problématique judéo-juive qui ici ne nous concerne pas.

Mais il existe aussi une contestation chrétienne du Talmud que Levinas tient à réfuter. Le judaïsme s’attacherait à la lettre de la loi oubliant son esprit, la charité promue par le christianisme reléguerait la justice dans un statut primitif, la grâce et non la responsabilité rachèterait le mal. A de tels énoncés, Levinas s’oppose résolument. C’est dans le Talmud et dans la Loi, loi de justice qui modèle la société réelle, que le sens spirituel des appels des Prophètes se réalise. Dieu est concret, non par l’incarnation, mais par la Loi 12, écrit Levinas. Et de façon plus détaillée :

L’apparition inévitable, dans le rapport commercial, de la Loi, n’élève-t-elle pas précisément un acte intéressé à l’ordre de la justice ? Là, quelque chose de nouveau se produit au milieu de la guerre universelle. C’est dire qu’entre justice et charité, il n’y a pas rapport de moins à plus ; que dans l’économie générale de l’être, elles dessinent deux orientations divergentes.

Ce n’est pas que les juifs se sentent plus marchands que d’autres. Mais depuis l’Ancien Testament et depuis le Talmud qui en emporte l’atmosphère – depuis l’époque où les juifs n’étaient qu’un peuple agricole – ils ont beaucoup médité sur les rapports matériels et sur leur équité. Rapports pacifiques : ils s’établissent entre personnes qui se regardent en face et se découvrent des visages humains et qui, au lieu de se livrer à d’ambigus élans, admettent une loi. Rapports entre personnes solidaires mais libres, ils inaugurent une humanité…. La vie économique est le lieu ontologique où la créature se mue en esprit, ou si l’on veut d’une terminologie devenue suggestive, où la chair s’ouvre au verbe. Que tout rapport soit transaction, que le rapport avec autrui puisse se réaliser seulement dans la mesure où par un côté quelconque il engage matériellement, et par conséquent que tout doive se faire avec justice – cela mène aux vraies responsabilités. Et cela nous rend indisponibles pour la tâche d’intendants de la grâce à laquelle nous convie Paul Claudel. Nous sommes occupés ailleurs.13

Encore une fois, il ne faut pas se méprendre sur le caractère mordant des propos. Leur vigueur est seulement défensive. Elle n’a pas pour origine un quelconque désir de se confronter au christianisme. Il s’agit seulement de réfuter la critique chrétienne du judaïsme et par dessus tout la théologie de la substitution. Mais le fondement de notre civilisation et en même temps l’interlocuteur privilégié de Levinas, c’est la pensée grecque et ses multiples prolongements. Comme il l’énonce au début d’un article, Qu’est-ce que l’Europe ? C’est la Bible et les Grecs . Plus précisément :

Israël ne se définit pas par l’opposition au christianisme, pas plus qu’il ne se définit par l’antibouddhisme, l’anti-islam ou l’antibrahmanisme. Il consiste plutôt à vouloir l’entente avec tous les hommes qui se rattachent à la morale. Il veut cette entente, en premier lieu avec les chrétiens et les musulmans, nos voisins, nos compagnons en civilisation. Mais la base de cette civilisation est la Raison que les philosophes grecs ont révélée au monde. Nous sommes intimement persuadés que, d’une façon autonome et plus glorieuse encore, le mosaïsme prolongé et interprété par le rabbinisme y mena Israël ; nous sommes intimement persuadés que le christianisme a une autre inspiration … Toutes ces convictions intimes nous pourrions les garder pour nous si, depuis deux mille ans, les théologiens chrétiens ne se donnaient pas pour réalisateurs, perfectionneurs, accomplisseurs du judaïsme, comme ces kantiens qui, dans leurs études, parachèvent Kant et ces platoniciens qui améliorent Platon. Ah ! les ouvriers de la onzième heure !14

Transcendance et subjectivité

La réflexion de Levinas ne s’est pas arrêtée là. A partir des années soixante elle a connu un important développement qui s’est traduit par une nouvelle forme de rapprochement avec le christianisme. Au lieu de marquer ce qui distingue judaïsme et christianisme, il va au contraire reconnaître à certaines notions chrétiennes convenablement interprétées une signification essentielle conforme simultanément à ce qu’il considère comme les fondements derniers du judaïsme et à sa propre philosophie. Je vais donc décrire les nouvelles figures de la pensée de Levinas puis montrer ce qui en résulte pour son rapport au christianisme15.

On peut schématiser la nouvelle perspective en mettant en regard deux formules. Totalité et infini traite de l’autre en face du même . Dans Autrement qu’être , Levinas considère l’autre dans le même . Ou, en s’exprimant de manière moins formalisée : dans Totalité et Infini , le point de départ est ma liberté déjà constituée que la révélation du visage d’Autrui, me fait découvrir comme injuste. Dans Autrement qu’être , il ne s’agit plus de la révélation d’Autrui à un Moi déjà constitué. Au contraire, c’est la responsabilité pour autrui qui devient constitutive de mon moi, de ma propre subjectivité. Je suis concerné par Autrui avant même de le rencontrer. Levinas fixe cette nouvelle figure de l’altérité dans une interprétation du verset Tu aimeras ton prochain comme toi-même . Ce n’est pas tu aimeras ton prochain « car il est comme toi-même » ou « autant que toi-même ». Le « Comme toi-même » porte sur tout le début du verset. « Aime ton prochain; c’est toi-même »; « c’est cet amour du prochain qui est toi-même ».

Ce changement d’optique se traduit par un ensemble d’analyses d’une nouveauté et d’une radicalité qui désarçonnent de prime abord. Les relations entre concepts auxquels nous sommes habitués sont inversées et Levinas est quasiment obligé de créer un nouveau langage. Il s’agit en effet de décrire la subjectivité humaine sans employer le verbe être. Si je dis par exemple « l’homme est un être pensant », cela suppose un être préalablement installé dans son être et, sur cette base, doué de pensée. Mais, pour Levinas, le moi humain doit être caractérisé préalablement à toute situation établie, d’où l’expression Autrement qu’être . Je vais ici me limiter aux traits les plus fondamentaux du paysage que nous fait découvrir Levinas. Quatre notions placées sur une échelle de radicalisation progressive décrivent la relation à autrui. Ce sont la proximité, la responsabilité, la substitution et l’unicité du moi.

Le relation à autrui se définit d’abord comme proximité dans un sens qui peut dérouter. La proximité d’autrui ne naît pas de la rencontre, elle n’est pas le résultat d’une quelconque prise de conscience. Elle est constitutive du sujet humain avant tout savoir et toute représentation, avant toute estimation. Elle désigne un contact immédiat.

L’approche est précisément une implication de l’approchant dans la fraternité. Devenant consciente, c’est-à-dire thématisée, l’approche indifférente détruit cette parenté, telle une caresse se surprenant palpation ou se ressaisissant. La subjectivité du sujet approchant est donc préliminaire, an-archique, avant la conscience, une implication – une prise dans la fraternité.16

En outre il ne faut pas s’y tromper. La proximité à autrui ne doit pas être comprise selon le mode symétrique suggéré par le langage courant pour lequel la relation de proximité englobe simultanément deux entités (dire que A est proche de B équivaut à dire que B est proche de A, ou encore que A et B sont proches)17. Et de même la proximité n’est pas une fusion. Bien au contraire, elle maintient l’autonomie de l’autre dans l’infini de son altérité. Quel peut donc être le contenu d’une telle proximité sans réciprocité ni fusion ? Lévinas répond par un maître-mot : la responsabilité. Pour Levinas, proximité et responsabilité ne vont pas l’un sans l’autre ; ce sont même quasiment des termes synonymes:

La proximité du prochain – la paix de la proximité – est la responsabilité du moi pour un autre…18.

La subjectivité est … responsabilité dans la proximité des autres19.

Sujet d’autant plus responsable qu’il répond davantage, comme si la distance entre lui et l’autre s’accroissait au fur et à mesure où la proximité se reserrait20.

La responsabilité pour autrui précède la liberté et même l’être. Elle est antérieure à tout engagement. On ne choisit pas plus la responsabilité que l’on ne choisit d’exister. Selon une formule souvent employée par Levinas, la responsabilité me vient d’un passé n’a jamais été présent , ou, si on préfère, elle me vient d’avant la création, je suis responsable avant même avoir été créé. D’un autre côté, la responsabilité ne se mesure pas à ce qu’il est possible d’accomplir. Enfin elle est le sens même de la subjectivité humaine21:
La responsabilité illimitée où je me trouve vient d’en deçà de ma liberté, d’un «antérieur-à-tout souvenir» d’un «ultérieur-à-tout-accomplissement», du non-présent, par excellence du non-originel, de l’an-archique, d’un en deçà ou d’un au delà de l’essence. La responsabilité pour autrui est le lieu où se place le non-lieu de la subjectivité et où se perd le privilège de la question: où ?…

Toute mon intimité s’investit en contre-mon-gré-pour-un-autre. Malgré moi, pour-un-autre – voilà la signification par excellence et le sens du soi-même, du se – accusatif ne dérivant d’aucun nominatif – le fait même de se retrouver en se perdant.

De qui est-on responsable ? D’autrui certainement, mais puisque cette responsabilité ne se décrit pas comme postérieure à la rencontre, puisque qu’elle est a priori constitutive du sujet, il s’agit donc d’autrui le premier venu ou même d’autrui l’inconnu. De quoi est-on responsable ? Levinas s’engage ici sur un chemin abrupt de radicalité croissante.

En premier lieu, je suis responsable de l’oppression et des malheurs subis par autrui. Ce degré de la responsabilité n’est pas déconnecté de la réalité quotidienne, du moins dans ses aspects les plus nobles. S’il y a utopie, c’est une utopie observable, et c’est justement ainsi que Levinas répond au reproche de développer une pensée utopique.

La passivité la plus passive, l’inassumable – subjectivité ou sujétion même du sujet – tient à mon obsession par la responsabilité pour l’opprimé autre que moi22.

On peut la dire utopique – c’est pourtant la situation exacte des hommes, de notre temps au moins, où des intellectuels se sentent otage des masses malheureuses inconscientes de leur malheur23.

Levinas ne s’arrête pas là. Je ne suis pas seulement responsable des malheurs d’Autrui. En bonne philosophie classique, l’homme libre est responsable de ses propres actes et coupable de ses propres fautes. Levinas va plus loin. Je suis responsable d’Autrui signifie responsable pour les fautes d’Autrui, responsable de la liberté d’Autrui. Encore un effort et radicalisons cette idée jusqu’à son extrême limite. Je suis responsable de la faute d’Autrui et même de la persécution dont il me persécute. Levinas va jusque là tout en marquant qu’une telle perspective doit immédiatement être nuancée.

Mais la relation avec un passé d’en deçà tout présent et tout re-présentable… est incluse dans l’événement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité pour les fautes ou le malheur des autres, dans ma responsabilité répondant de la liberté d’autrui; dans l’étonnante fraternité humaine où la fraternité par elle-même – pensée avec la sobre froideur caïnesque – n’expliquerait pas encore la responsabilité entre être séparés qu’elle clame24

Il m’est arrivé de dire quelque part, c’est un mot que je n’aime pas beaucoup citer, car il doit être complété par d’autres considérations, que je suis responsable des persécutions que je subis. Mais seulement moi! Mes « proches » ou « mon peuple » sont déjà les autres et, pour eux, je réclame justice…. Ce sont là des formules extrêmes qu’il ne faut pas détacher de leur contexte. Dans le concret, beaucoup d’autres considérations interviennent et exigent la justice même pour moi.25

La responsabilité ainsi portée à cette extrémité s’insère dans une trame philosophique où se renouvellent et même s’inversent les notions plus abstraites de subjectivité et de transcendance. Les termes qui scandent cette inversion sont la subjectivité comme substitution à autrui et en situation d’otage , la défection de l’identité et l’unicité du moi en vertu de sa responsabilité. Ces notions de prime abord un peu abstraites s’éclairent lorsqu’on les met en regard des approches usuelles de la subjectivité.

Voici la description classique du sujet humain. Je suis une personne libre, consciente, douée de volonté et de raison. Je choisis et développe mon activité, j’étends mes connaissances, je possède des biens et des pouvoirs, j’ai ma place légitime au soleil que je maintiens et élargis autant qu’il m’est possible, j’affermis mon identité. Selon une expression connue, ma grande affaire est ainsi de « persévérer dans mon être ». Certes je rencontre des obstacles et suis soumis à des forces extérieures qui assortissent cette activité d’une bonne dose de passivité. Qu’à celà ne tienne, j’assume résolument cette passivité de sorte que finalement rien n’échappe à mon pouvoir de décision. Egalement je rencontre d’autres sujets dont l’existence et l’activité limitent mon expansion. Mais je peux me maintenir dans une logique de puissance et de liberté, soit en entrant en lutte avec autrui, soit en concluant un contrat de limitation réciproque à notre avantage mutuel.

Le monde moderne conteste souvent la pertinence de cette description que la science et l’histoire mettent à mal. La subjectivité souveraine n’est qu’illusion. Je ne suis que l’expression de lois qui m’enserrent. Le psychologue, le sociologue, l’historien, le linguiste et dans leur sillage tout un courant de la philosophie contemporaine dénoncent l’illusion d’une intimité du sujet humain.

Levinas s’inscrit simultanément en faux contre les deux approches qui viennent d’être décrites. En effet elles ont un point commun. Pour le fixer par une formule, dans les deux cas, le Moi a une place dans l’être. Place au soleil qu’il conquiert et maintient dans le premier cas, élément d’une totalité régie par un ordre rationnel dans le second. Dans les deux cas, le Moi est dans une place-forte, solidement amarré dans l’être. Le Moi appartient au jeu de l’être, seule la modalité change, liberté et puissance d’un côté, structure et rationalité de l’autre. Aucune transcendance dans tout cela. Rien n’échappe au jeu de l’être.

La figure du sujet humain décrite par Levinas se situe en deçà du jeu de l’être. Cela se comprend déjà avec le simple souci pour Autrui compris dans un sens fort. Avec la préoccupation pour le sort d’Autrui, être ou ne pas être n’est plus la question, cette question s’oublie. Il ne s’agit pas d’une inconscience, ce n’est pas un oubli « sans contrôle », mais un oubli qui est « une ignorance au sens ou la noblesse ignore ce qui n’est pas noble26 ». D’emblée, le souci pour Autrui signifie son congé à la persévérance dans l’être, au conatus .

Mais avec la responsabilité pour la liberté et la culpabilité pour la faute d’Autrui, un échelon supplémentaire est franchi que Levinas dénote par les termes de substitution , d’otage et d’expiation . L’otage est celui qui tenu pour responsable et coupable d’un acte qu’un autre a commis. Il est frappé à la place et expie pour la faute d’un autre, il lui est substitué. Tel est le véritable sens de la subjectivité humaine.

La subjectivité est d’emblée substitution, offerte à la place d’un autre (et non pas victime s’offrant elle-même à sa place – ce qui supposerait une région réservée de volonté subjective derrière la subjectivité de la substitution), mais avant la distinction de la liberté et de la non-liberté: non-lieu où l’inspiration par l’autre, est aussi expiation pour l’autre…27

L’ipséité… est otage. Le mot Je signifie me voici , répondant de tout et de tous.28

On pourrait penser qu’avec le retournement de la persévérance dans l’être en pour-l’autre et à la place-de-l’autre , le moi disparaîtrait, passerait au néant ou subirait une transsubstantiation en autrui, ou encore ne serait plus qu’un élément particulier défini par sa place dans la trame de la totalité. Rien ne serait plus faux. En effet, substitution ne signifie pas susbtitution d’un être à un autre être . La notion de substitution introduite par Levinas est préalable à la notion d’être : c’est en tant que défini par une responsabilité que le moi se substitue à autrui et prend sur soi la faute d’autrui. Or, précisément dans cette responsabilité, il est irremplaçable, il est unique , unique dans son pour-l’autre .

La responsabilité pour autrui promeut donc l’unicité du moi. Levinas est ainsi conduit à distinguer entre le Moi et le moi : le Moi est certes particularisé mais appartient encore à l’universalité ; comme tous les autres « Moi », il se définit par des attributs, des modes d’être qui lui sont propres, une identité ; en revanche le « moi » est unique, sans être élément d’un ensemble, sans relever d’un concept (fût-ce le genre « Homme » ou « Ame », ou « Individu »), et constitué dans le mouvement même de défection de l’identité qu’est la substitution à autrui. L’unicité du moi, encore appelée singularité, est en deçà de la différence entre particulier et universel.

L’unicité du moi, accablé par l’autre dans la proximité, c’est l’autre dans le même, psychisme. Mais c’est moi – moi et pas un autre – qui suis otage des autres; en substitution se défait mon être à moi et pas à un autre; et c’est par cette substitution que je ne suis pas «un autre», mais moi. Le soi dans l’être c’est exactement le « ne pas pouvoir se dérober » à une assignation qui ne vise aucune généralité. Il n’y a pas d’ipséité commune à moi et aux autres, moi c’est l’exclusion de cette possibilité de comparaison, dès que la comparaison s’installe. L’ipséité est par conséquent un privilège ou une élection injustifiable qui m’élit moi et non pas le Moi. Je unique et élu. Election par sujétion.29

Substitution de l’un à l’autre – moi – homme – je ne suis pas une transsubstantiation, mue d’une substance en une autre; je ne m’enferme pas dans une identité autre, je ne me repose pas dans un avatar nouveau.30

Cette inflexion de la pensée de Levinas s’est traduite par la reconnaissance désormais explicitée de thèmes communs à sa propre réflexion et à la pensée chrétienne philosophiquement interprétée. Déjà dans sa polémique avec Claudel, Levinas avait évoqué l’idée que, selon son expression, « la Passion contient le sens ultime de l’humain ». Sans affirmer adhérer à cette idée, il en reconnaissait en tout cas la profondeur et la dignité. En 1968, période charnière dans le développement de sa pensée, Levinas fait à la Semaine des intellectuels catholiques une conférence intitulée Un Dieu homme ?31 Dans cette conférence, Levinas expose avec précision ce qu’il retient de la pensée chrétienne, c’est-à-dire, en fait, ce qui coïncide avec sa propre philosophie et ce qui marque la limite de ce rapprochement. Je vais donc tenter de dégager les lignes de force de son analyse.

Il faut d’abord marquer une frontière. La notion d’un Dieu-Homme est très chargée de sens et c’est seulement en philosophe qu’il s’agit de l’aborder. Levinas peut partager bon nombre d’idées avec ses amis chrétiens, mais il ne saurait s’agir de partager une croyance.

La philosophie est mise en lumière… Comment, dès lors, traiter en philosophe d’une notion qui appartient à l’intimité de centaines de millions de croyants, le mystère des mystères de leur théologie et qui, depuis près de vingt siècles, rallie les hommes dont je partage le destin et la plupart des idées, à l’exception précisément de la croyance qui est en question ici ce soir ?…

Je n’ai pas l’outrecuidance de me mêler d’un ordre interdit à quiconque n’y apporte pas la foi et dont les dimensions ultimes m’échappent sans doute.

En quoi l’idée d’incarnation peut-elle receler une signification philosophique ? Sous deux aspects intimement reliés, le premier constituant le fondement du second. En premier lieu, la notion d’un Dieu-Homme signifie l’humilité ou l’humiliation de Dieu créateur renonçant à sa suprématie et descendant au niveau de l’être créé. Cela est tout particulièrement manifeste dans la description chrétienne de l’incarnation.

Mais avec la seule notion d’humiliation, on n’atteint encore la plénitude du sens que recèle l’idée d’un Dieu-Homme. Cette humiliation, notion encore négative, est corrélative d’un contenu positif qui se définit comme expiation pour autrui, ce qui est évidemment conforme à la théologie catholique.

Le problème de l’Homme-Dieu comporte, d’une part, l’idée d’une humiliation que s’inflige l’Etre suprême, d’une descente du Créateur au niveau de la Créature, c’est-à-dire d’une absorption dans la Passivité la plus passive de l’activité la plus active.

Le problème de l’Homme-Dieu »>Article original comporte, d’autre part, et comme se produisant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa dernière limite, l’idée d’expiation pour les autres, c’est-à-dire d’une substitution…

En quoi les notions d’humilité et de substitution sont elles philosophiques ? C’est par elles, nous dit Levinas, que l’on peut donner son vrai sens à la notion de transcendance et comprendre ce qu’est le fond ultime de la subjectivité (c’est-à-dire au delà d’une définition par la conscience, la raison, la volonté ou la liberté).

Je pense que l’humilité de Dieu, jusqu’à un certain point, permet de penser la relation avec la transcendance en d’autres termes que ceux de la naïveté ou du panthéisme ; et que l’idée de substitution – selon une certaine modalité – est indispensable à la compréhension de la subjectivité.

En quoi la notion d’humilité appartient-elle au sens d’une véritable transcendance ? Suivons la progression du développement consacré à cette question par Levinas dans ses points d’articulations essentiels. Le paganisme et les poètes décrivent des hommes-dieux mais leur divinité est perdue. Inversement la philosophie conduit à un Absolu triomphant, mais cette fois, c’est l’humain qui se dissout dans une totalité sans ouverture. Une transcendance n’est donc possible que comme vérité humiliée, persécutée et incertaine. Voyons cette progression avec les mots de Levinas.

L’apparition d’hommes-dieux, partageant les passions et les joies des hommes purement hommes, est certes le fait banal des poèmes païens. Mais dans le paganisme, au prix de cette manifestation, les dieux perdent leur divinité…
De sorte que les philosophes chassent les poètes de la Cité pour préserver dans l’esprit des hommes la divinité des dieux. Mais… le Dieu de Platon est l’impersonnelle Idée du Bien ; le Dieu d’Aristote est une pensée qui se pense. Et c’est sur cette divinité indifférente au sort de hommes que se termine l’Encyclopédie de Hegel, c’est-à-dire peut-être la philosophie.

Comme le monde absorba les dieux chez les poètes, le monde chez les philosophes se sublime dans l’Absolu. L’extraordinaire surplus de la proximité entre fini et Infini rentre dans l’ordre. Dans un ordre impassible de l’absolu et de la totalité se résolvent et se résument les hommes, leurs misères et leurs désespoirs, leurs guerres et leurs sacrifices…

L’idée d’une vérité dont la manifestation n’est pas glorieuse, ni éclatante, l’idée d’une vérité qui se manifeste dans son humilité, comme la voix de fin silence selon l’expression biblique, l’idée d’une vérité persécutée n’est-elle pas, dès lors l’unique modalité possible de la transcendance….

Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé, c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. Dans ce défaitisme, dans cette timidité n’osant pas oser,… l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde…. Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers….

Une telle ouverture, de toute évidence, ne peut être qu’ambiguïté. Mais l’apparition d’une ambiguïté dans la trame indéchirable du monde n’est pas… une défaillance de l’intelligence qui la scrute, mais précisément la proximité de Dieu qui ne peut se faire que par l’humilité. L’ambiguïté de la transcendance, et par conséquent de l’âme allant de l’athéisme à la croyance et de la croyance à l’athéisme, … ce n’est pas la chétive foi survivant à la mort de Dieu, mais le mode originel de la présence de Dieu…

L’idée de vérité persécutée nous permet ainsi de mettre fin au jeu du dévoilement où toujours l’immanence gagne sur la transcendance, car une fois l’être dévoilé, fût-ce partiellement, fût-ce dans le mystère, il devient immanent.

C’est sans doute Kierkegaard qui a le mieux compris la notion philosophique de transcendance qu’apporte la notion d’humilité…

A cet accord avec une notion chrétienne philosophiquement interprétée, Levinas apporte cependant une nuance. Il refuse toute collusion entre les notions de Dieu et de présence . Concevoir Dieu comme présent dans le monde, même sous la modalité de l’humilité, reste une atteinte à sa transcendance, à sa gloire. Levinas introduit ici la notion de trace . Mais il n’y a même pas à considérer cette trace comme signe de ce dont elle est trace. Dieu n’est pas un Autrui caché que l’on peut retrouver en suivant sa trace. Il n’est pas un Toi (pour Levinas, même Autrui est un Vous et non un Toi), mais un Il toujours déjà éloigné. Le mouvement vers ce Il ne peut être qu’indirect : il consiste à aller vers les autres : Aller vers Lui, ce n’est pas suivre cette trace qui n’est pas un signe, c’est aller vers les Autres qui se tiennent dans la trace 32. En conséquence l’humilité divine promue par le christianisme, encore entachée de présence, exige d’être dépassée.

Mais l’ouverture de l’ambiguïté où se glisse la transcendance demande peut-être une analyse supplémentaire. Le Dieu s’humiliant pour « demeurer avec le contrit et l’humble » (Isaïe 57, 15), le Dieu « de l’apatride, de la veuve et de l’orphelin », le Dieu se manifestant dans le monde par son alliance avec ce qui s’exclut du monde, peut-Il, dans sa démesure, devenir un présent dans le temps du monde? N’est-ce pas trop pour sa pauvreté ? N’est-ce pas trop peu pour sa gloire sans laquelle sa pauvreté n’est pas une humiliation? Pour que l’altérité dérangeant l’ordre ne se fasse pas aussitôt participation à l’ordre, pour que demeure ouvert l’horizon de l’au-delà, il faut que l’humilité de la manifestation soit déjà éloignement. Pour que l’arrachement à l’ordre ne soit pas ipso facto participation à l’ordre, il faut que cet arrachement – par un suprême anachronisme – précède son entrée dans l’ordre. … La figure conceptuelle que dessine l’ambiguïté – ou l’énigme – de cet anachronisme…, nous l’appelons trace. Mais la trace n’est pas un mot de plus: elle est la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain.

En corrélation avec la notion de transcendance, il existe un deuxième volet dans la signification philosophique d’un Dieu-Homme. Elle exprime dans une certaine mesure ce que Levinas appelle le secret de la subjectivité . Avec le Dieu-Homme, on retrouve en effet les notions de défection de l’identité, de substitution et d’expiation qui, on l’a vu, constituent le fond de la subjectivité.

Le problème comporte, d’autre part, et comme se produisant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa dernière limite, l’idée d’expiation pour les autres, c’est-à-dire d’une substitution: l’identique par excellence, ce qui est non interchangeable, ce qui est l’unique par excellence, serait la substitution elle-même….33

Mais la notion de Dieu-Homme affirme, dans cette transsubstantiation du Créateur en créature, l’idée de la substitution. Cette atteinte portée au principe de l’identité n’a-t-elle pas dans une certaine mesure – mais il faut précisément voir dans quelle mesure – exprimé le secret de la subjectivité? Dans une philosophie qui, de nos jours, ne reconnaît à l’esprit d’autre pratique que la théorie et qui ramène au pur miroir des structures objectives – l’humanité de l’homme réduite à la conscience – l’idée de la substitution ne permet-elle pas une réhabilitation du sujet, que ne réussit pas toujours l’humanisme naturaliste perdant vite, dans le naturalisme, les privilèges de l’humain?34

Là encore, Levinas fixe certaines limites à cet acquiescement. Il n’en accepte pas le contexte théologique et réaliste. Tout d’abord, comme on l’a vu, si la substitution implique bien défection de l’identité repliée dans sa conscience de soi ou dans sa persévérance dans l’être, elle ne doit pas s’interpréter pour autant comme transsubstantiation. Substitution à autrui comme responsabilité ne veut pas dire pas nouvel avatar de l’être. Mais, de plus, la notion de responsabilité définit le moi et ne se déduit pas d’une idée générale, même de celle de Dieu. Enfin et surtout, Levinas ne peut accepter l’idée d’un Dieu dont le sacrifice serait rédempteur et libérerait le sujet humain d’une part de sa responsabilité ou de sa culpabilité.

Mais l’analyse qui conduisit à mes conclusions ne partait ni d’un Dieu, ni d’un esprit, ni d’une personne, ni d’une âme, ni d’un animal rationale. Chacun de ces termes est substance identique. Se dédire de son identité est affaire de Moi. Comment attendre d’un autre qu’il se sacrifie pour moi sans exiger le sacrifice des autres? Comment admettre sa responsabilité pour moi, sans aussitôt me trouver, de par ma condition d’otage, responsable de sa responsabilité même. Etre moi, c’est toujours avoir une responsabilité de plus. L’idée de l’otage, de l’expiation de moi pour l’Autre, où se renversent les relations fondées sur la proportion exacte entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité (relations qui transforment les collectivités en sociétés à responsabilité limitée) ne peut s’étendre hors de moi. Le fait de s’exposer à la charge qu’imposent la souffrance et la faute des autres pose le soi-même du Moi. Moi seul, je peux sans cruauté être désigné comme victime. Le Moi est celui qui, avant toute décision, est élu pour porter toute la responsabilité du Monde. Le messianisme, c’est cet apogée dans l’Etre – renversement de l’être « persévérant dans son être » – qui commence en moi.

Questions d’actualité

Il me reste à évoquer un dernier point, celui des prises de position publiques de Levinas à l’occasion de problèmes d’actualité. D’une manière générale, de telles prises de position sont rares. Levinas ne signe pas de manifeste et ne s’associe pas aux pétitions d’intellectuels et, s’il intervient, c’est le plus souvent discrètement. Cependant, dans quelques cas, il a considéré qu’il devait exprimer publiquement son opinion. En ce qui concerne les relations judéo-chrétiennes, cela s’est produit à deux reprises. Lors de l’affaire Finaly en 1953 et après l’installation d’un Carmel à Auschwitz en 1984.

Comme on l’a déjà vu, il est un point sur lequel Levinas ne transige pas. Il ne peut supporter ce qui dans l’Eglise s’apparente à une théologie de la substitution. On ne s’étonnera pas que, à plus forte raison, lorsqu’une prétention de l’Eglise à détenir et à imposer sa vérité se manifeste concrètement, la réaction de Levinas soit vigoureuse, au point de remettre en cause toute communication entre Juifs et Chrétiens. Dans les années cinquante a éclaté ce que l’on a appelé l’Affaire Finaly. Deux enfants juifs avaient été confiés par leurs parents pendant la guerre à une famille chrétienne qui les avaient baptisés. Les parents furent déportés et ne revinrent pas. Après la guerre, la famille en Israël réclama qu’on lui remette les enfants. Mais le Droit Canon exige que des enfants baptisés reçoivent une éducation chrétienne quelles que soient les circonstances du baptême. Les autorités catholiques refusant de rendre les enfants, il s’en est suivi une longue procédure judiciaire où l’on vit réapparaître les anciens démons du Moyen-Age et même là où l’on s’y attendait le moins. En avril 1953, Levinas intervint et publia un article virulent dans le journal Combat énonçant en substance que le dialogue judéo-chrétien qui s’était noué était fondé sur un manque de lucidité35:

Nous étions désormais sûrs que tout avait été spiritualisé par l’histoire de l’Eglise, que les symboles indispensables à la connaissance ne possédaient plus aucune vertu violente, aucun pouvoir de forcer la liberté sans s’offrir à son choix : nous avons aperçu le visage de nos adversaires et la possibilité d’un dialogue.

Du mal que nous fait l’Affaire Finaly se lève peu à peu en beaucoup d’entre nous la certitude de notre maturité spirituelle et de sa précocité historique. Finies nos curiosités chrétiennes. Nous comprenons de mieux en mieux qu’à l’Europe et aux nations dont nous faisons intégrante partie, nous rattache une fraternité humaine consolidée par une longue histoire politique et morale. Pour un Juif, ces liens signifient quelque chose d’infiniment sérieux. Mais la sagesse hellène de ce monde très cher est le véritable plan de notre communication. Nous nous retrouvons. Malgré nos déceptions et notre émoi, nous sommes envahis par un calme étrange et une étrange fierté. Voici revenir le temps de la lucidité. Quel réconfort ! Notre tentation est finie.

Une trentaine d’années plus tard, Levinas intervient à nouveau publiquement lors de l’affaire du Carmel d’Auschwitz. Après tant d’années de dialogue judéo-chrétien sa réaction est moins radicale que lors de l’affaire Finaly, mais elle est cependant nette. Il publie dans le Figaro un article intitulé Le mystère d’Israël . Il rappelle l’énormité d’Auschwitz, un événement qui déborde toute possibilité de conscience, d’image ou de souvenir. Le silence doit régner sur ce lieu et lui substituer une autre forme de culte remet en cause la parenté judéo-chrétienne apparue avec le visage nouveau de l’Eglise. Et Levinas de s’adresser à ses amis catholiques, par delà la hiérarchie officielle, afin qu’ils ne consentent pas à ce qu’il appelle « un arrachement au mystère d’Israël ». Voici un extrait de cet article :

L’assassinat – dans la souffrance et l’atrocité – de six millions de juifs dans les différents camps d’extermination du national-socialisme, et en d’autres lieux hors les barbelés, ne peut pas, dans son énormité monstrueuse, se loger dans une conscience humaine comme une image ni se trouver en français un nom qui le désignât à sa mesure. Evénement disproportionné à la teneur de la conscience, il ne saurait, en guise de souvenir, s’abriter dans un état d’âme innocemment….

Le judaïsme tout entier n’est-il pas depuis Auschwitz la montée permanente de ces cris, malgré la Libération, malgré l’Etat d’Israël, malgré les promesses messianiques ?…

J’ai eu le privilège et l’honneur de rencontrer et de fréquenter en amitié, en France et dans tous les pays d’Europe, de nombreux catholiques… J’ai su l’impression religieuse que leur fait l’histoire d’Israël. Je pense que leur charité ne pourra jamais consentir à ce que la passion d’Auschwitz soit, même en noble pensée, arrachée au mystère d’Israël. C’est pour eux que ces lignes sont écrites.

En conclusion, la position de Levinas en face du christianisme s’inscrit dans un double mouvement, dans une tension, ouverture maximum d’un côté, fermeté sans concession de l’autre. L’ouverture au christianisme ne vise pas seulement à développer des contacts personnels pacifiques dans un climat de tolérance réciproque ou, mieux encore, à déboucher sur des amitiés profondes entre Juifs et Chrétiens. Levinas va au delà. En continuité avec le développement de sa propre pensée, Levinas est conduit à approfondir et à agréer une signification philosophique des notions centrales du christianisme. Mais cette étendue de l’ouverture va de pair avec une fermeté sans concession. Dès l’instant où réapparaît la trace d’une théologie de la substitution, Levinas se rebiffe. Selon son expression, contre la prétention à l’héritage, vivants et sains, nous protestons .

Notes:

1A l’heure des nations, p. 189.

2Journal des Communautés, 1967.

3Difficile Liberté, p.28, p.146.

4Terre Nouvelle, no43, mars 1939.

5Difficile Liberté, p. 36.

6Difficile Liberté, p. 137.

7Difficile Liberté, p. 37.

8Difficile Liberté, p. 19.

9Revue Evidences, 1952, n. 27.

10« Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques » n. 23, André Latreille, André Siegfried : Les forces religieuses et la vie politique. – Le catholicisme et le protestantisme. (Librairie Armand Colin, 1951.)

11Difficile Liberté, page 160, Evidences n. 11, 1950.

12Difficile Liberté, page 192.

13Difficile Liberté, p. 168.

14Difficile Liberté p. 146.

15Il faut cependant préciser que cette modification de thèmes ne saurait être considérée comme une rupture. On peut montrer rigoureusement que les nouveaux développements apparaissent à l’état de germe dans les écrits antérieurs.

16Autrement qu’être, p. 104.

17Ce mode de proximité apparaî t également chez Levinas, mais seulement dans un deuxième temps, avec la survenue du tiers.

18Altérité et transcendance, page 147.

19AE, page 97.

20AE, page 178.

21AE, p.12.

22AE, p. 70.

23AE, p. 211.

24AE, p. 12.

25Ethique et Infini , p. 106. On ne saurait trop insister sur l’importance de la dernière phrase citée. En face de la responsabilité à l’égard d’autrui surgit la responsabilité à l’égard du tiers, laquelle n’est pas moins urgente. Il en résulte que la perspective radicale ouverte par Levinas est une structure philosophique dont la liaison avec la réalité empirique et sa traduction en action sont tout sauf immédiates. On pourra se reporter aux dernières pages d’Autrement qu’être pour se faire une idée de la complexité des questions nées de cette multiplicité de la responsabilité. C’est seulement si on oublie cette complexité que l’on peut considérer la pensée de Levinas comme une utopie ignorant toute réalité. Le fait qu’une notion philosophique ultime n’apparaisse pas de prime abord dans le quotidien ne doit pas nous étonner plus que l’invisibilité de l’hydrogène et de l’oxygène constitutifs de l’eau.

26AE, 223.

27AE, p. 185.

28AE, p. 145.

29AE, p. 163.

30AE, p. 17.

31Publiée dans le recueil Qui est Jésus-Christ aux Editions Desclée de Brouwer et reprise dans Entre nous , Paris 1991.

32En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 202.

33EN, p. 69.

34EN, p 74.

35Cité dans Emmanuel Levinas , par Marie-Anne Lescourret, Paris 1994.

File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 3 Jan 2001, 19:40.

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Axelmaranatha

Dommage que ce si long post ne soit pas plus réaliste pour argumenter votre titre qui en passant fait l’impasse sur le formidable trait d’union que représente ma communauté toujours plus croissante , celle des yehudim meshihim … pas même une strophe sur ce phénomène en expansion et qui pourtant encourage le dialogue fraternel entre yehudim et disciples de Yeshoua , qui n’appartiennent pas plus à la papauté qu’à cette théorie démoniaque du remplacement .

Facile de faire parler Lévinas et de ce cacher derrière une pseudo analyse de ce philosophe en balançant un titre aussi inapproprié que celui que vous avez choisi , dommage …et décevant !

Shabbat shalom