Constantine 1961: l’exode inoublié (vidéo)

 par Raphaël Draï Z’l

La mémoire peut se définir de différentes façons: conservatoire de ce qui fut , irréversiblement , ou préservation de ce qui sera , contre tout pronostic  oraculaire ou tout jugement de la Fatalité. Pour ma part, j’y vois une forme de ténacité . Celle de l’esprit , et même du corps luttant contre les dissolutions de l’oubli sous le seul prétexte que le temps passe, qu’il a passé .

Et après ! Qu’il passe donc mais sans nous entraîner à sa suite . Autrement que deviendrait la vocation humaine au témoignage  en direction d’un avenir jamais  renoncé ? C’est donc un témoignage que je voudrais livrer en ces quelques lignes sur ce que fut mon départ brutal d’Algérie, en septembre 1961, il y a plus de quarante ans .

A Constantine , ma ville natale , depuis plusieurs mois déjà l’on  tuait  sans répit. Les rues étaient devenues  des  abattoirs où les exécuteurs du FLN et les commandos de l’OAS se donnaient furieusement la réplique.  L’assassinat de Raymond  Leyris  sur injonction du FLN  fut ressenti par la communauté juive comme  le signe irréfragable du naufrage de l’ Algérie française et celui, désormais irrécusable , après quelques années de faux espoirs , du départ collectif .

J’ai quitté Constantine avant d’y avoir atteint mes vingt ans, mes parents ayant décidé que ma vie irait au-delà de cette limite, quitte à ce que ce fût de l’autre côté de la Méditerranée. Pourtant , ce départ a comme tranché mon existence en deux  puisque je ne suis plus revenu sur mes pas .

Depuis  cet arrachement , avec deux valises pour viatique , et si peu de livres échappés à ma bibliothèque d’enfant et de collégien , il n’est pas un jour où des images de Constantine , ma ville natale , ne me reviennent en tête. Images entêtées , entêtantes.

Elles ne veulent pas se dessaisir de ce qui les habite : une enfance et une adolescence continuant de vivre une vie propre , comme un témoin serrant prés de son corps le corps de son témoignage , et défendant l’un par l’autre. Comment un tel enfant d’abord , puis cet adolescent que j’ai été – et que suis resté,  malgré l’écoulement du temps chronologique et à cause de cette coupure , – ont –ils justement fait  corps avec une ville tout entière ? Une simple vue de Constantine suffirait à le faire comprendre.

Aucune ville natale ne se compare à une autre. L’on connaît des gosses de banlieues aussi fortement attachés à leur HLM que des châtelains à leur château . Me permettra t –on de soutenir que Constantine est tout de même une ville hors de l’ordinaire , si tant est qu’elle en soit une , et de commune représentation ?

Sa situation géographique, sa conformation topographique, ses anamorphoses géologiques, en font un site auquel le rêve seul convient . Clivée en son milieu par l’on ne sait quel accident sismique , ou  par quel mouvement rongeur d’au-delà du temps mesurable , elle donne à  la fois le sentiment de l’abîme et le souhait des ponts . Son histoire est accordée à rien de moins que celle du genre humain .

Son sol et son sous- sol, saturés de signes,  en constituent l’archive incessible, et cela depuis les temps scolairement qualifiés de temps « préhistoriques » . Pour qui voudrait s’en convaincre, il n’aurait qu’à consulter le Bulletin archéologique de l’ Est Constantinois, rescapé dans tel Musée parisien jouxtant le Jardin du Luxembourg .

A Constantine , la préhistoire est tellement présente qu’elle se fait histoire tout court , surtout lorsqu’elle incite sans répit à considérer , en pente remontante , ses strates de plus en plus antérieures. En ce lieu dit , l’ Humain a commencé .Bien prétentieux quiconque  viendrait assurer qu’il y fut le premier venu. Il suffirait de creuser un peu dans cette terre mémorielle pour le  déconsidérer. Ici, tous les conquérants rencontrèrent leurs prédécesseurs . En détournaient –ils  la tête qu’ils  se transformaient aussitôt en fantômes.

Lorsque j’ai quitté Constantine au mois de septembre  1961 , l’Algérie révolutionnaire était en train de se persuader qu’elle était né d’elle-même. L’explication n’en est pas malaisée . Pendant tout le temps qu’avait duré le régime français , la culture arabe et musulmane de cette partie de l’ Afrique du Nord avaient souffert cent dénis et mille dénégations .

La nouvelle Algérie se fondait sur une négation supplémentaire qui englobait les précédentes. Pour prétendre être née en 1962 , il lui fallait, à son tour ,  effacer les traces et les témoignages de ce qui l’avait précédée .

Pourquoi tant y insister? La révolution algérienne , sous la poigne impitoyable du FLN , excipait , en ce qui la concerne , de son antécédence en cette terre sur le colonialisme français. Les corps expéditionnaires du Roi de France n’avaient –ils pas débarqué sur les plages de Sidi Ferruch en 1832 , à peine ?  Ce genre d’argument à son revers .

L’ Algérie a-t-elle été musulmane  depuis l’aube de l’ Humanité ? N’avait –elle pas été elle aussi conquise au IXeme siècle de l’ère chrétienne par d’autres corps expéditionnaires , venus de bien plus loin  puisqu’ils priaient en se tournant vers la Mecque ? Et la chrétienté elle-même ne s’y était –elle pas développée à partir , notamment des  établissements juifs qui s’ étaient créés là depuis l’ère salomonienne ?

Ce n’est pas qu’en ces matières  faire assaut d’anamnèse , si l’on peut ainsi dire , soit recommandable . Mais une argumentation doit conserver sa  cohérence. Si l’antériorité est de nature à fonder une droit de priorité , alors en cette  terre appelée Algérie mais dont Algérie ne fut pas le nom premier , la présence juive s’atteste avant celle de toute autre population monothéiste , pour nous contenter de ce seul critère .

Autrement , pourquoi promouvoir les ruines tenaces de Timgad , chanter , après Camus , le vent  ombreux de Djémila  et le ciel qui s’ennuage au dessus de Tipasa ?  Lorsque Rome , en personne , a  fait mouvoir ses centuries sur ce sol  qui n’était pas désert , l’ Humain antérieur était déjà en mesure d’y élever sa protestation  dés lors que le pas cadencé des  troupes romaines  voulait y effacer ses traces . J’ai raconté ailleurs comment je fus amené en 1986 à rencontrer André Berthier , le conservateur du Musée de Constantine dans les années 30 .

Écolier, puis collégien, je puis dire qu’il ne se passait pas de semaine où je ne me rendais à ce Musée édifié sur le plateau du Koudiat . Avant de visiter et de revisiter ses galeries , je m’asseyais quelques instants sur l’un des bancs disposés  devant son escalier d’entrée . On pouvait y découvrir le panorama de la ville disposée en contrebas  et notamment la Mairie et la Préfecture .

A mes  yeux jamais habitués , il ne s’agissait pas d’un  point de vue  topographique seulement mais  bien d’un point de vue historique et presque mnémotechnique . Les institutions de la ville actuelle étaient envisagées à partir non pas d’une éminence géographique mais bien de sa mémoire pérenne , à laquelle je me trouvais en ces instants adossé.

Ensuite je pénétrais dans le Musée, m’attardant un peu dans son entrée avec la sensation physique d’un calmement du temps, d’une respiration  moins haletante des événements , ce que favorisait la diffusion d’une clarté de verrière , moins vive que celle qui astreignait nos regards à l’extérieur , surtout lorsque l’été sculptait la ville en arêtes vives , presque tranchantes , de lumière aveuglantes et d’ombres  vibratiles .

Mais c’est bien plus tard que dans son bureau de la rue des Archives , André Berthier me parla pour la première fois des stèles qu’il avait mises à jour dans le sous sol de Constantine et qu’il avait  confiées cette fois à un autre Musée , le Musée du Louvre. Il m’assura que ces stèles dites d’ El Hofra ( la Fouille) , portant des inscriptions en langue phénicienne, étaient en réalité des ex- votos  juifs , rédigés en cette langue si proche de l’ hébreu , comme des autres langues du groupe sémitique .

L’une d’elles porte cette inscription encore déchiffrable, se rapportant à un don votif , au sens biblique, un neder , appelant sur son auteur un haute bénédiction : « …che nadar N’azar ,shamâ le berakha ». Les références a Baal Hamon et à Tanit seraient de convenance .  Au fait, qu’est-ce qu’une langue sémitique sinon une langue se rapportant à la culture monothéiste ?

Mérite t-elle d’être ainsi qualifiée la langue amnésique qui s’imagine être née de ses propre mots , quitte à «  parricider » celles qui furent parlées  avant elle dans les lieux qu’elle veut recouvrir d’une chape de silence mortuaire ?  Une des plus anciennes pierres écrites que recèle la mémoire de Constantine porte ces mots latins : «  moles  in perpetuum  statura succederet » La solidité de la construction en sollicitait l’aval de  l’éternité .

Rome , maîtresse du monde , ne cédait pas à l’ inconscience du nouveau venu , de l’arriviste des victoires enivrées,  contemplant son nombril  pour y assigner les commencements de l’univers. Ses citoyens  acceptaient de s’insérer dans un  temps relatif à la perpétuité  mais qui n’était pas directement issu de ses flancs . De  1954 a 1962 , la guerre d’Algérie en décida autrement.  Le vent violent fait tourner d’un coup et par dizaines d’un coup les pages du Livre déchiré que la mémoire , inlassablement , recoud   .

Les Juifs d’Algérie avaient été faits  français en 1870 par l’application du fameux décret Crémieux . Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet ! Que cette mesure de circonstances avait servi à opposer Juifs et Musulmans en assimilant les premiers à l’élite de la France et en laissant les autres confinés dans l’asservissement et le mépris.

Il y eut probablement de cette sorte de calcul  parmi les autorités françaises mais cette considération ne saurait en masquer une autre : si les Juifs d’Algérie avaient été aussi heureux que le prétendent les histoires reconstruites après- coup  , pourquoi auraient –ils choisi la France ? Encore que ce choix ne fut pas exempt parmi eux de débats et d’interrogations fort inquiètes . Mais  le régime turc qui sévissait à Alger et à Constantine avait été trop souvent et trop durement celui du bon plaisir des beys et des deys  qui ployaient le cours du temps à leur humeur du moment .

Les nuits n’y tenaient pas toujours les engagements du jour ni le lendemain les promesses de la veille. Séquelles de l’ Histoire réelle  lorsqu’elle habite une mémoire peu oublieuse !  En 1940 , ce qu’avait accompli la république de Crémieux , l’ Etat de Pétain l’abrogea . Les Juifs d’ Algérie furent reconduits au statut précaire et incertain d’indigènes . Telles terres de Pologne , qui ne connaissaient que les allers , leur étaient ainsi confusément assignées par avance.

Le  débarquement allié sur les plages algéroises en novembre 1942 écarta la menace fatale. Cependant ,le décret Crémieux ne fut pas immédiatement rétabli. Malgré ces avanies , à nouveau les Juifs d’ Algérie choisirent la France. Bien peu la récusèrent lorsque à la Toussaint de 1954 se déclenchèrent «  les événements » que nul n’osait qualifier de guerre .

Plutôt que de toujours mettre en cause  la courte vue historique de cette population ne vaut –il pas mieux  s’interroger,  du côté de ses juges,  sur la lie qu’avaient  déposé en sa conscience des siècles de domination  islamique ?

Il ne suffira  pas de quelques  proclamations universalistes pour effacer les règles discriminatoires de la dhimma , de la djezia et du kharidj , de toutes ces dispositions réputées protectrices , en réalité asservissantes qui avaient fait rêver les Juifs de libération.

A l’intention de ceux qui se récriaient en déclarant que , à tout prendre , l’ Islam s’était montré plus hospitalier que la Chrétienté et qu’en ces temps là une réelle protection avait été  plutôt bonne à prendre , il était aisé de répondre  qu’à ce compte l’on ne comprenait pas pourquoi les arabes d’Algérie se révoltaient contre la France coloniale  qui les vouait , selon ses dires , et selon ses cadences , à la civilisation  .

Pour qu’une telle discussion eût pu s’engager et se développer , il eût fallu que la mort  nous laissât  quelque répit . La terreur , je l’ai dit , frappait à l’aveugle . On  prétend que le terrorisme est l’arme des faibles . Cela ne l’empêche pas de solliciter un sentiment de toute puissance chez ses adeptes.

Comment ne finirait –il pas par se prendre pour un Dieu omnipotent ou pour une Divinité létale , le lanceur de grenade offensive ou la poseuse de bombe ayant décidé de faire à lui seul , ou à elle seule , le plus grand nombre de victimes dans une salle de bal , dans un préau d’école ou dans un café , et cela au moment souverainement décidé ?

En ce temps là , l’on s’accoutuma de vivre sous l’obligation quotidienne du couvre feu , de la fouille à corps perpétuelle , des trains précédés de draisines  tandis que nos aînés et nos parents se trouvaient requis par la Territoriale pour surveiller ce qui ne pouvait l’être constamment.

La mort frappait , frappait . Comment oublierais- je les bombes qui explosèrent la veille de ma bar misva en 1955 non  loin du bain maure où selon la coutume je devais me rendre avec mes cousins et avec mes amis ? Comment s’effacerait –il de ma mémoire ce jour de juillet 1956 lorsqu’une grenade explosa au beau milieu des consommateurs de la Brasserie du Casino de Constantine , mélangeant le sang , l’anisette et l’orgeat ?

Comment oublier ce  juin 1961 lorsque Raymond Leyris fut assassiné au bras de sa fille , une veille de Chabbat et – coïncidence troublante –  à quelques pas de l’une des principales mosquées de la ville , elle-même située non loin  de quelques synagogues , aujourd’hui détruites ou abandonnées ? L’on aurait beaucoup de peine à me démontrer que ces tueries aveugles avaient pour seul but la libération du peuple algérien  en qui  tous ses membres se seraient  retrouvés ensuite sans distinction de race et de religion , selon la formule consacrée .

Formule «  verbale », hélas . Car les promoteurs de cette guerre anti-civils ne pouvaient ignorer que de pareilles tueries rendaient de moins en moins concevable l’idée de coexistence en une patrie réputée nouvelle qui eût réuni  tous ses enfants .

C’est sans doute ce que de Gaulle n’avait pas , lui , bien «  compris »  .Si « l’ Algérie française » était une contradiction dans les termes , une « Algérie algérienne » telle qu’il la définissait , n’était qu’une tautologie  . Celle-ci masquait  – mal –   l’impossibilité de la  vouloir autrement que comme une Algérie arabe et islamique , voie dans laquelle , on le sait , elle fut engagée dés la fin des années 70 vers les horreurs que l’on n’ignore pas non plus .

A y repenser , lorsque à l’automne de 1999 j’ai écrit la «  Lettre au Président Bouteflika sur le retour des Pieds Noirs en Algérie » , alors que je tentais d’y établir l’état des erreurs mutuelles et engrenées qui avaient conduit à l’exode massif de 1961 et 1962 , j’ai sous- estimé un premier événement  mais j’en ai oublié un autre , ou plus exactement ce dernier ne m’est pas revenu à l’esprit .

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J’avais minimisé les conséquences sur la mémoire collective  de Constantine des violences auxquelles s’étaient adonnés en 1956 des éléments de la communauté juive contre des passants  musulmans .  Violences  injustifiables puisque dirigées contre des innocents.

Faut –il oublier pour autant que ces réactions de colère étaient consécutives à une série d’attentas sanglants ayant visé les rues juives de la ville , comme si ces rues étaient situées sur une ligne de front militaire et comme si les autres passants  de toutes conditions et de tous âges qui y déambulaient avaient porté la tenue léopard des paras de Bigeard ou de Massu ?

Quoi qu’on en dise à présent ,   ces attentats  ne visaient –ils pas à plonger la communauté juive dans  un si profond et si constant climat d’insécurité qu’elle n’avait  plus , en vue de sa survie , qu’à se faire à l’idée d’un départ inéluctable ?

Dans sa propre mémoire collective le souvenir du pogrom  perpétré  le 5 août 1934 ne cessait de faire irruption , à la moindre pensée inquiète au sujet de l’avenir , et donc aux premiers élancements de l’angoisse . L’événement qui m’était sorti de l’esprit concerne le saccage et la profanation de la grande synagogue d’ Alger dans l’hiver de 1962 . Le temps était , certes , à la folie et à la fureur collectives . Les commandos de l’ OAS  s’adonnaient à la politique de la terre brûlée.

Les hommes du FLN pratiquaient la même politique mais  de manière plus ciblée : contre les Européens , chrétiens et juifs,et contre les musulmans francophiles ,  réduisant chaque jour  et chaque heure la terre algérienne sous leur pas. Au regard des légendes concernant l’âge d’or judéo- musulman, qui aurait pu imaginer que  le lieu de culte juif  le plus important de la capitale algérienne allait être souillé de manière tellement systématique : bâtiment éventré , rouleaux de la Thora dilacérés , maculés d’excréments.

Un véritable arrêt d’expulsion , en somme  . Que pouvait –il subsister des promesses d’une Algérie démocratique et fraternelle  après cette démonstration de haine non plus politique mais véritablement religieuse , laquelle  rappelant son ancienneté annonçait son programme proche ? Son onde de choc devait  résonner loin et profond.

Comme la ville de Constantine s’était vidée de son immémoriale population juive en quelques mois , si ce n’est en peu de semaines , les Juifs d’ Alger ne conçurent à leur tour leur salut qu’en se rendant en masse sur les quais de la ville blanche ou vers ses  aéroports vites surpeuplés , transformés en lieux de détresse . Il en fut de même à Oran , à Blida , à Batna . A n’en pas douter , bien des algériens musulmans furent navrés de ce désastre.

Mais parmi ceux là bien peu aussi n’imaginaient pas que l’ Algérie ne  tarderait pas à s’en relever . A l’ Algérie française , coloniale , parfois raciste , sans discernement politique , s’était subrogée une Algérie -algérienne , en effet , autrement dit ethniquement pure , tautologique , ayant fait table rase de ses composantes juives et chrétiennes , et s’imaginant que l’idéologie «  socialiste »  ainsi que l’épithète «  révolutionnaire »  remédieraient à cet exode en masse qui allait sûrement et largement la  lobotomiser.

La communauté juive emportait avec elle cela qui est indéfinissable , impalpable , non mesurable sur l’instant : la mémoire des siècles , la plus grande profondeur psychique d’un pays , celle qui autorise ses patiences dans ses moments de stase ou de régression.

Elle « rapatriait » encore  avec elle ses savoirs , ses manières d’être , sa présence , ses fêtes , ses prières . Tout ce que les «  planificateurs «  de l’industrie industrialisante, du  guévarisme d’importation  , du titisme artificiel , du sékoutourisme  sans lendemain , puis du wahhabisme enténébré et du  talibanisme exterminateur  , ne pourront  même plus imaginer.

Mon père avait cru donner foi aux Accords d’ Evian du mois de mars 1961 . S’il demeura en Algérie  prés de deux années après la proclamation de l’ Indépendance  , il fut forcé de quitter Constantine à son tour quelques jours après qu’une décision de  « nationalisation » l’eût  spolié  de tout ce qu’il y avait édifié .  Je ne sais si l’ histoire suivante est vraie mais elle reste significative.

A Constantine , un boulevard à la Max Ernst , courrait le long des flancs du Rocher onirique et permettait d’en côtoyer les épouvantes , au risque d’un vertige phénoménal . Ce boulevard avait été nommé «  Boulevard de l’ Abîme »  , comme il se doit . En hommage  à l’idéologie dite du « non alignement «  qui faisait fureur à cette époque il fut débaptisé . On le nomma désormais boulevard de la… Yougoslavie .Un abîme confluait vers un  gouffre .

Plus de quarante années ont passé . Puisque nous avons été coupés en deux , notre existence algérienne continue de vivre de sa propre vie . Un rien , une couleur de ciel , une senteur , un  accroc d’accent , et surtout un accord de  ôud , suffisent pour la ressusciter mais sans lui redonner vraiment vie . L’Algérie de 2003 n’est plus celle de 1061 et de 1962.

La France non plus .Ni nous non plus. En abandonnant l’Algérie à son indépendance bâclée, de  Gaulle avait supputé qu’il sauvegarderait la France idéalisée , elle aussi « pure « à sa façon , qu’il dessinait dans ses fresques mentales. Le pur n’est jamais loin du pire . Aujourd’hui ,  la population musulmane de la France se compte par millions et l’on  parle couramment arabe dans les rues de Paris ou de Marseille.

En revanche , de l’exode des Français d’Algérie , nul ne veut parler ni entendre parler. Un monument inauguré à la sauvette par –çi , un livre de photos « nostalgériques » par là . Service minimum . Le temps s’accélère et balaye les feuilles mortes  . Le raï lui même semble être déjà passé de  mode.

Néanmoins , la Table rase a été renversée . Aucun convive ne s’y pressait plus  autour de ses plats vides   .Si le voyage de réconciliation largement espéré n’a pas abouti en l’an 2000 , l’idée de réconciliation a été réhabilitée.

Le Tribunal de l’ Histoire , celui qui ne connaît que l’ Accusation ,  n’est plus qu’une ruine . Et la mémoire de l’ Algérie  ne cesse de  tressaillir. Ses ressauts la reportent bien avant 1962 et bien  en amont  de 1832 .  De jeunes algériennes , nées en France , issues à présent de la troisième génération  reçoivent le prénom de Kahina . Se doutent –elles de son histoire ?

Qui leur dira que La Kahena est issue du peuple juif ? Que l’ Algérie tout entière, si on l’y autorisait , pourrait exsuder d’une mémoire biblique encore plus ample ? Cette histoire mérite  d’être racontée .Ceux et celles qui l’écouteront pourraient en faire partager les enseignements à d’autres et ailleurs  ,afin que des erreurs analogues , payées ensuite d’un prix humain prohibitif , ne se renouvellent pas .

Par exemple auprès des  amnésiques fonctionnels du conflit  israëlo -palestinien qui s’imaginent établir la légitimité et la légalité de la cause palestinienne en niant que le lieu dit Mont du  Temple ait jamais servi d’assise  à la Maison de Sainteté , au Beth Hamikdach , où le peuple juif  accueillait la présence divine ;  ni qu’il y  existât jamais un vrai peuple ainsi appelé ;  ni que Bethlehem , ni que Hevron , ne soient des noms  hébraïques.

La mémoire courte est utilisée désormais comme une arme de poing au service des logiques du pire . La  mémoire longue n’en démord pas pour autant . L’espace profond , pour peu qu’on le laisse parler , ne cesse de protester avec elle contre les archéologues de surface.

Albert Camus se rendait à Tipasa la romaine pour la transfigurer avec les mots de ses vingt ans .  Pour transfigurer , il faut beaucoup se souvenir . Il faut beaucoup oublier pour défigurer .  Les mots qui viennent de loin comme les visages d’éternité y résistent .  Et finalement , c’est  celui qui défigure qui devient  méconnaissable * .

* Paru dans la revue Pardés

GA- Ecole Victor Hugo-Constantine- CE1 (1948- 49)Ecole Victor Hugo de Constantine , Nous étions dans cette même classe , à la rentrée de 1948 , élèves chrétiens , musulmans et juifs . Deuxième rangée debout à gauche , l’élève Pierre ( Raphaël) Draï . Qui s’y reconnaîtra aussi?

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Bonaparte

Magnifique texte de Raphaël Drai .
Que nous soyons de Constantine , de Casa ou de Tunis nous ressentons la même nostalgie .
Ces photos jaunies magnifiques m’evoquent beaucoup de souvenirs.
Oui très émouvant soixante ans après .