FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage La guerre civile n’aura pas lieu, David Djaïz a accordé un entretien fleuve à FigaroVox. Pour lui, la cohésion du corps social sera aussi importante que l’action de l’Etat pour que la France évite la guerre civile.

David Djaïz, haut fonctionnaire, essayiste et enseignant à l’IEP de Paris, est l’auteur de La guerre civile n’aura pas lieu (éditions du Cerf, 2017).


FIGAROVOX.- La litanie des attentats qui ont ensanglanté la France depuis la tuerie de Mohammed Merah à Toulouse en 2012 laisse craindre le risque de guerre civile. Les conditions historiques d’un affrontement intestin sont-elles réunies aujourd’hui? Quelles sont ces conditions?

David DJAIZ.- Je parlerais de spectre de la guerre civile plutôt que de guerre civile effective.

Pour qu’il y ait guerre civile, il faut en effet des factions constituées qui s’affrontent et une spirale de la cruauté et de la violence. Heureusement nous n’en sommes pas là!

Après les attentats qui ont sidéré le pays, la société française a montré davantage de résilience et de solidarité que d’agressivité. Le rassemblement du 11 janvier 2015, même s’il est demeuré orphelin d’initiative politique, en est un exemple. Après les tueries du 13 novembre 2015, les dons de sang ont augmenté de manière exponentielle. De même, la créativité et l’énergie sociale qui se sont exprimées sur ce mémorial improvisé qu’a été la place de la République témoignent de la solidité de notre corps civique. Mais pour combien de temps encore?

En revanche, si l’on s’intéresse aux djihadistes français depuis Mohamed Merah, et au fond Khaled Kelkal, le grand préfigurateur de cette génération, on s’aperçoit que ces jeunes gens très banals, qui sont nés en France, ont grandi en France, ont fréquenté l’école française, ont fondé une famille pour certains… deviennent non seulement des terroristes, mais, aussi, ce qu’il faut bien appeler des «fauteurs de guerre civile».

Car il n’y a pas d’autre manière de désigner cette infime minorité de concitoyens, en rupture avec les valeurs fondamentales de notre société, qui prend les armes pour massacrer ses propres compatriotes.

En réalité, pour que le spectre de la guerre civile devienne une réalité, il faut la conjonction durable de trois choses.

Premièrement, un petit groupe d’individus déterminés, qui se trouvent souvent dans des marges géographiques, économiques ou mentales de notre société, et qui forment ce que le philosophe médiéval Ibn Khaldûn appelait déjà une «asabbiya», c’est-à-dire un «clan», une «bande», qui ne participe plus de notre communauté politique.

Deuxièmement, une idéologie à caractère messianique. Cette idéologie aujourd’hui, c’est le djihadisme takfiri. Le ressort messianique et millénariste de cette idéologie est essentiel, et c’est ce qui la différencie de l’ «islamisme», notion floue et mal formée.

Troisièmement, un rapport «absolu» à l’ennemi: l’ennemi, c’est le mécréant ou l’apostat qui participe d’une société satanique et corrompue, ce qui justifie son éradication dans la violence la plus abjecte et archaïque possible.

Ce qui est intéressant, c’est que ces trois conditions sont réunies à chaque fois qu’il y a les germes d’une guerre civile confessionnelle.

Regardez la France des guerres de religion au XVIe siècle: vous avez des petites minorités agissantes prêtes à tout, comme la Ligue catholique, qui s’emparent d’une idéologie messianique et même eschatologique: les chefs de la Ligue étaient persuadés de mener le combat contre les forces de l’Antéchrist, représentées aussi bien par les Huguenots, que par la cour du roi Henri III, partisan d’une politique de réconciliation avec les Huguenots. Et l’exercice de la violence par ces minorités ressemble étrangement à celui des djihadistes: l’ennemi est supplicié de la manière la plus abjecte, avec des scènes barbares qui ont choqué les mémorialistes contemporains.

Selon vous le conflit interne est inhérent à la démocratie. En quoi le cas de la Grèce antique nous aide-t-il à comprendre la situation présente?

Dans l’archéologie philosophique que je propose, la Grèce ancienne constitue un point de référence, puisqu’elle est à la fois le laboratoire d’émergence du premier concept réfléchi de communauté politique, la polis, mais aussi de la notion de conflit interne, qui répond au nom de stasis. Si l’on s’intéresse par exemple à la façon dont les Athéniens se reconstruisent politiquement après la terrible guerre civile qui a opposé le parti des Démocrates à celui des Trente, en 403 avant J.-C., on se rend compte que le nouveau pacte politique est fondé sur un serment d’oubli, celui des horreurs de la guerre civile passée. Cette analyse, menée par l’helléniste Nicole Loraux dans La Cité divisée, fait apparaître le lien consubstantiel, aussi intime qu’obscur, qui relie tout pacte politique à la possibilité de la guerre civile.

Le détour philosophique par la Grèce ancienne me sert à dire une chose: quand dans une société donnée apparaissent, même sous une forme groupusculaire et crépusculaire, des «fauteurs de guerre civile», cela doit nous inviter à nous interroger sur nous-mêmes, c’est-à-dire sur notre corps civique, sur l’état de notre contrat démocratique, au moins autant que sur «eux».

Or je constate depuis 2012 que l’on ne parle que d’ «eux» et jamais de «nous».

Peut-être parce qu’on ne s’aperçoit pas qu’ils sont une partie, certes malade et déviante, de ce «nous» qui demeure ininterrogé. C’est vrai que c’est plus facile de les traiter comme des étrangers, voire comme des aliénés, au double sens du terme. Cela évite de poser les questions qui fâchent, les questions les plus douloureuses qui sont aussi les plus fondamentales.

La France, des guerres de religion du XVIe à la bataille d’Alger en passant par la Révolution française, est-elle plus facilement en proie à la guerre civile que les autres pays? Pourquoi?

Il est vrai que la France est en proie à un affect de «guerre civile» peut-être plus fort que dans d’autres pays. Cela tient à mon sens à la tension très profonde entre unité et multiplicité qui caractérise ce pays: d’un côté il y a depuis des siècles une tendance unitaire très profonde, avec un État centralisateur, une administration homogène et de bonne qualité, un rapport à la langue et à la littérature… et d’un autre côté, la société française est traversée par des fractures très fortes.

Ces fractures sont géographiques et presque géophysiques, on le sait depuis les travaux d’André Siegfried, mais elles sont aussi sociales, territoriales, et désormais mémorielles et culturelles, à l’heure de l’identity politics. Cependant ces affects de guerre civile ont toujours réussi à être canalisés, soit par de bonnes lois, soit par un César, car notre pays a une relation particulière avec les hommes providentiels.

En revanche, ceux qui massacrent leurs concitoyens à la kalachnikov simplement parce qu’ils les jugent «mécréants» ou «sataniques» ne sont pas disposés à obéir aux lois de leur pays, pas même à un César! Leur idéologie eschatologique n’est pas de ce monde, ils ne s’inscrivent dans aucune démarche politique, ce qui rend toute négociation impossible. C‘est pour cela que le djihadisme «homegrown» représente un défi sans précédent pour le corps social français, quand bien même il n’implique que quelques centaines ou milliers d’individus.

La question de la mondialisation rend-elle la situation présente totalement inédite?

Le djihadisme comme idéologie religieuse aussi bien que comme fait social total est presque aussi ancien que l’islam sans pour autant lui être consubstantiel. Il me semble néanmoins que sa grande résurgence depuis la fin des années 1980 s’explique au moins autant par la mondialisation des échanges et de l’information que par la fin de la guerre froide et du monde bipolaire. En effet le djihadisme a tout d’une «guerre civile mondiale» au sens où l’entendait Carl Schmitt: il s’agit d’une idéologie pensée globalement et agie localement. Le caractère «universaliste» et global du djihadisme ne fait pas de doute même si, contrairement au marxisme-léninisme, autre idéologie à vocation universelle, le djihadisme n’a rien de politique, et se veut même anti-politique: sa raison d’être réside davantage dans le jugement dernier que dans l’advenue d’une société meilleure. Il n’en demeure pas moins que cette idéologie pensée globalement est agie localement.

Elle est fondamentalement réticulaire et rhizomique: il y a du djihad partout où il y a des marges, des zones grises, des zones tribales où l’État est faible voire n’a jamais existé. C’est dans ces zones qui prospèrent les nouvelles «asabiyya» djihadistes, porteuses localement des germes d’une guerre civile à connotation confessionnelle, mais qui se veut de résonance mondiale. Ces zones peuvent être aussi bien les montagnes d’Afghanistan, où l’État n’a jamais existé, que les «banlieues» occidentales de toute sorte, où l’État s’est montré incapable de pourvoir aux besoins des populations, aussi bien sur le plan économique que de la sûreté. La puissance de cette idéologie messianique qu’est le djihadisme, c’est donc sa plasticité: avec la globalisation des échanges et de la communication, elle est comme un poisson dans l’eau.

Ceux qui agitent le spectre de la guerre civile pointent du doigt des groupes identitaires d’extrême droite qui pourraient basculer dans la violence. Or ces derniers sont groupusculaires et pour l’heure ne sont jamais passés à l’acte. La guerre civile peut alors apparaître comme un moyen commode de renvoyer dos à dos le FN et le djihadisme… Ces deux «menaces» sont-elles vraiment équivalentes?

Renvoyer dos-à-dos le FN et le djihadisme n’aurait aucun sens. En revanche, tout le monde a à l’esprit les propos de Patrick Calvar, le directeur de la DGSI, tenus devant les députés français en mai 2016, et selon lesquels certains groupuscules identitaires, déjà très actifs et très surveillés, pourraient être demain, si de nouveaux attentats survenaient, tentés de passer à l’acte contre nos compatriotes de confession musulmane. Ce serait en effet le début d’une terrible spirale. Néanmoins, je ne crois pas du tout ce scénario plausible, précisément en raison de la très grande résilience de la société française dont je parlais plus haut.

La société française est saine. Elle a réagi avec beaucoup de dignité et de courage à la vague d’attentats qui l’ont touchée au cœur depuis 2012. Et je crois que notre pays, qui est un pays profondément politique, a toujours réussi à surmonter avec bienveillance et intelligence les périls existentiels qui se présentaient à lui, même si cela s’est fait parfois dans la douleur.

Face aux idéologie semeuses de mort, vous proposez «un surcroît d’amitié civique». N’est pas un peu court? Un surcroît d’autorité ne serait-il pas plus approprié face à une idéologie qui exalte la force?

Après les terribles guerres civiles confessionnelles qui ont ensanglanté l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles, on assiste à l’édification de l’État absolu. L’État absolu apparaît véritablement comme l’extincteur de la guerre civile, et cette extinction se fait avec la figure d’autorité du Monarque absolu. La réponse d’autorité est toujours nécessaire aujourd’hui: lorsque nous sommes agressés de manière aussi barbare, alors que nous sommes déshabitués du spectacle de la mort violente, nous exprimons un besoin d’autorité et d’État dans ce qu’il a de plus régalien: nous rassurer et nous protéger. C’était au fond la finalité première de l’état d’urgence: rassurer et protéger. Je ne crois pas que cela soit suffisant pour autant pour éteindre les flammes sécessionnistes qui brûlent dans certains cœurs. Pour cela, il faut déployer tout un arsenal de mesures que j’appelle les politiques morales. Ces politiques visent avant tout à recréer une mixité sociale et un socle de valeurs partagées par tous.

La question du service national, l’enseignement de l’histoire des guerres de religion ou de l’histoire coloniale à l’école, l’émergence d’un véritable islam français, qui pourrait avoir un rayonnement culturel mondial, compte tenu de la place spécifique de notre pays… voici autant de politiques d’amitié civique qui permettront la réconciliation et empêcheront les penchants sécessionnistes.

Pour résumer, je dirais que l’amitié civique sans autorité est boiteuse, mais que l’autorité sans amitié civique est aveugle. Ne soyons pas hémiplégiques: dans ce combat contre le djihadisme, nous avons besoin de la société autant que de l’État. Il est temps de réactiver les vertus publiques qui sommeillent dans les cœurs./Alexandre Devecchio

Source : FigaroVox

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Jg

Grand blabla ! Avec ca ,li n y a plus de france d ici la fin du mois ,mais ce prof sera toujours paye chaque mois .
Pov france !