«Dictionnaire philosophique» d’André Comte-Sponville. Aujourd’hui: « Judaïsme ».C’était au début des années 1980. Je rencontre un ancien condisciple de khâgne et de la rue d’Ulm, que j’avais perdu de vue depuis nos années d’études. Nous prenons un verre, nous faisons en vitesse le bilan de nos vies. Le métier, le mariage, les enfants, les livres projetés ou en cours… Puis mon ami ajoute

– « Il y a autre chose. Maintenant, je retourne à la synagogue.
– Tu étais juif ?
– Je le suis toujours !
– Comment l’aurais-je su ? Tu n’en parlais jamais…
– Avec le nom que je porte !
– Tu sais, quand on n’est ni juif ni antisémite, un nom, sauf à s’appeler Lévy ou Cohen, cela ne dit pas grand-chose… J’ai gardé de toi le souvenir d’un kantien athée. Ce n’est pas une appartenance ethnique ou religieuse ! »

De fait, cet ami faisait partie de cette génération de jeunes Juifs si parfaitement intégrés que leur judéité, pour qui en était informé, semblait comme irréelle ou purement réactive. Ils donnaient raison à Sartre : ils ne se sentaient juifs que pour autant qu’il y avait des antisémites. Beaucoup d’entre eux, plus tard, feront ce chemin d’une réappropriation spirituelle, qui donnera un sens positif – celui d’une appartenance ou d’une fidélité – au fait d’abord contingent d’être juif. L’ami dont je parle fut le premier pour moi d’une longue série, qui me donnera beaucoup à réfléchir. Peut-être avions-nous tort de dénigrer systématiquement le passé, la tradition, la transmission ?

Mais je n’en étais pas encore là. En l’occurrence, c’est surtout la question religieuse qui me turlupinait. Je lui demande :
– « Mais alors, maintenant… tu crois en Dieu ?
– Tu sais, me répond-il en souriant, pour un juif, l’existence de Dieu, ce n’est pas vraiment la question importante ! »

Pour quelqu’un qui a été élevé dans le catholicisme, comme c’est mon cas, la réponse semblait étonnante : croire ou non en Dieu, c’était la seule chose, s’agissant de religion, qui me paraissait compter vraiment ! Naïveté de goy. Ce que je lisais, dans le sourire de mon ami, c’était tout autre chose : qu’il est vain de centrer une existence sur ce qu’on ignore, que la question de l’appartenance – à une communauté, à une tradition, à une histoire – est plus importante que celle de la croyance, enfin que l’étude, l’observance et la mémoire – ce que j’appellerai plus tard la fidélité – importent davantage que la foi.

Le judaïsme est religion du Livre. Je sais bien qu’on peut le dire aussi du christianisme et de l’islam. Mais pas avec la même pertinence. « Le judaïsme, ajoute mon ami, est la seule religion pour laquelle le premier devoir des parents est d’apprendre à lire à leurs enfants… » C’est que la Bible est là, qui les attend, qui les définit. Pour un chrétien, sans doute aussi pour un musulman, c’est Dieu d’abord qui compte et qui sauve : le Livre n’est que le chemin qui en vient et y mène, que sa trace, que sa parole, qui ne vaut absolument que par Celui qui l’énonce ou l’inspire. Pour un juif, me semble-t‑il, c’est différent.

Le Livre vaut pour lui-même, par lui-même, et continuerait de valoir si Dieu n’existait pas ou était autre. D’ailleurs, qu’est-il ? Nul prophète juif n’a prétendu le savoir, mais seulement ce qu’il voulait ou ordonnait. Le judaïsme est religion du Livre, et ce Livre est une Loi (une Torah) bien davantage qu’un Credo : c’est ce qu’il faut faire qu’il énonce, bien plus que ce qu’il faudrait croire ou penser ! Orthopraxie, plutôt qu’orthodoxie. On peut croire ce qu’on veut, penser ce qu’on veut, c’est pourquoi l’esprit est libre. Mais point faire ce qu’on veut, puisque nous sommes en charge, moralement, les uns des autres.

Si le Christ n’est pas Dieu, s’il n’est pas ressuscité, que reste-t‑il du christianisme ? Rien de spécifique, rien de proprement religieux, et pourtant, à mes yeux d’athée, l’essentiel : une certaine fidélité, une certaine morale – une certaine façon, parmi cent autres possibles, d’être juif…

Il m’est arrivé, quand on m’interrogeait sur ma religion, de me définir comme goy assimilé. C’est que je suis judéo-chrétien, que je le veuille ou pas, et d’autant plus assimilé, en effet, que j’ai perdu la foi. Il ne me reste que la fidélité pour échapper au nihilisme ou à la barbarie.

Il y a quelques années, lors d’une conférence à Reims ou à Strasbourg, je ne sais plus, j’eus l’occasion de m’expliquer sur ces deux notions de foi et de fidélité. Après la conférence, qui se tenait dans une faculté, se tient une espèce de cocktail. On me présente un certain nombre de collègues et de notables. Parmi ceux-ci, un rabbin.

« Pendant votre conférence, me dit-il, il s’est passé quelque chose d’amusant…
– Quoi donc ?
– Vous étiez en train de parler de fidélité. Je dis à l’oreille de l’ami qui m’accompagnait : “Cela me fait penser à une histoire juive. Je te la raconterai tout à l’heure…”
– Et alors ?
– Alors, c’est l’histoire que vous avez racontée vous-même, quelques secondes plus tard ! »

Voici donc cette histoire, qui me paraît résumer l’esprit du judaïsme, ou du moins la part de lui qui me touche le plus, et qu’il me plaît de voir ainsi, en quelque sorte, authentifiée.

C’est l’histoire de deux rabbins, qui dînent ensemble. Ils discutent de l’existence de Dieu, et concluent d’un commun accord que Dieu, finalement, n’existe pas. Puis ils vont se coucher… Le jour se lève. L’un de nos deux rabbins se réveille, cherche son ami, ne le trouve pas dans la maison, va le chercher dehors, et le trouve en effet dans le jardin, en train de faire sa prière rituelle du matin. Il va le voir, quelque peu interloqué :
– Bah ! qu’est-ce que tu fais ?
– Tu le vois bien : je fais ma prière rituelle du matin…
– Mais pourquoi ? Nous en avons discuté toute une partie de la nuit, nous avons conclu que Dieu n’existait pas, et toi, maintenant, tu fais ta prière rituelle du matin ! »

L’autre lui répond simplement :
« Qu’est-ce que Dieu vient faire là-dedans ? »

Humour juif : sagesse juive. Qu’a-t‑on besoin de croire en Dieu pour faire ce que l’on doit ? Qu’a-t‑on besoin d’avoir la foi pour rester fidèle ?

Dostoïevski, à côté, est un petit enfant. Que Dieu existe ou pas, tout n’est pas permis : puisque la Loi demeure, aussi longtemps que des hommes s’en souviennent, l’étudient et la transmettent.

L’esprit du judaïsme, c’est l’esprit tout court, qui est humour, connaissance et fidélité.

Comment les barbares ne seraient-ils pas antisémites ?

Dictionnaire philosophique
André Comte-Sponville
1654 définitions . 1120 pages. 29 €
© Éditions PUF, 2013

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david

Jean, pompeux, pédant, prétentieux et peu convaincant. J’en garde un amer gout de bile entre les gencives. Je vais cracher et je reviens.

Ayinair

Chabbat shalom

Jean

Pourquoi pas ?

Chabbat chalom

Ayinair

Faites lire notre échange à des tiers, c’est tout ce que je peux vous proposer pour refroidir vos émotions et vous dissuader d’inverser les rôles.

Jean

 » et quelque puisse être l’opportunisme  » Ayinair

En Français , on écrit  » quel que puisse être l’opportunisme  » (quel opportunisme ), car quel (adjectif indéfini ) se rapporte à opportunisme

 » Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement  » Boileau (et s’écrit correctement si possible )

Jean

J’ai pris la peine de vous répondre avec bon sens et calme

Et vous montez sur vos grands chevaux .

Vous devez porter une grande dose d’émotivité , de frivolité and last but not least de mépris de soi

Allez pleurer dans les bras de votre bien aimé

Je pense que la K.M. vous suivra mais je peux me tromper

Etes vous Juifs d’abord ? Et quels Juifs ?

Plaisantin

Ayinair

j’ai failli ne pas vous répondre, mais vous êtes trop imbu de vous-même.

Vous n’êtes pas le premier à avoir découvert dans le monothéisme juif le rejet des sacrifices humains, de l’esclavage, etc
Tout cela est résumé dans Hillel – et quelque puisse être l’opportunisme de ACS, dont je ne sais rien et qui n’est pas plus mon mentor que le vôtre, vous ne supportez pas qu’il l’affirme ici, lui le premier de ce débat-ci ? dans cette interview ?

C’est de la haine puérile. Tous vos qualificatifs méprisants vous désignent parfaitement.

Jean

Pour ne pas prendre le risque d’être incompris _alors que je prétends être très clair_ j’ajoute que le monothéisme juif est , implicitement , un radical humanisme (e non sacrifice d’Isaac symbole du rejet des sacrifices humains courants à l’époque et qui sous d’autres formes subsistent , Syrie,etc…., un rejet de l’esclavage (Pessah )……

Que la primauté de la loi organiquement reliée au créateur un du monde est la traduction séculaire de l’humanisme chevillé , implanté au cœur du monothéisme juif .

Quand on connait l’opportunisme de la pensée de votre mentor A.C.S. , du Christianisme à Nietzsche l’écorché vif , on ne peut que vous renvoyer au fond de la….. classe pour y continuer vos rêveries d’adolescents demeurés mais instables

Jean

K.M. , Ayinair, c’est votre droit de vouloir être aimé , estimé par les non Juifs

Je ne suis ni Mitnague, ni Habad , ni même pratiquant mais je rejette ceux qui , pour une cuillerée de lentilles , bradent le grand message monothéiste juif , ses valeurs , ses présupposés , sa si cohérente et incontournable intransigeance théorique .

Prenez la peine de lire les auteurs cités, ajoutez y Kant et Heidegger

Après , ayant rangé au placard , qui ses poupées , qui ses dominos, vous aurez non le droit (car vous le prenez et en abusez ) mais la légitimité de venir discuter sur le sujet de la transcendance

KM

Entièrement d’accord avec vous Ayinair ! Il me semble d’ailleurs que le Livre de JONAS confirme votre dernière phrase, quand JONAS est sauvé de la baleine par les pêcheurs.

Ayinair

comment j’affirme ce que j’affirme ? à partir de l’interview que j’ai lue, je l’ai écrit.

Il n’y a pas besoin de longs développements pour être clair : Shammai avait refusé de répondre au Grec qui lui réclamait un résumé de la Thora, Hillel a répondu en 2 phrases qui ont fait le tour du monde « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. Maintenant va, et étudie. »

Je n’ai pas l’impression que vous obéissiez beaucoup à l’injonction…

Il y a eu des rav pour affirmer que certains athées sont plus près de ha schem que ceux qui croient à des fadaises, ne le comprenez-vous pas ?

Jean

 » d’être aveugle au sujet qu’il aborde, c’est vous qui l’êtes à son égard. Shalom » Ayinair

Gardez votre shalom et tâchez d’être moins brutal; en particulier si vous n’avez rien lu de A.C.S., COMMENT POUVEZ VOUS AFFIRMER CE QUE VOUS AFFIRMEZ ?

Il se dit athée et vous voudriez lui trouver une acceptation de la transcendance ?

Allez jouer aux billes ou aux dominos

Ayinair

Je n’ai pas été élève d’A.C.S. et je n’ai rien lu de lui autre que l’article que vous commentez.
Et pourtant il me semble assez évident qu’il ne nie pas la transcendance, mais refuse que qui que ce soit impose à d’autres sa propre vision de la transcendance ; qu’il reconnaît en cela sa dette – et celle de l’humanité entière – envers le judaïsme ; et que loin d’être aveugle au sujet qu’il aborde, c’est vous qui l’êtes à son égard.
Shalom

Jean

J’ai connu A.C. S quand j’étais étudiant de philo à la Sorbonne .

Ce monsieur n’est l’invité des medias que parce qu’il est bien représentatif de l’époque , dans la lignée du renégat Spinoza , certes grand philosophe mais Juif pétri de marranisme et du penseur syphilitique (donc grand malade à vie ) écorché vif, , réactionnel , F. Nietzsche.

Quel est le lien entre ces trois personnages différents et appartenant à des sphères de temps et d’espaces différents d’une Europe chrétienne ?

La négation de la transcendance .

André Comte Sponville , agrégé frais émoulu, n’a pas réalisé que l’attribut essentiel du monothéisme juif , monothéisme le plus accompli , avait pour attribut essentiel la primauté de la transcendance sur l’immanence même si immanence (finitude , liberté , responsabilité individuelles) et transcendance (valeurs juives, lois ) s’interpénètrent et forment une unité( certes contradictoire )

Qu’il lise ou relise Hermann Cohen , Jacob Gordin ou Léon Ashkenasi(Manitou ), Emmanuel Lévinas et il comprendra .

En attendant , qu’il cesse de ramener sa fraise car il n’apporte rien d’intéressant

KM

J’ai beaucoup aimé lire cet article. Enfin un peu de paix véritable ! Dans un monde qui montre de jour en jour un peu plus d’antisémitisme et d’antisionisme (de fausseté et de lâcheté aussi).
André Comte-Sponville est un goy-athée, comme il se définit lui-même, qui a vraiment compris les profondeurs du Judaïsme, et sans doute bien mieux que certains Juifs.
J’y ajouterais, et cela n’engage que moi, que le Judaïsme est le fait d’être Libre pour l’Eternité, et ce depuis la sortie d’Egypte.
J’ajouterais également que chaque Juif a sa part dans le OLAM ABA, c’est à dire le monde à venir, et qu’il n’y a donc pas de peur de l’enfer ou autre. Bref, nul Juif n’est « supérieur » à l’autre, simplement différent de par ses origines, sa culture, son éducation, ou sa sexualité même. Et personnellement c’est ainsi que je le comprend et c’est ce que j’aime dans le Judaïsme.
Pour illustrer également le texte d’André Comte-Sponville, je raconterais une autre histoire Juive :
Un Samedi un Juif rencontre le Rabbin dans la rue et le Rabbin lui demande s’il croit en D.ieu parce qu’il ne l’a pas vu à la Synagogue. Le Juif lui répond : je te répondrai demain. Le lendemain le Rabbin l’appelle et lui repose la question : crois-tu en D.ieu ? Et le Juif répond NON. Le Rabbin lui demande alors : mais pourquoi ne m’as-tu pas répondu hier ? Et le Juif lui répond : parce qu’hier c’était SHABBAT !