Depuis la fin des années 1980, on assiste à la réinvention des deux France, par-delà l’opposition désuète entre la « fille aînée de l’Église » et la « patrie des droits de l’homme ». On a vu simultanément surgir, d’une part, une France qui a peur devant certaines réalités plus ou moins mythifiées, et, d’autre part, une France qui a peur de la peur des autres.

Chacune de ces deux France se caractérise moins par un système d’opinions bien définies que par un imaginaire à bords flous, balayé par des passions négatives (crainte, regret, ressentiment, haine, mépris). La première France a peur de l’invasion (immigration massive et incontrôlée, « islamisation », etc.), elle est saisie par la nostalgie de la France d’avant (aux visages variables) et le sentiment de pertes irréparables. Elle se rassemble autour de la vision dramatisée d’une identité collective menacée, voire perdue, qu’il s’agisse de la France catholique ou d’un âge d’or de la République. Elle communie dans une conscience malheureuse alimentant la résignation ou provoquant au contraire un engagement frénétique pour « barrer la route » aux forces de dissolution. Si le Front national lui donne son visage politique le plus visible, elle est loin de se réduire au parti lepéniste. Mais ce dernier joue désormais le rôle d’un puissant pôle d’attraction, en même temps que de répulsion.

L’autre France a peur de ceux qui ont peur d’être dépossédés de leurs héritages et qui se mobilisent de diverses manières pour les conserver ou les protéger. Cette deuxième France a peur de ce qu’elle appelle « l’extrême droite », elle s’alarme des menaces que celle-ci ferait peser sur les libertés individuelles et le respect des droits humains, et se dit volontiers « antifasciste ». Elle rassemble ceux qui, de l’extrême gauche à la droite libérale, considèrent que l’ennemi principal est « l’extrême droite », qu’elle assimile à un retour du « fascisme » ou à l’apparition de forces destructives, annonçant le règne de la violence ou la mise en place d’une dictature. Cette France a peur de ce qu’elle appelle la « droitisation », notion floue d’usage polémique, qui signifie en fait « extrême-droitisation ».

Ces deux France interprètent et évaluent d’une façon différente le triptyque cher aux professionnels des sondages : « chômage, immigration, insécurité ». Alors que la deuxième France nie tout lien entre l’immigration, le chômage et l’insécurité, et tend à considérer que l’immigration est un phénomène positif, la première est convaincue que les trois termes désignent des maux sociaux et qu’ils sont fondamentalement liés. Désignons l’opposition des deux France par leurs pointes extrêmes : la France lepéniste et la France antilepéniste. C’est le face-à-face de ces deux France qui est véritablement porteur de menaces. Les citoyens français sont mis en demeure de faire un choix entre les deux grands partis de la peur. Ils sont ainsi mis sur la voie qui mène à l’affrontement.

Tous ont peur de l’avenir. Un consensus de base s’est formé autour de l’idée d’un avenir menaçant. L’incertitude face au futur a fait place à l’inquiétude. Rien n’est plus sûr, pour les tenants des deux France, que l’entrée dans la crise, et dans des crises économiques, sociales et culturelles de plus en plus profondes. Telle est la prévision la mieux partagée. Les promesses d’une « sortie de crise » sont perçues comme démagogiques par la plupart des citoyens. Le spectre qui hante désormais les esprits est celui de l’appauvrissement sans fin accompagné de conflits ethnicisés, voire de guerres civiles. Après l’effacement de l' »avenir radieux », utopie progressiste dont on connaît les versions respectivement libérale, socialiste et communiste, s’est produit l’effacement de la « mondialisation heureuse », utopie de substitution fabriquée au moment où les derniers Modernes, devant les promesses non tenues du progressisme, ont perdu leur foi dans le Progrès. Les horizons d’attente sont saturés d’inquiétudes et d’angoisses. Des prophètes de malheur ont surgi de tous les côtés, et dans tous les camps. Des prophètes à visage lepéniste comme à visage antilepéniste. Ils répondent à la demande sociale, en la dramatisant ou en lui conférant des lettres de noblesse culturelles.

Aujourd’hui comme hier, l’échec des prophéties n’entame pas le désir de les répéter à l’infini. Il n’y a toujours pas de « leçons de l’Histoire ». Les dénonciations croisées remplacent les projets et leurs discussions publiques argumentées. Aux impasses du lepénisme répondent les tours de passe-passe de l’antilepénisme. L’impuissance politique est partout. Elle suscite une fièvre rhétorique qui la révèle en la masquant. Le langage sloganique chasse les analyses documentées et fait des débats publics des échanges de rabâchages. Le choc des deux France politiques fait de la France géographique une entité indéfinissable et une société ingouvernable.

On entend partout, une nouvelle fois, le refrain bien connu de la décadence. Le regret et la nostalgie ont pris l’allure de vertus mémorielles. Les adeptes d’un déclinisme triste ou d’un décadentisme pleurnichard se sont multipliés. Leur pessimisme d’imprécateurs nostalgiques n’est qu’un optimisme inversé. Ils vivent de l’illusion d’un âge d’or irrémédiablement perdu, et se lancent à la recherche des coupables de la perte douloureuse. Les anathèmes fusent des nouvelles consciences malheureuses, qu’elles soient frustes ou sophistiquées, colorées de références littéraires. Les accusations se reproduisent par imitation, comme les peurs par mimétisme. Rien n’est plus éloigné du pessimisme joyeux de ceux qui, ayant le sens du tragique, se sont libérés de toutes les illusions, y compris de celle qui consiste à transfigurer un fragment quelconque du passé. Les deux nouvelles France communient dans la peur et ne communiquent que dans l’accusation réciproque. Ceux qui sont accusés de « droitisation », ou d’être en cours de « fascisation », accusent leurs accusateurs de dériver vers l’extrême gauche, c’est-à-dire, selon eux, vers l' »irresponsabilité » et la « violence ». Chaque parti de la peur rêve de la mort de l’autre.

Ce qui triomphe, c’est l’interaction perverse de ces deux partis de la peur. Le premier parti affectivo-imaginaire, dans la France d’aujourd’hui, est le grand parti de la peur. La vraie question est de savoir s’il est encore possible de sortir du tunnel des peurs mimétiques. La condition nécessaire en est l’invention de nouveaux horizons d’attente. Rien ne sert de chercher à réveiller la foi dans les grands récits progressistes nés à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, le libéral, le socialiste et la synthèse républicaine. Pour donner un sens à l’avenir, il faut en attendre quelque chose, et ce quelque chose, il faut d’abord l’imaginer. Il faut aussi croire que la volonté d’un peuple, traduite par un projet, puisse orienter l’imaginaire collectif, et nourrir ainsi l’enthousiasme de la communauté des citoyens. La conversion des passions négatives en passions positives est à ce prix.

Par Pierre-André Taguieff
Publication: 04/11/2013 07h24
huffingtonpost.fr Article original

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Dan75

Hélas! Hélas! Il pleut des idéologies, soi-disants vérités premières! Un vocabulaire idéologique plaqué sur un vocabulaire de vagues opinions, d’idéologies très confuses, ne fait rien avancer.
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benjamin

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