L’Université et le militantisme politique : une stratégie de légitimation

Les universités et autres lieux prestigieux associés au savoir constituent aujourd’hui des enjeux symboliques et politiques que ciblent les groupes militants dans le cadre d’une stratégie de légitimation.J’avais déjà prévenu dans un article concernant la tentative d’intrusion de Stéphane Hessel à l’ENS que les militants tenteraient désormais systématiquement de mettre les universités dans une situation délicate où elles seraient forcées soit d’accepter la tenue de leurs manifestations dans les établissements publics, soit de les interdire, participant dans les deux cas à la visibilité de ces actions de propagande. La prise en otages des institutions scientifiques par des militants correspond à une captation de légitimité : par association avec le prestige institutionnel, le simple fait de tenir une réunion dans une université permet de faire passer pour vérité le contenu de cette réunion.

Récemment, à l’Université de Paris 8, la décision courageuse et lucide du président Pascal Binczak a permis de sauvegarder ce qui pouvait l’être en refusant que se tienne un prétendu colloque dont le propos était la condamnation d’Israël et son assimilation à un état d’apartheid. Le collectif qui prétendait organiser cette manifestation posait le concept d’apartheid comme prémisse de sa démonstration (un point d’interrogation servait de minuscule cache-sexe à cette entreprise baptisée « des nouvelles approches sociologiques, historiques et juridiques à l’appel au boycott international : Israël, un État d’apartheid ? »). Pascal Binczak a désigné cette intrusion politique pour ce qu’elle était, c’est-à-dire tout sauf une manifestation scientifique.

Un tel entrisme repose sur une tactique rhétorique désormais bien rodée et qui consiste à se prévaloir de la liberté d’expression, concept qui est dès lors complètement instrumentalisé : comme si au nom de la liberté d’expression, tout groupe militant avait le droit d’investir un lieu public et de s’approprier ses moyens afin d’y développer sa propagande. Le chantage (« soit vous nous laissez faire ce que l’on veut, soit on vous accuse de censure ») comporte un horizon idéologique. Il importe peu à ces groupes de voir leurs manifestations autorisées. Le bénéfice en matière d’image est plutôt de passer pour des victimes, ce qui, comme on le sait bien, est la position idéologique suprême, celle qui donne raison.

La situation est bien différente pour le « séminaire » qui s’est déroulé les 15 et 16 mars derniers à l’ENS de la rue d’Ulm à Paris, et qui s’intitulait « La mise en valeur du patrimoine en Palestine ». Soutenu par trois ministères (Ministère des Affaires Étrangères, Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et Ministère de la Culture), le Consulat Général de France à Jérusalem, le CNRS et l’Institut français du Proche-Orient, cet événement ressemblait davantage à une opération de communication légitimant l’Autorité Palestinienne par le biais de la recherche archéologique qu’à un véritable colloque scientifique.

Cette manifestation a servi essentiellement à mettre en avant la collaboration franco palestinienne par le truchement des missions de coopération archéologique. Les communications présentées ont été abondamment encadrées par des représentants institutionnels, venus mettre en valeur non le contenu scientifique, mais l’existence même des programmes de coopération. Le caractère éminemment diplomatique de cet événement a ainsi été mis en avant comme il est rarement de mise dans un colloque.

La dénomination même de l’événement est problématique, car le programme parle d’un « séminaire », ce qui est inexact : ce terme implique une continuité et une régularité, en particulier dans le cadre d’échange ou de formation. Un séminaire possède une vocation à développer un projet de travail alors que l’événement de l’ENS était unique. Il ne s’agissait pas non plus d’un colloque dans la mesure où il ne semble pas avoir fait l’objet d’un appel à communications autour d’un thème : De fait, il ne concernait que des intervenants déjà triés par leur appartenance ou leur collaboration avec les programmes de coopération franco palestiniens que l’on voulait mettre en avant. Il ne s’agissait pas davantage de « journées d’étude » car le contenu des communications ne consistait pas à réfléchir sur une problématique scientifique mais à « mettre en valeur » un « patrimoine ».

L’annonce de cet événement procède donc à diverses contrefaçons. Les deux concepts annoncés en faisaient partie : « mise en valeur » et « patrimoine » constituent des programmes politiques qui n’ont aucun sens dans le cadre d’une quelconque méthodologie historique. Dans les sciences humaines, on ne « met pas en valeur » un domaine, on l’étudie. Cette ambition n’a donc rien à voir avec une démarche d’historien : il s’agit d’une pure volonté d’exhibition diplomatique.

De la même manière, parler de « patrimoine », c’est d’abord utiliser une analogie juridique puisque le sens de ce terme est d’abord notarial (« Ensemble des biens hérités des ascendants ou réunis et conservés pour être transmis aux descendants », TLF). De manière figurée, on considère le patrimoine comme « Ce qui est transmis à une personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est considéré comme un héritage commun ». Héritage et transmission ne sont pas là des réalités juridiques mais symboliques. Cette volonté symbolique constitue en l’occurrence une revendication politique sur un territoire qui est clairement ciblé par le titre qui situe son objet « en Palestine ». En l’absence d’une définition directe de ce qu’est la Palestine en question, force est de constater qu’il s’agit implicitement, comme la localisation des sites archéologiques permet de le voir, des territoires administrés par l’Autorité Palestinienne ou le Hamas. Pour ne pas se tromper sur cette dimension, l’affiche de l’événement est agrémentée de caractères arabes, posant ainsi clairement une équivalence entre arabité et Palestine.

Le titre même de ce « séminaire » est d’emblée anachronique. En effet, parler du « patrimoine de la Palestine », c’est donner au mot « Palestine » un sens politique contemporain. Si le mot était employé pour la réalité historico-géographique qu’il désigne, il inclurait Israël ou la Jordanie. Or, il n’est ici question que d’une Palestine définie selon les limites contemporaines qui sont celles du territoire administré par l’Autorité Palestinienne et le Hamas — mais présentée comme si ce territoire constituait une unité historique. Or, la réalité archéologique et patrimoniale de cette zone n’est pas différente du reste du territoire israélien et jordanien : il s’agit de la même région et de la même histoire.

L’ambition scientifique de ce colloque est très mince. Comme le faisait remarquer un archéologue connu, « ce sont les débuts d’une archéologie nationaliste. Scientifiquement, tout cela est très limité : il ne s’agit que de conservation et de restauration ». Pas de prospection, ni d’interprétation historique : ces journées de promotion n’ont guère d’objectifs scientifiques. Les interventions consistaient essentiellement à présenter et mettre en avant les équipes et les institutions qui travaillent sur ces sujets dans le cadre de la politique de coopération franco-palestinienne (Association Riwaq, Paris I et Bir Zeit, etc.).

De telles manifestations sont de toute évidence dans le prolongement du vote de la France à l’Unesco en faveur d’une reconnaissance d’un état « palestinien ». La présence de Hamdam Taha est le plus sûr indice d’une entreprise politique d’appropriation qui n’a rien de scientifique. Ce représentant de l’Autorité Palestinienne a pu faire des déclarations qui ne laissent aucun doute à ce sujet. Il a ainsi proposé de « réécrire l’histoire » et même de se l’approprier : « toutes les périodes de l’histoire locale, y compris la période des Israélites bibliques, font partie de l’histoire palestinienne ». Une telle revendication sort du terrain scientifique et historique : l’histoire n’appartient qu’à l’Histoire. Dire que l’histoire « appartient » aux « Palestiniens » contemporains n’a strictement aucun sens, si ce n’est sur le plan politique et symbolique.

On retrouve cette confusion dans les articles de René Elter qui participait à cet événement. Quand il présente ses travaux sur le monastère de St Hilarion, il utilise aussi bien l’adjectif « palestinien » en parlant du « monachisme palestinien » du IVe siècle que des « archéologues palestiniens » pour désigner de personnes contemporaines. Dans le premier cas, le mot palestinien a un sens géographique (et signifie « qui se trouve dans la région appelée Palestine »), dans le second, il possède un sens politique (et signifie « de nationalité palestinienne » alors que la région en question n’est pas la même et que ce pays putatif n’existe pas). La confusion entre le sens historique de « Palestine », terme imposé par les Romains dans le cadre de la damnatio memoriae qui frappait les Juifs, et le sens politique contemporain provient d’une décision parfaitement consciente. Le volontarisme de cette confusion constitue l’objet même de ces deux journées de conférences.

Cette archéologie, dont le propos n’est pas de découvrir le passé mais d’y introduire des anachronismes conceptuels, tente de donner corps à l’existence d’un peuple palestinien. Rappelons le fait historique premier du territoire de la Palestine : les Arabes vivant en Palestine étaient extrêmement peu nombreux jusqu’à l’arrivée des Juifs du yishouv. C’est le dynamisme économique et agricole de ces derniers qui a attiré les Arabes de la région durant la première moitié du XXe siècle. Cet état de fait démographique est constamment occulté au bénéfice d’un volontarisme dénominatif consistant à transférer le mot « palestinien » aux Arabes alors qu’il désignait initialement et jusqu’en 1948 tous les résidents de ce territoire, et en particulier les Juifs. La nation et la peuple « palestiniens » n’ont jamais existé avant qu’un changement de stratégie de la Ligue Arabe à la fin des années soixante ne consiste à utiliser ces dénominations pour conquérir ce territoire en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

En attribuant aux Arabes musulmans d’aujourd’hui des monuments chrétiens et juifs, ces historiens et archéologues décident arbitrairement de conférer une histoire à une population contemporaine. Ces scientifiques sortent de leur démarche scientifique : ils ne font pas de l’archéologie ni de l’histoire, mais de la manipulation linguistique. En effet, l’intention de telles dénominations (« patrimoine », « histoire de la Palestine ») est ici patente. C’est un acte politique et nationaliste qui cherche à implanter des représentations dans le champ public. Un effet représentationnel de la dénomination est de faire exister. La prégnance existentielle du signe comporte une sorte d’implicite : ce dont je parle existe. Cela constitue la prémisse radicale de toute dénomination. Les effets argumentatifs sont importants puisque si l’on discute des propositions, on trouve souvent difficile de revenir sur le prédicat d’existence préalable à la proposition elle-même. L’enjeu des dénominations est donc capital.

Après la mise en place d’un narratif victimaire du conflit israélo-arabe, il semble que le champ de la culture et du patrimoine soit aujourd’hui la nouvelle cible de cette stratégie de réécriture de l’histoire. On a vu que les Arabes musulmans de Palestine ont réussi à mettre en place leur tactique d’entrisme à l’Unesco qui les a accueillis d’autant plus facilement que cela faisait des années qu’y existait un militantisme révisionniste. On a ainsi vu l’Unesco publier un rapport en 2010 où il était question d’un certain Moussa Ben Maimoun — dénomination qui islamise le grand philosophe et médecin juif Maïmonide. La même année, l’Unesco a adopté une résolution transformant deux sites juifs en lieux musulmans (le tombeau de Rachel à Bethlehem et le Tombeau des Patriarches à Hebron étant considérés comme des mosquées). Cette expropriation des Juifs de l’histoire du Proche-Orient est intellectuellement risible mais elle n’en constitue pas moins une stratégie efficace à partir du moment où elle reçoit autant de soutiens institutionnels. Cela passe également par la mise en place d’un réseau lexical qui permet ce narratif nationaliste. Car les mots sont aussi des armes politiques.

Par Jean Szlamowicz

Linguiste, traducteur, maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, Jean Szlamowicz est l’auteur de Détrompez-vous ! Les étranges indignations de Stéphane Hessel décryptées (Éditions Intervalles)

1 « L’ENS, la justice et les militants » sur le site www.raison-garder.info

2 La description que fait l’IFPO de sa mission est la suivante : « Dans chacune des disciplines des sciences humaines et sociales, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, l’institut est au service de la connaissance d’une région où il promeut la coopération avec la Syrie, le Liban, la Jordanie, mais également les territoires palestiniens et l’Irak. » Selon ce programme scientifique ambitieux, de toute évidence, Israël ne fait pas partie du Proche-Orient et ne mérite pas d’être étudié…

3 Etaient donc annoncés : la responsable du pôle patrimoine mondial (Sous-direction de la Diversité culturelle et du Patrimoine Mondial, Ministère des Affaires étrangères et européennes), le chef du département des Affaires européennes et internationales, direction générale des patrimoines, la sous-directtrice des échanges scientifiques et de la recherche (Ministère des Affaires étrangères et européennes), un représentant de la sous-direction des Affaires européennes et internationales (ministère de la culture), etc.

4 « Des fouilles comme celles-ci, à Naplouse, donnent l’occasion aux Palestiniens d’écrire et de réécrire l’histoire de la Palestine à partir de sources primaires », tiré de « In Palestinian city, diggers uncover biblical ruin » (Associated Press, 08.02.11).

5 Idem.

6 « Le monastère de Saint-Hilarion à Umm-el-‘Amr (bande de Gaza) » par Hassoune, Ayman , Elter, René. Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 2004, Volume 148, Numéro 1, pp. 359-382.

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KM

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