Une brume épaisse inhabituelle s’étend sur Tel Aviv. Nous sommes le 2 mai, il est presque dix-huit heures et le mariage où je suis invité commence sous peu à l’autre bout de la ville. Mais cette brume est franchement inquiétante et tous regarde le ciel. En sortant de l’hôtel, situé sur le front de mer, une petite troupe attend aussi un taxi. Le portier, d’une gentillesse inhabituelle me dit en hébreu de patienter, ce que je fais car il n’y a pas d’autre solution.

Le taxi arrive et comme toujours en Israël chacun a une histoire personnelle bien à lui, à raconter. La salle où se tiendra le mariage est assez éloignée, dérékh Menahem Beguin, donc on discute. Comme toujours, il est étonné par la richesse de mon hébreu mais devine bien, à mon accent, que je suis français. Lui est né ici à Tel Aviv de parents égyptiens qui quittèrent les rives du Nil en 1946, deux ans avant la renaissance de l’Etat d’Israël. Le français était leur langue maternelle. Il me demande ce que je fais et je lui réponds. Alors il me prie de lui expliquer les raisons du schisme entre la chrétienté d’orient et celle d’occident. Je lui explique mais lui demande aussi de m’expliquer pourquoi tout est plus compliqué en Israël qu’ailleurs. Son verdict est catégorique : je suis né ici, j’ai grandi ici, il n y a ni culture ni politesse (sic).. Charmant.

Entre temps nous arrivons sur les lieux du mariage : je passe les contrôles effectués par un jeune russe, très impressionné par ma décoration ; c’est à peine s’il me demande ce que je viens faire ici. Je lui demande en hébreu où se passe le mariage ; il s’incline respectueusement et me répond bien. Nous trouvons grâce à lui.

Vous avez une idée de comment se déroule un mariage en Israël. Il ne sert à rien d’arriver à l’heure : le rabbin est en retard, la mariée est attendue ou se fait attendre, les beaux parents cherchent leur voie, etc.. Mais comme toute la famille est là, on ne s’ennuie guère et j’embrasse plus d’une douzaine de cousins et de cousines, plus vues depuis très longtemps.

Le dîner est chaleureux et convivial. Tout se passe très bien, les mariés sont beaux et heureux de vivre. On rentre à l’hôtel. Mais la brume qui est devenue un épais brouillard pose problème Et le lendemain commence enfin notre visite dans cet extraordinaire marché aux puces de Tel Aviv / Yafoh, un peu à l’orientale.

Je demande au chauffeur de taxi comment il va, il me répond par une tirade contre les spéculateurs fonciers de France qui trustent tous les logements, les rendant hors de portée pour l’Israélien moyen. Je lui réponds que je comprends et que mon salaire de fonctionnaire ne me permet pas de nourrir des projets immobiliers sur place. Lui aussi s’étonne de mon hébreu et est convaincu de mon statut professoral, or chacun sait que tous les universitaires sont plutôt pauvres.. Je lui demande ce qui se passe dans ce chouk ha-pichpouchim, il me répond ; tu y trouves tout ce que tu cherches et même ce que tu ne cherches pas. Je lui dis que je connais cette vieille ville de Yafoh (Jaffa) que notre ambassadeur y possède sa résidence officielle et qu’à l’origine c’était une ville arabe. Il me répond : aujourd’hui il y a 75% de juifs et 25% d’Arabes. Intéressant !

Il nous dépose et soudain je me sens entrainé par une petite marée humaine. Et l’architecture ne laisse pas de m’étonner : des maisons superbes, bien équipées aux couleurs vives voisinent avec des ruines, de vieilles pierres non entretenues depuis des décennies. Et puis des restaurants, des cafés, comme je n’en avais encore jamais vus ailleurs. Quant aux boutiques c’est la caverne d’Ali Baba : vous trouvez des tables et des chaises des années cinquante, un side-car de l’armée britannique surmonté d’un écriteau en hébreu rappelant les méfaits des Tommies lors du mandat britannique en Palestine, le livre blanc limitant l’immigration juive.. Je ne traduis pas à Da, de peur que cela ne nous gâche l’appétit.

Par chance, une petite table dans un coin de terrasse de café vient de se libérer, on se jette dessus et on commande un café au lait (kafé haphoukh) et pour moi un solide morceau de pastèque qu’on me sert avec une sorte de fromage blanc vaguement libanais. Curieux mélange, mais après tout que de peuples se sont succédés dans cette étroite bande de terre dont les juifs disent depuis des millénaires que c’est D- dans sa majesté qui la leur a donnée… C’est incontestable mais hélas très contesté. Mais revenons à notre bon vieux marché aux puces de Yafoh, à ces contrastes, à sa bigarrure et à son charme : sans prétention, on y sent battre le cœur du monde. Vous y croisez des juifs du monde entier, j’ai même remarqué l’échoppe d’un juif d’Ouzbékistan, un sacré commerçant avec lequel je ne me suis pas entendu. Da avait repéré chez lui de très belles coupelles décorées à la main. J’ai essayé, connaissant les rites de l’Orient, de négocier et voila qu’il m’oppose vertement : qu’est qu’une poignée d’Euros pour toi ? Moi aussi, j’ai mon quant à soi, je tourne les talons et quitte l’échoppe. Ai-je bien agi ? Je m’interroge, je ne voulais pas vexer ce brave homme, d’autant que les coupelles et le plat avaient une bonne cinquantaine d’années… Ferais-je mea culpa et retournerais-je chez mon bon Ouzbek dimanche, car ce soir, la nuit est tombée et le chabbat vient de s’achever ? On verra car Da tient à ces coupelles. Et ce que femme veut…

A la terrasse du café où j’ai dégusté ce douteux mélange de pastèque au fromage, je scrute les passants. J’adore être dehors pour la bonne raison que je passe ma vie, enfermé dans mon bureau, tout seul, penché sur mes livres, sans répondre ni au téléphone ni aux mails..

Mon regard se fixe sur un trio de jeunes filles arabes, reconnaissables à leur tenue vestimentaire : cheveux cachés, une sorte de vaste tablier enserrant le corps, minces, plutôt souriantes mais un peu perdues dans cette immense foule d’Israéliens… Elles ont certes la même carte d’identité que leurs compatriotes juifs mais ne parlent qu’arabe entre elles. Et on a la forte impression que les membres de ces deux communautés sont transparents : pendant tout le temps que dura mon poste d’observation, je ne vis personne se parler. Cela me fit penser à un verset du livre de l’Exode relatant l’arrêt de l’armée du pharaon, lancée à la poursuite des fugitifs hébreux : durant toute la nuit, aucun ne se rapproche l’autre : lo qarav zé el zé kol ha layla… Si l’on interprète allégoriquement le mot nuit dans un sens spirituel, on dirait que c’est la nuit, c’est l’incompréhension, l’intolérance, le rejet de l’autre.. Personne ne fournit d’effort pour se connaître, se parler, même si on est très différent.

Avant de régler la note je vois passer une jeune femme arabe poussant son enfant endormi dans une poussette : elle regarde droit devant elle, sans jeter le moindre regard ni à droite ni à gauche.. Et soudain, je pense à la conclusion que je dois écrire la semaine prochaine à mon livre sur Martin Buber : de Vienne à Jérusalem Buber, sioniste de la première heure se fit le champion de la cause arabe en Palestine. Depuis le congrès sioniste de Karlsbad en 1921, date du premier rassemblement après la grande guerre, Buber était intervenu pour les Arabes, réclamant la sauvegarde de leurs droits et allant jusqu’à plaider en faveur d’un état binational. Il n’a jamais varié. Même quelques années avant sa mort en 1965, il écrivit à son ami le Premier Ministre Lévi Eshkol pour lui demander de débloquer des fonds en faveur d’un développement accéléré de la Galilée avec tous ses villages arabes. Même après le sanglantes émeutes anti juives fomentées par les Arabes, Buber plaidait en faveur de l’entente et de la paix, ce qui lui attira des noms d’oiseaux de la part d’autres membres de l’organisation sioniste..

Sans être d’accord avec ce grand philosophe, je rédigerai tout de même une conclusion où je mettrai, Dieu voulant, en exergue cet aspect de la pensée politique de Buber.

Mais revenons à ce chouk ha pichpouchim : que de meubles, que de vaisselles, que d’antiquités, que de choses étonnantes ! J’ai vu un très vieux figuier à la forme étonnante. On dira des sionistes ce qu’on voudra mais on ne pourra pas nier l’amour et la persévérance avec lesquels ils ont fait revivre des villes mortes.

Je dirai un mot des restaurants mais aussi des gargotes de ce lieu magique. Il y en a un qui se nomme, sans se gêner, Lev ha chouk, le cœur du marché. La terrasse est bondée, je risque un œil à l’intérieur, beau décor, mais tout est occupé. On reprend sa marche et on achète des lunettes de lecture de fabrication chinoise. Cela peut servir d’appoint quand on oublie les autres….

Mais l’heure tourne et c’est vendredi, ce qui signifie qu’à 17 heures tout est fermé car le shabbat arrive. Da et moi décidons de revenir à l’hôtel à pied, le long du front de mer. Nous marchons tranquillement entre les vélos qui envahissent les pistes cyclables. Du coup, je me souviens de l’avant-veille lorsque nous avons dîné dans un restaurant dont tous les serveurs étaient arabes et qui porte un nom très évocateur : le vieil homme et la mer (Ha zaquen we ha yam) Une tablée d’Italiens y menait grand train pour la plus grande joie du personnel…

Rentré à l’hôtel, je vais faire un peu de sport et nous descendons vers 20 heures dans la grande salle où se trouvaient près de cinq cents personnes. Le directeur de la restauration me reconnaît, nous nous embrassons, mais auparavant un autre convive m’avait félicité pour les émissions de télévision sur le roi David. Il est vrai qu’un autre, probablement un vendeur de jeans m’a demandé en hébreu si j’étais un serveur… Quelle ambiance ! nous sommes assis tout près d’une tablée de juifs d’Amérique du sud. Figurez vous qu’ils sont tous originaires d’Alep, cette ville martyre syrienne Mais dès l’entrée je tombe sur un ami qui dirige JForum que je n’avais pas revu depuis des années, même si l’on se parle parfois au téléphone..

Enfin arrivé à notre table, j’entend de grands bruits derrière nous : une tablée de gens parlant l’espagnol et comprenant au moins 25 convives. Da se demande d’où ils viennent… J’écoute leur accent lorsqu’ils chantent les prières : la bénédiction du vin et du pain. Ce sont des séfarades mais ils n’ont pas cette intonation hispanisante, leur prononcé hébreu est plutôt arabe.. Mystère. Je demande à l’une des tout jeunes filles d’où viennent ses parents. Réponse de New York ! Mystère.

Nous nous levons de table et sortons dans le grand couloir qui mène au lobby et voici qu’à notre rencontre viennent les quatre dames assises juste derrière nous précédemment. Je prends mon courage et leur dis chabbat chalom en français. Mesdames, d’où venez vous, leur demandai-je ? Elle répondent : du Mexique, de Paname et des USA. L’espagnol s’explique… ; Mais votre français ? Elles répondent : nous sommes toutes nées à Alep et quand il fallut quitter la Syrie, nous avons franchi l’Atlantique.

Quel destin du peuple juif. Nous échangeons quelques mots de bienvenue et elles m’invitent à rejoindre leurs époux… Mais Da est désireuse de prendre un thé sur la terrasse en plein ai du Hilton Et ce que femme veut…

Cette salle d’où s’élèvent des prières juives vers Dieu, en cette soirée de shabbat, ces prières prononcées avec tant d’accents et de mélodies différentes m’émeuvent au plus profond. Je me demande parfois, considérant les épreuves que nous subissons, si Dieu nous aime autant que nous, nous l’aimons. Question qui demeurera sans réponse…

Alors je conclurai par une belle phrase de Martin Buber : Aucune religion n’est un morceau de paradis tombé sur terre.

Mais le judaïsme n’est il qu’une religion ?

Maurice-Ruben HAYOUN
Tel Aviv, le 5 mai 2012

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