En cette année de manifestations, est-il juste de comparer les revendications du mouvement Occupy avec le courage qui anima le Printemps arabe ?

En février 2010, les spécialistes en politique étrangère, y compris votre serviteur, commentaient les câbles de WikiLeaks. C’était la grosse affaire de l’année 2010: la vérité sur la façon dont opérait la diplomatie américaine aux quatre coins du monde. Qui aurait pu s’imaginer (en tout cas pas moi) que la grosse affaire de 2011 n’aurait absolument rien à voir avec les agissements des Etats-Unis, qu’ils fussent positifs ou néfastes.

Cette grosse affaire, bien entendu, fut la lutte menée par des millions de citoyens du Moyen-Orient en vue de se libérer de dizaines d’années d’oppression. Le Printemps arabe, même s’il risque de mal finir, constitue le spectacle le plus palpitant depuis la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1991 et la chute du mur de Berlin en 1989.

Printemps arabe : «déclinaison régionale d’un mouvement de protestation de masse»

Qu’est-ce que cela signifie pour les Etats-Unis, nation indispensable, centre des événements de la planète? Resterons-nous les spectateurs du glorieux théâtre de la libération, comme de tant d’autres événements de ce nouveau monde qui voit l’émergence de puissances non-occidentales? Cela ne serait pas juste.

Une nouvelle interprétation des faits a émergé dans les récents mois: le Printemps arabe serait la déclinaison régionale d’un mouvement de protestation de masse unique, orienté contre l’injustice politique et économique —un mouvement global né en Tunisie, qui s’est répandu dans le monde arabe, avant de sauter en Europe, puis d’atterrir aux Etats-Unis sous la forme du mouvement Occupy Wall Street avant, enfin, de passer en Russie.

«Cette année 2011″>Article original», écrit mon ami Kurt Anderson dans un très bon article paru dans Time en introduction du dossier sur «le Manifestant», élu personnalité de l’année par le magazine, «le militantisme démocratique fait maison s’est mué en phénomène mondial et les manifestations de rue sont devenues massivement virales». C’est vrai, et c’est une consolation pour notre orgueil national, mais je ne suis pas convaincu que le phénomène soit aussi important que le pense Time.

Le Printemps arabe fut une révolution, non au sens traditionnel de renversement du système de classe, mais au sens très moderne d’une population entière se soulevant contre un leader corrompu et autocratique et ses cadres, comme ce fut le cas aux Philippines en 1986 ou lors des «révolutions de couleur» dans les Balkans, voire plus récemment dans les ex-Républiques soviétiques.

Ces leaders avaient si efficacement isolé le Moyen-Orient des forces démocratiques déferlant sur le monde que les Arabes paraissaient incapables, ou peu désireux, de prendre leur destin en main. De fait, comme l’écrit Jean-Pierre Filiu dans La révolution arabe, «les Arabes ne constituent pas une exception, mais la résistance de leur classe dirigeante fut exceptionnelle». La révolution —quel qu’en soit le résultat final, répétons-le— a spectaculairement mis un terme à cette exception, et réconcilié la sphère arabe avec le monde qui l’entoure. Il s’agit là d’un événement d’une importance suprême.

Le changement ne peut venir que d’une pression populaire

Comment cela s’est-il produit ? Les changements incrémentaux exigés des leaders arabes par les occidentaux se sont révélés une impasse autant qu’un piège exaspérant. Il est apparu clairement qu’un véritable changement ne pourrait venir que de la base, et uniquement par le truchement d’une pression populaire. Ce à quoi nous avons assisté en 2011, ce sont des millions d’actes individuels de courage et de détermination face à un danger très important.

C’est ce qui rendait le Printemps arabe non seulement important, mais captivant. Ces actes individuels, à leur tour, ont été rendus possibles et furent coordonnés au moyen des nouvelles technologies —Facebook, Twitter et autres formes de médias sociaux. Ces médias n’ont pas provoqué la révolution, mais ont grandement contribué à l’accélérer, et à impartir un ton très spécifique et très contemporain à ce mouvement de masse dépourvu de leader.

Cette forme particulièrement démocratique de manifestation de rue, où la dignité d’agir en tant qu’individus rejoint l’euphorie toute particulière d’agir au sein d’une énorme masse s’est effectivement diffusée à l’étranger —première exportation en provenance du nouveau Moyen-Orient. Les manifestants ont envahi la rue en Espagne, puis en Grèce, puis en Israël, puis à New York, et très vite, d’autres villes américaines. Nombre de ces manifestations présentaient une allure très proche de celle du Printemps arabe: tentes plantées sur la voie publique, manifestants criant les revendications du «peuple».

Des revendications différentes

Donc, effectivement, la forme de protestation s’est diffusée, mais qu’en est-il du contenu? Du Printemps arabe, est-ce la dimension la plus profonde, ou la plus superficielle qui a migré vers l’Occident? Dans un cas comme dans l’autre, on rencontre il est vrai des manifestants qui dénoncent un système organisé à leur désavantage, mais c’est quasiment la condition sine qua non d’un mouvement protestataire. Si l’on considère que le système fonctionne correctement, on s’en remet à son député pour faire passer le message, et on retourne au boulot.

Dans son article, Anderson écrit que les manifestants de 2011 protestaient contre un «hypercapitalisme forcené de copinage à ultra-grande échelle». C’est une bonne description de ce qui a réuni les manifestants de New York ou de Madrid, qui ne s’applique pas à ceux de la place Tahrir ou de Pearl Square à Bahreïn. Dans le monde arabe, le copinage est un phénomène rampant, mais le capitalisme n’est pas débridé et de fait, arrive à peine à s’extirper de la mainmise paralysante de l’Etat. Par rapport au monde occidental, où tout est  «post-», le monde arabe est encore à l’étape «pré-».

Pas les mêmes besoins selon les pays

N’insistons pas sur l’évidence. Le monde arabe ne connaît pas la démocratie, à l’inverse de l’Occident, bien entendu. En conséquence, le mouvement de protestation chez l’un est infiniment plus urgent, et plus courageux, que chez l’autre. L’Égypte avait besoin d’une révolution. Les Etats-Unis auraient bien besoin de réformes. Il est pourtant tout aussi vrai que les manifestants en Egypte et en Tunisie avaient très bien identifié la véritable solution à leurs problèmes, ce qui n’est pas le cas de ceux de Zuccotti Park. C’est ce flou persistant, voire insistant qui, au final pose problème.

La question de ce que «signifie» Occupy Wall Street a toujours été une chimère. Les manifestants veulent-ils en finir avec «l’hypercapitalisme» ou le capitalisme lui-même? Veulent-ils contraindre les grosses corporations à mieux se conduire, ou considèrent-ils que les grosses corporations sont mauvaises par nature? Impossible à dire. Même en acceptant l’idée que l’essence du mouvement est que «99%» des gens se font rouler par les «1%» qui restent, que peut-on en conclure?

Le Tea Party, autre mouvement de masse antérieur à l’ère du Printemps arabe, hait Wall Street, tout comme il hait les impôts, et s’oppose donc à l’augmentation des impôts pour les très riches. Ne font-ils pas néanmoins eux aussi partie du nouveau zeitgeist?

Les Etats-Unis n’ont pas un véritable problème de «méchant»

Le véritable problème d’Occupy Wall Street tient peut-être moins dans son manque de définition que dans son manque de pertinence. Ce qui jette les gens dans la rue, c’est l’injustice –un dictateur féroce, une guerre sans motif. Que des banquiers ayant contribué à envoyer l’économie dans le mur puissent s’en tirer sans autre forme de procès, c’est une injustice assez énorme, effectivement. Mais ça ne touche pas au noyau dur des problèmes économiques de l’Amérique.

Les Etats-Unis, à la différence de l’Égypte ou de la Libye n’ont pas un véritable problème de «méchant», bien qu’il serait gratifiant de voir certains escrocs découvrir l’intérieur d’une cellule. Les Etats-Unis n’ont même pas un problème d’injustice, bien qu’on y rencontre beaucoup d’injustices. Le problème des Etats-Unis, c’est qu’ils ne sont plus en mesure de trouver le courage politique de mettre en œuvre les ressources nécessaires pour rester compétitif dans le monde.

Ils ne peuvent pas, ou plutôt ne veulent pas, effectuer les investissements d’envergure dans les infrastructures, la recherche, l’éducation et la formation. Et ce, en raison du manque de ressources —imputable, notamment, au climat anti-impôt diffusé par les révolutionnaires de l’année 2010, le Tea Party, et largement adopté par les Républicains classiques —et parce qu’on dépense en prestations sociales une trop grande partie de ces ressources chaque jour plus limitées, en partie grâce au parti Démocrate et ses lobbies. Le spectacle grotesque des récentes négociations budgétaires montre à quel point les Etats-Unis sont enlisés.

Occupy Wall Street doit se réinventer pour toucher les Américains

Pour l’heure, le bilan d’Occupy Wall Street est positif dans la mesure où il a contribué à renforcer la détermination du président Barack Obama sur la fiscalité, et à donner du nerf à son discours sur l’économie. Il pourrait même faire pencher la balance en sa faveur à l’occasion des prochaines élections. À l’inverse, toutefois, le mouvement est très loin d’avoir influencé la politique américaine comme l’a fait le Tea Party.

Des sondages récents ont constaté que la popularité d’Occupy Wall Street a baissé, et qu’elle est désormais inférieure à celle du Tea Party. Si le mouvement veut un jour mériter d’être cité aux côtés du Printemps arabe, il devra trouver les mots qu’il faut pour galvaniser une large quantité d’Américains. Quant à ses leaders —il faudra, hélas, qu’il s’en trouve— ils devront réfléchir à un programme plus pragmatique et plus cohérent, qui prendra l’engagement d’aider l’Amérique à se sortir du marasme.

James Traub

Traduit par David Korn

Slate.fr

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