Le titre est hugolien, la préface testamentaire, le contenu képélien. Avec Quatre-vingt-treize, le chercheur Gilles Kepel achève sa plongée dans l’islam de France, amorcée en 1987 avec la parution de son travail sous le titre Banlieues de l’islam(Seuil, 1987). Cet ouvrage hybride, entre témoignages, réflexion universitaire et balayage historique, est pour lui l’occasion de faire « ses adieux à la scène de l’islam de France ».Nourri du travail de terrain réalisé pour l’Institut Montaigne en 2010 et 2011 dans les villes de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) et d’une plongée dans la blogosphère islamique, le livre tire son titre de l’identifiant du département concerné, le 93. L’allusion à l’oeuvre de Victor Hugo, décrivant la Terreur de la Révolution française, ne constitue en revanche qu’un clin d’oeil de forme.

Dans un style qui hésite entre littérature et essai de sociologie, le chercheur dresse un tableau actualisé et très détaillé de l’islam de France. Mais sans esprit polémique. Il décrit l’émergence d’une jeunesse musulmane et française, étrangère aux catégorisations traditionnelles dictées par les pays d’origine et la participation de ces nouveaux citoyens à la construction de leur religion en dehors des institutions.

Il note aussi l’alignement d’une partie des jeunes générations à une lecture plus rigoriste de l’islam, caractérisée selon lui par le respect de la norme halal (distinction entre le licite et l’illicite dans l’alimentation et dans les comportements).
Il fait d’ailleurs de cette nouveauté la thèse centrale de son ouvrage, voyant dans le développement du marché halal le symbole d’une évolution de l’islam de France. Ce marché serait à la fois le lieu où se jouent « les conflits intra-musulmans », entre les générations et entre les courants, et le vecteur utilisé pour acquérir « une hégémonie politique » sur l’islam. Au risque de pousser l’analyse, il voit même dans la conquête du marché du halal, – clivé entre un modèle inspiré du cachère, rigoriste et exclusif, et un autre calqué sur le modèle bio, plus inclusif et inscrit dans une société de consommation pluraliste -, « le paradigme d’un lobby politique en construction ».

Sur ce point M. Kepel balance toutefois entre deux hypothèses : l’existence (ou pas) d’un vote musulman. Il semble parfois surestimer la capacité de mobilisation des organisations musulmanes dans la participation citoyenne et électorale, puis s’interroge « sur la traduction de la participation religieuse en action politique par un vote unifié », qui, reconnaît-il, « ne va pas de soi ».

Raisons socioculturelles

Plus classiquement, M. Kepel décrit par ailleurs l’émergence de groupes salafistes, qui défendent une lecture littérale de l’islam, inspiré du wahhabisme d’Arabie saoudite, et qui, ce faisant, prennent le pas sur le Tabligh, un mouvement littéraliste mais vieillissant.

Comme d’autres chercheurs, il s’interroge sur les raisons socioculturelles qui jettent une partie de la jeunesse musulmane ou convertie dans les bras de ces groupes les plus rigoristes. Enfin, plongeant dans les arcanes de l’institutionnalisation de l’islam de France, symbolisée par la création du Conseil français du culte musulman (CFCM), le chercheur revient aussi en expert sur ses étapes historiques.

Il en conclut à la perte d’influence des quinquagénaires de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et à la fin du modèle « consistorial » incarné par un CFCM créé par le ministère de l’intérieur et marqué par l’antagonisme entre Algériens et Marocains.

Stéphanie Le Bars

lemonde.fr Article original

QUATRE-VINGT-TREIZE de Gilles Kepel. Gallimard, 312 pages, 21 €.

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