Dans le désert du Néguev, une association d’étudiants, Ayalim, remet au goût du jour la geste pionnière des premiers sionistes. Rencontre avec ces jeunes gens qui, dans une ambiance de kibboutz moderne, veulent peupler et développer le territoire israélien.
C’est un petit village du nom d’Ashalim, au milieu du désert du Neguev, à mi-chemin entre Beer-Sheva et la frontière égyptienne. D’un côté du village se trouvent une centaine de villas où demeurent des familles. De l’autre côté se juxtaposent des mobil-home et une trentaine de maisons carrées à deux étages, façon architecture marocaine, qui abritent une dynamique communauté étudiante –c’est le «quartier» de Kfar Adiel.
Kfar Adiel ne cesse de s’étendre: les engins de construction s’y agitent toute la journée, préparant le terrain pour la construction de soixante nouvelles maisons. Dix ans auparavant il n’y avait, dans cette partie du village, que deux modestes caravanes.
L’histoire du village d’Ashalim est ancienne, à l’échelle de l’histoire de l’Etat d’Israël: dans les années 1950 un kibboutz du même nom avait été installé à quelques kilomètres au nord du village actuel. Sans succès.
En 1979, le village renaît sous la forme d’une implantation communautaire, avec une douzaine de familles; mais l’absence d’infrastructures, l’isolement géographique, l’éloignement des centres économiques, empêchent la venue de nouveaux habitants. Dès lors, le village se dépeuple progressivement.
Dans les années 1990, le gouvernement israélien se décide finalement à investir dans la région, notamment à travers la construction de routes dignes de ce nom. Malgré cet effort, Ashalim ne voit sa population qu’augmenter très légèrement. De cinq familles en 1997, on passe à quatorze familles en 2002. Par comparaison, ce sont aujourd’hui 98 familles qui habitent le village.
La raison de cette croissance exponentielle tient en un nom: Ayalim, une association d’étudiants fondée en 2002. C’est une organisation à but non lucratif, dont le budget –14 millions de shqualim, un peu moins de 3 millions d’euros– est assurée à 60% par le gouvernement et à 40% par les donations de philanthropes et de membres de la communauté juive en diaspora, notamment par le biais de l’Agence juive.
Il y a encore trois ans encore, seuls ces dons-là faisaient vivre l’association. Les pères fondateurs d’Ayalim souhaitaient remettre au goût du jour la geste pionnière des premiers sionistes, en impliquant des étudiants de tous horizons dans le développement des deux régions périphériques d’Israël, la Galilée et le Neguev –lesquels représentent 65% du territoire national mais seulement 8% de son économie.
Sionisme: le mot ne fait pas peur à Eyran Shlomi, 31 ans, membre d’Ayalim depuis 2010 et sur le point d’être diplômé en histoire médiévale à l’université Ben-Gourion de Beer-Sheva.
Il précise même le terme: «néo-sionisme». Car nous ne sommes plus ici dans le «sionisme de papa», celui d’un modèle socialiste démocratique, d’une société strictement encadrée, et des kibboutzim admirés par les déçus d’autres expériences collectivistes.
Et si, jusque dans les années 1970, le projet sioniste était largement consensuel, le mot est par la suite tombé en déshérence –de la résolution 3370 de l’ONU, qui le condamne comme une «forme de racisme», à l’apparition d’un «antisionisme» dont on ne sait jamais ce qu’il signifie réellement.
En Israël même, les remises en question du sionisme se sont succédées: ses origines ont été revues et corrigées par une partie des Nouveaux Historiens; la libéralisation économique, l’occidentalisation et l’urbanisation du pays ont mis à mal les fondements du sionisme travailliste, celui-là même qui, pendant les trente premières années d’Israël, avait permis à ce pays d’acquérir la sympathie d’une large part de l’opinion mondiale.
On parlait alors de post-sionisme: ne plus tant considérer Israël comme l’Etat des juifs du monde entier, mais comme l’Etat des Israéliens ou, comme dit un Shlomo Sand, des «Judéo-Israéliens»; revoir les conditions d’acquisition de la nationalité, en s’acheminant vers le dyptique «droit du sol / droit du sang»; assumer l’idée qu’Israël n’était plus menacé de destruction, et établir des frontières définitives –voire, pour certains, établir un Etat binational.
Les années 2000, la Seconde Intifada ont entraîné un raidissement politique et sécuritaire, et les idées post-sionistes sont devenues marginales, tandis que certains de ces soutiens exerçaient un virage à 180° –voir par exemple la trajectoire intellectuelle de l’historien Benny Morris, spécialiste de la Guerre de 1948 et de la question de l’exode des Palestiniens. Pour autant, aucun nouveau modèle n’avait pris la place d’un sionisme et d’un post-sionisme déconsidérés.
David Ben-Gourion, le père de l’Indépendance, disait déjà il y a cinquante ans:
L’association Ayalim fonctionne justement sur ces deux bases: d’une part, l’aspect matériel, physique, qui est l’extension et le développement des communautés installées dans le nord et le sud de l’Etat d’Israël, suivant en cela la tradition des pionniers du Yishouv de la première moitié du XXe siècle. Il faut conquérir le territoire en exploitant ses possibilités et, selon l’expression consacrée, «faire fleurir le désert».
Toutefois, plutôt que de transformer les vastes espaces désertiques en terrains agricoles, l’objectif est plutôt ici de construire une myriade d’implantations, afin d’assurer le développement économique et démographique de la région.
A Kfar Adiel, les maisons sont bâties par les membres de l’association eux-mêmes, sous la supervision de professionnels. En 2011, seize maisons sont ainsi sorties de terre en quatre mois.
Les étudiants sont bien aidés dans cette tâche par les «shinshinim», le surnom de ceux qui font leur «shnat sherout». Ce sont 70 volontaires soigneusement sélectionnés parmi 500 postulants, âgés de 18 ans. Ils reportent d’un an leur service militaire –trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes– afin d’effectuer une sorte de service civique particulièrement épuisant –dix heures de travail par jour, six jours sur sept– sans aucune contrepartie sinon un maigre salaire de quelques centaines de shqalim par mois, la conscience de la bonne action, et une incorporation parfois facilitée dans le corps des officiers de Tsahal.
Ces shinshinim, en compagnie des autres membres d’Ayalim, participent également à l’autre facette du projet de l’association: l’action sociale.
L’action sociale est en effet une obligation pour tous les membres d’Ayalim, à raison de 300 heures par an, rémunérées à hauteur de 10.000 sheckels. 50 heures de travail associatif ont lieu dans le village de résidence lui-même. Organisation de cours de langues, d’art, de sport, de cuisine et activités extra-scolaires pour les enfants, ce sont tous ces services qui attirent les familles et expliquent en grande partie la croissance démographique du village.
A part la petite épicerie, on trouve à Ashalim une bibliothèque installée dans une sorte de yourte en brique, et un bar tenu par les étudiants eux-mêmes. Une salle de cinéma, financée par les dons de philanthropes américains et de la fédération juive du Grand Los Angeles, vient même d’ouvrir. Eyran l’assure:
Les 250 heures restantes sont dévolues à la communauté en général: 125 heures de tutorat individualisé pour les écoliers de la région, âgés de 6 ans à 14 ans, et 125 heures pour des projets de groupe, comme le projet Ofarim.
Les membres d’Ofarim organisent des activités extra-scolaires d’éveil pour les enfants: initiation à la danse, à la musique, à la science. Le projet Khamama propose lui, à travers la construction d’une maison verte, d’éduquer les enfants à la connaissance de la nature.
Eyran Shlomi est responsable d’un projet Khamama dans une école pour bédouins à vingt kilomètres d’Ashalim, où sont scolarisés les enfants du village de Bir-Hadadj.
Une «maison verte» a été construite dans la cour de l’école. Il y a à l’intérieur quatre tables, pour chacune des phases de culture en pot. Les enfants y font pousser des fruits et légumes, destinés à être consommés ou vendus.
Deux fois par semaine, les écoliers, avec des membres d’Ayalim, s’occupent de l’entretien du lieu et suivent l’évolution des phases de culture. A l’extérieur de la Maison Verte, un petit jardin a été aménagé pour la dernière phase, celle de la culture en terre. C’est aussi l’occasion d’activités ludiques ou de cours de langues: les écoliers apprennent l’arabe aux membres d’Ayalim, tandis que ces derniers leur enseignent l’hébreu.
Alexander «Lex» Paul, 27 ans, est membre de l’association Ayalim. Il est né et a grandi à Los Angeles, et est diplômé d’histoire de l’université de Santa Cruz. En mars 2011, il arrive pour cinq mois en Israël, «à la recherche des kibboutzim du passé». Hélas, ceux-ci n’existent quasiment plus.
Inscrit à l’université de Beer-Sheva, il découvre l’association Ayalim et son implantation d’Ashalim:
Il n’hésite d’ailleurs pas à comparer les modèles des premières installations sionistes aux implantations d’Ayalim:
Néanmoins, il fait la part des choses:
Après cinq mois, Lex a finalement décidé de devenir citoyen israélien. Sans regrets:
Il en rit:
Aujourd’hui, Lex a deux missions particulières au sein de l’association. D’une part, il imagine, propose, et met en route de nouveaux projets d’Ayalim, afin que les étudiants, attirés par des programmes de plus en plus divers et de plus en plus adaptés à leur différentes compétences, continuent d’affluer chaque année. D’autre part, il est chargé de relations publiques pour l’association:
Certaines implantations d’Ayalim sont situées dans les villes elles-mêmes. C’est le cas de Daleth, qui tire son nom du quartier en difficulté de Beer-Sheva où elle est située.
Ici, les étudiants se chargent d’aider les personnes âgées, participent à la réfection des bâtiments, aménagent des espaces verts dans le quartier. Ils y organisent également des projets Ofarim et Khamama pour les enfants.
La prochaine implantation d’Ayalim doit se faire à l’été 2012, à Arad, non loin de la mer Morte. 35 étudiants devraient s’y installer. Ces communautés urbaines ont donc plus spécifiquement en vue l’aspect social que l’aspect pionnier.
Ayalim est aussi le résultat en creux d’une absence: celle de l’Etat. Dans un pays où 50% du budget annuel est consacré aux dépenses de sécurité, le recours aux ONG alimentées par les donations de la communauté juive s’avère indispensable, même lorsque le gouvernement, comme dans le cas d’Ayalim, finit parfois par participer financièrement.
Pour autant, l’association a parfaitement su garder son indépendance. Deux comités, pilotés l’un par les donateurs étatiques et l’autre par les donateurs extérieurs, proposent chaque année différents projets, et conservent un droit de regard sur le fonctionnement de l’association; mais c’est le comité directeur, composé par les fondateurs d’Ayalim, qui se charge de décider du lancement des programmes et statue sur le choix des membres.
5.000 dossiers sont déposés chaque année, parmi lesquels seuls les plus motivés sont choisis. Le nombre des reçus varie, selon les besoins du moment, le nombre de diplômés quittant automatiquement l’association, l’ouverture de nouvelles implantations.
Aujourd’hui, ils sont près de 650, répartis sur 13 implantations. Ashalim–Kfar Adiel, berceau de l’association, est la principale communauté, et comprend 70 étudiants.
Pour Eyran, Ayalim participe d’une redécouverte de ce projet:
Cette phrase revient souvent dans la bouche des différents membres de l’association, comme si le processus d’adhésion au projet était long, comme si rien ne le déterminait.
Pour Lex, le projet de l’association Ayalim est en fait un retour aux origines du sionisme, par-delà son objectif national désormais achevé.
Pour Rakhel Shmarya, 22 ans, apposer «néo» à «sionisme» n’est pas forcément nécessaire:
Rakhel a un profil particulier: très religieuse, elle a grandi dans une «implantation» de Samarie, Har Bracha, sur le mont Grizim, à quelques kilomètres de Naplouse. Voilà comment elle définit sa communauté:
Rakhel est venue à Ashalim pour rompre avec ces usages. Pendant trois mois, à l’été 2010, elle a participé à une grande randonnée dans tout Israël, un programme du nom de «Shvil Israël», et a pris ainsi goût à la coexistence avec «des gens différents, qui ne pensent pas comme moi, et ne viennent pas du même milieu que moi».
Elle se rend alors compte qu’elle veut vivre avec ces «gens différents», mais hors du centre d’Israël, dans une de ces zones périphériques où tout reste à faire. Elle a postulé pour devenir membre d’Ayalim avant même de s’inscrire officiellement en histoire à l’université de Beer-Sheva.
Au sein de l’association, elle s’occupe d’un centre pour la jeunesse, «Gamal» –le chameau– situé dans le quartier défavorisé de Vav, à Beer-Sheva: aides aux devoirs, yoga, cours de premiers secours, excursions dans la nature, etc.
La vie à Ashalim, pour Rakhel, n’est pas toujours simple:
Et effectivement, lorsqu’on demande aux autres habitants d’Ashalim ce qu’ils pensent de Rakhel –qui respecte toutes les règles religieuses, de la cashrout au shabbat, ne s’habille qu’en robe, refuse tout contact physique–, le terme de «bizarre» revient souvent.
Il y a aussi dans ce projet des connotations politiques, et plus largement l’entreprise d’une génération.
Lex:
A propos du conflit israélo-palestinien, qu’on ne perçoit pas vraiment à Ashalim, «la paix est loin», pense Lex.
Le Neguev est un territoire largement militarisé, moins au sol d’ailleurs que dans le ciel: il n’existe qu’un mince corridor pour les avions civils qui font la liaison Tel-Aviv-Eilat; tout le reste est réservé aux pilotes de Tsahal.
Pour Eyran, le principal obstacle à la paix est «la fierté: fierté des Israéliens, fierté des Palestiniens. La fierté empêche la reconnaissance mutuelle, la bonne entente, et même le divorce entre les deux peuples».
Lex et Eyran s’entendent pour dire que le projet Ayalim participe d’une autre politique, celle du développement du pays à l’intérieur de frontières appelées, selon toute vraisemblance, à être définitives.
La coopération avec les bédouins est aussi un aspect positif du projet d’Ayalim: les tribus bédouines ont longtemps été les grandes oubliées d’un pouvoir central pour lequel, contrairement aux druzes par exemple, elles n’éprouvent pas de réel sentiment d’attachement, et avec lesquelles les relations sont toujours un peu méfiantes.
Mais progressivement, à travers des projets comme Khamama, cet état de fait évolue vers une coexistence plus apaisée.
Eyran et les principaux managers de l’association à Kfar Adiel prévoient d’organiser une excursion à bicyclette dans le désert, avec les enfants juifs du kibboutz (privatisé) de Machabé Sadé et les enfants bédouins de Bir Hadadj. L’été dernier, il y avait déjà eu une sortie collective à la piscine de Machabé Sadé –une première pour les enfants bédouins.
Et le développement économique du Neguev est aussi une manière de revenir sur une histoire régionale compliquée. Pendant plus de quarante ans, et malgré les proclamations des autorités, le Neguev a été globalement considéré comme la décharge d’Israël.
Les gouvernements successifs y ont installé des usines de produits chimiques hautement toxiques, comme Ramat-Khobav, près de Beer-Sheva. Ils y ont aussi construit des «villes de développement» comme Ofakim, Yeroukham, Dimona (et la centrale nucléaire), sans se soucier de l’esthétique ou des infrastructures, pour abriter les centaines de milliers de juifs orientaux expulsés des pays arabes de 1948 à la fin des années 1950.
L’objectif était alors de répartir la population sur l’ensemble du territoire, et d’éviter le surpeuplement de la région centrale. Il fallait aussi donner un toit à ces populations le plus vite possible, et sans trop dépenser. Les habitants, eux, en ont plutôt tiré un sentiment d’exclusion.
Eyran:
Mais aujourd’hui, tout en douceur, et malgré les nombreux obstacles toujours en place, le Neguev revit.
En quarante-trois d’existence, l’université de Beer-Sheva, où étudient presque tous les jeunes membres d’Ayalim vivant à Ashalim, est devenue l’un des principaux pôles d’attraction de la région.
Du coup, les loyers explosent, alors même que les immeubles occupés par les étudiants sont justement ceux construits à la va-vite pour accueillir, dans les années 1950, les nouveaux immigrants. Le prix du mètre carré à la location se rapproche dangereusement de celui de Tel-Aviv. Or la flambée de l’immobilier est l’une des causes de la protestation sociale de l’été 2011 –la «révolte des tentes».
Cette inflation est aussi l’une des raisons qui poussent certains étudiants à venir habiter à Ashalim. Ici, le loyer est fixe, que le logement soit un mobil-home ou une maison en dur: 1.000 shqalim par mois pour un célibataire, 600 shqalim pour un couple. Une carte annuelle de transport routier est offerte à tous les membres, et le village est relié à Beer-Sheva par une ligne d’autobus.
Le soir, un autocar est même réservé exclusivement aux étudiants de Kfar Adiel, et fait la liaison directe entre l’Université de Beer-Sheva et le village. Sans parler des règles tacites du partage: à Kfar Adiel, il est fréquent de faire le tour des maisons pour aller d’un repas à l’autre.
Le projet à long terme de l’association Ayalim est d’accentuer le développement des régions périphériques, en multipliant les implantations communautaires.
Pour Lex, «des liens se créent entre les membres de l’association: on vit ensemble, et on fait des choses ensemble. La dynamique de groupe est très importante, tant au plan social qu’individuel: on est heureux ici. Et on a envie de continuer à vivre ensemble après les études, après avoir quitté l’association.»
Depuis huit ans, 85% des membres d’Ayalim ont continué de s’engager hors de la structure, en fondant de nouvelles communautés, ou en renforçant des implantations déjà existantes. Certains y ont fondé des familles.
Eyran et Lex, avec d’autres camarades d’Ashalim pensent partir renforcer un village au nord-ouest d’Arad, Amassa. Amassa est situé sur la dernière colline des monts de Judée, à l’intersection avec le désert de Judée et le désert du Neguev.
Ce village peuplé par quinze familles, dont quelques juifs messianiques, est particulièrement faible au plan social et économique. Ses habitants se montrent très désireux de voir arriver ces jeunes pionniers.
Ben-Gourion disait:
Les habitants d’Ashalim recherchent des fonds pour obtenir un service de transport gratuit entre Amassa et Jérusalem, au moins pour un an. A quelques kilomètres d’Ashalim, quelques caravanes et le drapeau d’Israël marquent l’éclosion d’un autre village; les implantations en hébreu, sont très symboliquement nommés «gar’in»: la graine.
Raphaël Czarny SLATE.Fr Article original